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Fin du statut cohabitant contre limitation dans le temps ?

Certains partis soutiennent à la fois la limitation dans le temps des allocations de chômage et la suppression du statut cohabitant. Troquer l’abolition de celui-ci contre l’instauration de celle-là serait un recul social majeur et une trahison. Pas en notre nom.

Il y a presque vingt ans, lors de mes discussions avec un militant syndical et associatif, aujourd’hui décédé, qui fut l’une des chevilles ouvrières de notre Collectif celui-ci s’était chaque fois montré fort tiède sur les actions à mener contre le statut cohabitant. Cela m’avait d’autant plus surpris que c’était l’un des sujets qui me semblait le plus faire consensus entre les acteurs syndicaux et associatifs. Comme cela avait titillé ma curiosité, je m’étais enquis des raisons de ses réticences. Il m’expliqua alors qu’en 1980, lorsque le gouvernement Martens-Spitaels et son ministre de l’Emploi, Roger Dewulf (un socialiste flamand, déjà), cherchaient, parmi nombre d’autres mesures d’austérité, à diminuer les dépenses de chômage, le deal avait été d’introduire le statut cohabitant en chômage pour conserver le caractère illimité dans le temps des allocations.

Comment le statut cohabitant rentra dans la réglementation du chômage

La catégorie cohabitant avait été créée en 1974 dans la loi minimex, donc dans le régime d’aide sociale. Cela pouvait se comprendre, s’agissant d’un régime basé sur l’état de besoin, il n’était pas absurde de l’estimer sur la base du ménage, même si cela pose évidemment des problèmes. Mais, en tout cas, cette catégorie cohabitant n’avait pas vocation à contaminer l’assurance chômage qui est un régime contributif de Sécurité sociale où tous les salariés paient en cotisations la même part de leur salaire brut (13,07%), quelle que soit leur situation familiale. Le projet de pacte social de 1944 qui a donné naissance à la Sécurité sociale avait explicitement convenu que l’état de besoin ne devait plus intervenir dans l’assurance chômage : « Il fallait en finir avec le fameux « état de besoin » en matière d’assurance-chômage : avant 1940, le patrimoine et les revenus familiaux du chômeur ne pouvaient excéder un certain niveau si celui-ci voulait obtenir certains types d’allocation-chômage. ». (1) Le Comité ouvrier-patronal était arrivé à cet accord, en opposition à certains autres groupes de réflexion qui voulaient conserver la notion d’état de besoin, en particulier en chômage.

Comment comprendre dès lors que l’arrêté royal du 24 décembre 1980 ait réintroduit de facto l’état de besoin, sous une forme qui visait, sans l’avouer, les femmes ? C’était franchement incompréhensible. L’hypothèse de ce deal m’a dans ce contexte semblé avoir une vraie crédibilité, a fortiori à une époque où la dimension familialiste de la Sécurité sociale était très largement prégnante et où la pleine légitimité des femmes sur le marché du travail salarié était encore loin d’être reconnue. C’était sans doute considéré par certains syndicalistes peu ouverts à la question des inégalités genrées comme un « moindre mal » que de s’en prendre aux cohabitant.e.s qui pouvaient compter sur les revenus de leur conjoint pour compenser la diminution de leur allocation… Après tous, les femmes ont été la variable d’ajustement tout au long de l’histoire (notamment) sociale. Malgré toutes les conséquences que cela avait sur l’autonomie des femmes, les inégalités de revenus, de pensions, etc., le marché, honteux, semblait pouvoir avoir paru à certains la moins pire des solutions. J’ai tenté de recouper cette information mais aucun des témoins de l’époque que j’ai pu consulter n’avait le souvenir d’un tel donnant donnant.

Une unanimité suspecte

Toujours est-il que ce souvenir m’est revenu en mémoire à l’occasion de l’offensive actuelle en vue de limiter à deux ans les allocations de chômage. J’ai été frappé que, dans le même temps, les campagnes pour la suppression du statut cohabitant semblaient rencontrer davantage d’écho. Paul Magnette a déclaré le 1er avril à La Libre : « La suppression du statut de cohabitant sera l’une des priorités pour le PS lors de la prochaine législature ». Quelques jours plus tôt, la Chambre avait adopté, par 107 votes favorables et 20 abstentions, une résolution « visant à charger la Cour des comptes d’évaluer l’impact budgétaire de l’alignement des allocations pour cohabitants sur les allocations pour personnes isolées » (2). Un deal dans l’autre sens pourrait-il résulter des prochaines négociations gouvernementales ? Autrement dit, les partis de gouvernement qui jusqu’ici s’opposent à la limitation dans le temps des allocations de chômage (comme le PS, Ecolo, Groen ou Défi) pourraient-ils céder sur ce point en le présentant comme un échange effectué pour obtenir, enfin, la suppression du statut cohabitant ?

Un marché de dupes

Autant le dire tout net, ce serait pour nous un marché de dupes dont le prix serait beaucoup trop élevé. Une telle « victoire » serait assez dérisoire et, en fait, une trahison dissimulée. En effet, le statut cohabitant n’intervient vraiment en assurance chômage qu’à partir de la deuxième année d’indemnisation. Durant la première année, la seule différence est que les cohabitants se voient prélever un précompte professionnel, ce qui s’explique par le fait qu’ils cohabitent avec une personne qui dispose d’un revenu et qu’il est donc préférable d’effectuer ce paiement anticipé d’impôt. Certes, dès le treizième mois de chômage, la dégressivité accrue frappe (Lire le graphique) et la perte est sévère : l’allocation maximale du cohabitant devient inférieure de 25 % à celle de l’isolé. (3) Mais imagine-t-on troquer une allocation 25 % plus élevée pour 22.236 personnes (moyenne de 2022 des CCI DE cohabitants étant depuis entre un an et deux ans au chômage) contre l’exclusion de 155.822 autres personnes CCI DE de deux ans ou plus ? Sachant en outre que nos 22.236 cohabitants revalorisés n’en bénéficieraient que maximum un an puisqu’ils atteindraient la fin de droit à deux ans dans ce délai maximal ! Et qu’il en irait de même pour les suivants. On aurait chaque année un nouveau chômeur cohabitant qui subirait une dégressivité moindre pendant un an pour être ensuite exclu. Les chefs de ménage et les isolés paieraient aussi de leur fin de droit ce marché de dupes. En outre, les chômeur.euse.s cohabitant.e.s exclu.e.s seraient les principales victimes de la limitation dans le temps des allocations de chômage puisque leurs chances d’avoir droit au CPAS sont quasi nulles, surtout si le cohabitant est leur conjoint. (Lire ici) Il est impossible de voir là une amélioration.

Vigilance

Nous sommes pleinement solidaires de la revendication d’une suppression du statut cohabitant dans l’ensemble de la Sécurité sociale et de l’assistance, nous l’avons toujours défendue, notamment à la veille des dernières élections législatives. (4) Mais nous attirons l’attention des associations et de ceux et celles qui soutiennent cette revendication : si vous vous engagez pour la suppression du statut cohabitant, vous devez, ne fut-ce que par cohérence, vous engager également et même davantage contre le projet de limiter dans le temps les allocations de chômage. Les partis qui, comme le VLD, le MR, Les Engagés et Vooruit, se disent en faveur d’une suppression du statut cohabitant et en même temps soutiennent l’instauration d’une limitation dans le temps des allocations de chômage ne sont pas des alliés des cohabitant.e.s mais des ennemis qui tentent de se servir d’une mobilisation progressiste pour la retourner contre ses propres objectifs et légitimer leur projet de casse de la Sécurité sociale.

La contractualisation des allocations a aussi été vendue comme une avancée féministe

En 2004, déjà, la suppression de l’exclusion automatique des cohabitant.e.s au chômage depuis une durée « anormalement longue » (dite « article 80 ») avait été utilisée comme argument pour justifier le « grand accord » qui a conduit à introduire une contractualisation des allocations de chômage qui, in fine, a généré (comme prévu) beaucoup plus d’exclusions que les exclusions dites « article 80 » (on a en fait élargi les exclusions des cohabitants aux isolés et chefs de famille). Presque vingt ans plus tard, forts de cette expérience, nous dénonçons donc, par avance, toute velléité d’instrumentalisation perverse des mobilisations pour la suppression du statut cohabitant pour en faire un argument justifiant un « compromis » qui intègre une suppression des allocations de chômage après deux ans ou une régionalisation de celles-ci. Un tel « deal » serait catastrophique pour les chômeur.euse.s, nous le dénoncerons et le combattrons de toutes nos forces. Not in our name. Pas en notre nom.

(1) Guy Vanthemsche, « La sécurité sociale. Les origines du système belge. Le présent face à son passé », Bruxelles, De Boeck Université, 1994, p. 58.

(2) La Chambre, Doc 55 3098/006.

(3) Dans le cas de l’allocation minimale pour un isolé, elle est en fait égale dès le début au forfait final et il n’y a donc pas de dégressivité. Donc l’écart avec le taux cohabitant qui lui diminue est d’autant plus spectaculaire. (Lire graphique)

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