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Quand le MR veut porter atteinte au pluralisme des médias

La revendication de Georges-Louis Bouchez, le président du MR, de porter le fer dans les aides à la presse périodique n’a pas passé le cap du conclave budgétaire. Cette « victoire » a néanmoins un goût amer : la saillie de Bouchez a montré que de sombres nuages planent sur le pluralisme de la presse. La vigilance reste donc plus que jamais de rigueur.

Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes : « La liberté de la presse implique des ‘‘obligations positives’’ pour les Etats ». Crédit photo VJEKOSLAV SKLEDAR (Telegram.hr)
Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes : « La liberté de la presse implique des ‘‘obligations positives’’ pour les Etats ». Crédit photo VJEKOSLAV SKLEDAR (Telegram.hr)

Jamais en panne d’idées provocatrices, Georges-Louis Bouchez suggérait, en substance, le 5 octobre passé, de « supprimer les subventions de BPost pour les magazines distribués à domicile » (1). Le contrat de gestion conclu entre BPost et l’Etat belge venait à échéance le 31 décembre dernier ; ses termes devaient donc être renégociés au cours du dernier conclave budgétaire, qui devait se clôturer quelques jours après la remarquable sortie du président du MR. Pas étonnant, dès lors, que celle-ci ait suscité la réaction immédiate de la presse magazine « minoritaire » – publications indépendantes et/ou associatives – pour qui ces subventions sont vitales. L’initiative est venue de La Revue Nouvelle (2) qui a publié, sur son site, un communiqué de presse titré « Etat d’urgence pour les périodiques belges » (3). Le communiqué a rapidement recueilli les signatures d’une grosse vingtaine de magazines et d’une quinzaine d’associations (syndicats, mutuelles, associations du secteur culturel, du libre-examen, etc.), et a été immédiatement relayé par l’Association des journalistes professionnels (AJP) (4).

« Ce que Bouchez a proposé est loin d’être une simple petite mesure budgétaire. »

De quoi s’agit-il ? L’Etat belge confie la mission de distribution de la presse et des magazines à un organisme tiers, sur la base d’une concession de service conclue à l’issue d’une procédure d’appel européen à candidatures. Concrètement : l’Etat belge alloue une subvention à un organisme de services postaux (en l’occurrence, BPost) pour qu’il s’acquitte à tarif préférentiel de la distribution à domicile des journaux (presse quotidienne) et des périodiques (presse magazine). Sortir les magazines de cette concession serait revenu à soumettre leur envoi aux abonnés au même tarif postal que les imprimés commerciaux ou électoraux. « Dans le contexte actuel de fragilisation de notre secteur et d’augmentation des coûts de l’énergie et du papier, certains de nos titres pourraient donc tout simplement disparaître, peut-on lire dans le communiqué de presse. Une perte nette pour la vitalité démocratique de notre pays ».

Bouchez-Orban : même combat

« Des déclarations dignes de Viktor Orban, champion européen de l’éradication du pluralisme des médias. Le président populiste et néoconservateur du MR multiplie les saillies orbaniennes et trumpiennes », twittait Ricardo Gutiérrez (5), le secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) (6), le 8 octobre. Excessif, ce tweet, ainsi que le lui ont reproché nombre d’internautes ? « Je maintiens tout à fait ce que j’ai dit, persiste Gutiérrez : j’ai été volontairement provocateur, et je m’en félicite puisque ce tweet a atteint près de 35.000 vues. Ce que Bouchez a proposé est loin d’être une ‘‘simple petite mesure budgétaire’’. Viktor Orban, le Premier ministre hongrois qui a décimé la presse de son pays, la réduisant à quelques titres de presse entièrement sous son contrôle, a commencé comme cela : il n’a pas fermé brutalement les sièges des journaux et des magazines, ni imposé une censure franche et brutale ; il s’est attaqué aux garanties fonctionnelles des médias qui le dérangeaient, notamment en leur interdisant l’accès aux imprimeries d’Etat qui pratiquent un tarif accessible. En supprimant peu à peu les aides à la presse indépendante et dissidente, il lui a rendu la vie impossible. » En Belgique, s’en prendre aux aides à la presse, sur lesquelles les tarifs postaux préférentiels pèsent d’un poids certain, aurait un effet désastreux sur les titres « minoritaires » qui n’ont pas recours à la publicité, et qui sont pourtant essentiels à la vitalité démocratique du pays : on ne trouve pas, dans Le Soir ou à la RTBF, pour ne citer qu’eux, la même information pointue que, par exemple, dans Medor, qui peut se permettre d’enquêter de longs mois sur un article d’investigation. Ni d’analyses politiques aussi profondes que dans Politique ou La Revue nouvelle. Ni le regard militant d’Ensemble !, qui peut se permettre d’être sélectif dans le choix des informations qu’il décrypte, contrairement aux médias mainstream qui, eux, doivent « tout » couvrir, et dans une démarche relativement consensuelle puisqu’il convient de séduire le plus grand nombre de lecteurs et, avec eux, le plus grand nombre d’annonceurs.

Les aides à la presse vitales pour la démocratie

La Convention européenne des droits de l’Homme consacre en son article 10 la liberté d’expression : « Ce droit a pour corollaire la liberté de la presse, mais aussi le droit fondamental d’accéder à l’information », rappelle-t-on à la FEJ. Ces libertés et ces droits comportent des responsabilités et des devoirs : ils imposent notamment aux Etats une série d’ « obligations positives », puisqu’ils doivent prendre des mesures qui permettent l’effectivité de ces droits fondamentaux.
La presse constituant un des fondements de la démocratie, il est normal qu’elle bénéficie d’aides publiques. Pour rappel, en Belgique, ces aides sont directes (dotation de la Fédération Wallonie Bruxelles à la RTBF, aides à la presse quotidienne et périodique de la même fédération, etc.), et indirectes (telle la participation de l’Etat fédéral dans les dépenses de BPost pour assurer la distribution des magazines à tarif préférentiel ou encore pour la distribution matinale des quotidiens).
« La distribution quotidienne des journaux et des magazines aux abonnés, sur l’ensemble du territoire national, garantit un accès uniforme et non-discriminatoire à l’information, quel que soit le lieu de résidence du citoyen. Elle promeut la pluralité, la liberté et la qualité de la presse, un élément important de notre démocratie », abonde-t-on de conserve dans le communiqué de presse et à l’AJP.

Le message twitté par Ricardo Gutiérrez le 8 octobre dernier a fait quelque 35.000 vues.
Le message twitté par Ricardo Gutiérrez le 8 octobre dernier a fait quelque 35.000 vues.

Menaces sur le pluralisme de la presse

En Belgique – certes moins que dans d’autres Etats européens, mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’en inquiéter -, le ciel s’assombrit au-dessus du pluralisme de la presse. Le Monitoring Media Pluralism, qui mesure l’état du pluralisme des médias dans les pays de l’Union européenne (7), étudie les risques qui pèsent sur ce pluralisme à l’aune de quatre critères principaux.

Un : la « protection fondamentale » (liberté d’expression, droit à l’information, protection du métier de journaliste, conditions de travail des journalistes, etc.).

Deux : le « pluralisme du marché » (transparence de la propriété des médias, concentration des médias d’information, viabilité des médias, influence des propriétaires des médias sur le contenu éditorial, etc.).

Trois : l’ « indépendance politique » (indépendance par rapport aux partis, autonomie éditoriale, régulation étatique des ressources, aides publiques au secteur des médias, etc.).

Quatre : l’ « inclusivité sociale » (accès aux médias par les minorités, les femmes, les communautés locales et régionales, existence de médias communautaires, etc.). Les risques qui pèsent sur ces quatre critères vont de « faibles » (entre 0 et 33%) à « élevés » (de 67 à 100%), en passant par « moyens » (de 34 à 66%).

Que nous indique l’édition 2022 du monitoring pour ce qui concerne la Belgique ? (8) Que l’on peut être rassuré quant à l’ « indépendance politique des médias » (risque évalué à 12%, c’est-à-dire risque faible ; il était de 13% en 2017). La « protection fondamentale » du métier de journaliste reste, elle aussi, grosso modo, assurée, même si elle s’est fortement dégradée au cours de ces dernières années (risque de 21% en 2022, pour 8% en 2017). En matière d’ « inclusivité sociale », les médias belges peuvent mieux faire (risque de 37%), mais ils ont néanmoins progressé depuis 2017 (41%). En revanche, pour ce qui est du pluralisme du marché, le signal est au rouge : avec un risque évalué à 65% (47% en 2017), la Belgique flirte avec le « risque élevé ». La concentration des médias entre les mains de quelques grands groupes de presse, qui s’est accélérée ces dernières années, a porté atteinte à la diversité des contenus.
Dans pareil contexte, sabrer dans les aides à la presse – proportionnellement beaucoup plus indispensables aux « petits » qu’aux « grands » – signerait l’arrêt de mort de médias minoritaires qui oxygènent pourtant la société et le monde des idées.

En ces temps où une information indépendante et de qualité est plus que jamais essentielle, il serait temps que les représentants des partis politiques démocratiques, même « de droite », réalisent que faire des aides à la presse une variable d’ajustement budgétaire constitue une atteinte grave à la démocratie…

(2) La Revue nouvelle est un mensuel qui se définit comme « une revue intellectuelle dans le débat démocratique ».

(3) Communiqué de presse du 7 octobre 2022 sur le site de la Revue nouvelle.

(6) La Fédération européenne des journalistes (FEJ) est la plus importante organisation de journalistes en Europe. Elle représente plus de 320.000 journalistes à travers 71 syndicats et associations dans 45 pays.

(7) Le Monitoring Media Pluralism, édité par l’European University Institute (EVI) de Florence (Italie), est effectué par des chercheurs indépendants, en collaboration avec une institution universitaire de chacun des pays membres (en Belgique : la KULeuven). https://cmpf.eui.eu/mpm2022-results/

(8) Idem.

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