Justice

Ces mères dépossédées

Bien sûr que les parents peuvent être nocifs. Bien sûr que les mères, les familles, peuvent être défaillantes. Mais pour que l’aide soit réellement efficace, il faut pouvoir les soutenir sans les juger. Ce qui n’est pas toujours le cas, regrette Laëtitia Genin, coordinatrice nationale de Vie Féminine.

On ne peut tirer des conclusions générales à partir d’un cas particulier. Mais le sentiment de Martine de ne pas être entendue, d’être jugée plutôt que soutenue par les services d’aide, et puis de protection, de la jeunesse semble partagé par un grand nombre de mères qui ont affaire avec le SAJ et le SPJ. Vie Féminine, qui effectue un travail de proximité avec les femmes aux prises avec des difficultés, a été interpellée par le nombre de témoignages concordants.

Laëtitia Genin
Laëtitia Genin

Ensemble ! Depuis le début de la crise sanitaire, Vie Féminine mène un travail sur l’aide à la jeunesse à travers le Service de l’aide à la jeunesse (SAJ) et le Service de la protection de la jeunesse (SPJ) : pour quelles raisons ?

Laëtitia Genin : A partir d’avril 2020, plusieurs femmes se sont tournées vers Vie Féminine pour faire part de la difficulté d’entrer en relation avec le SAJ et le SPJ, et des conséquences désastreuses que cela avait sur la vie de leur famille. Au début de la crise sanitaire, en effet, l’accès à ces institutions – comme à beaucoup d’autres – était particulièrement difficile, leurs portes restant closes à cause du virus. Ces femmes ont alors cherché où, à qui confier leurs problèmes et chercher de l’aide. Elles ont identifié Vie Féminine en tant qu’organisation travaillant sur les droits des femmes et les accompagnant dans leurs difficultés, et ont donc frappé à notre porte. Nous avons recueilli plusieurs témoignages et, très rapidement, nous avons senti qu’il se passait quelque chose de grave, et qu’il fallait aider ces femmes. Le bouche à oreille a fait son office et le groupe de mamans se plaignant des pratiques des institutions dédiées à l’aide à la jeunesse s’est élargi. Rapidement, nous avons compris que les dysfonctionnements du SAJ et du SPJ étaient, certes, aggravés par la crise sanitaire, mais qu’ils ne se limitaient pas à cela. Les dysfonctionnements sont graves, profonds, structurels, « politiques ». Nous avons donc décidé de mener un travail de fond sur ce sujet. Notre objectif est, d’abord, d’offrir un espace de parole, de rencontre et de soutien bienveillant et non jugeant aux femmes qui font appel à nous. Ensuite, il s’agit d’identifier les dysfonctionnements pour mieux les comprendre et alerter l’opinion publique, les institutions et le monde politique. Enfin, nous mettrons toutes nos forces pour initier un changement de pratiques, et ce via un dialogue constructif avec les mondes associatif et politique et surtout, bien sûr, avec le SAJ et le SPJ. Car le changement se fera avec eux, et pas contre eux.

Vous parlez de dysfonctionnements graves et structurels…

Oui. Mais il est important de souligner qu’il s’agit bien de dysfonctionnements du système : il ne s’agit pas de mettre en cause les personnes, encore moins de les stigmatiser. La grande majorité des personnes qui travaillent au sein des institutions de l’aide à la jeunesse, et plus précisément du SAJ et du SPJ a, du moins en début de carrière, un vrai désir d’aider et de bien faire. Mais assez rapidement, les collaborateurs de ces institutions – ou plutôt les collaboratrices, car il s’agit le plus souvent de femmes – sont elles-mêmes victimes des défaillances du système, et gagnées par l’impuissance et le découragement. Les collaboratrices du SAJ et du SPJ sont pour la plupart des assistantes sociales de 22, 23 ou 24 ans, pleines d’idéaux mais insuffisamment formées, et plongées dans un système qui ne leur permet pas d’apporter une véritable aide aux familles.

Mais de quels dysfonctionnements parle-t-on ?

Le premier problème réside dans la pauvreté des moyens : le personnel est totalement insuffisant pour faire face aux besoins d’aide des familles. Le délégué général aux droits de l’enfant a identifié que chaque collaborateur du SAJ ou du SPJ était en charge de 90 dossiers en moyenne, alors que 30 dossiers est le maximum absolu pour pouvoir assurer un minimum de suivi. Dans pareil contexte de surcharge de travail, il n’est pas étonnant que ces services soient en proie à un important turnover, et que le burnout fasse des ravages dans les rangs du personnel. Un fait éloquent : ces institutions ne comptent pratiquement plus de déléguées ayant une longue pratique du métier, parce que nombre de ces collaboratrices d’expérience quittent le métier ou sont en maladie. Cette perte d’expertise est regrettable car, dans des institutions comme celles-là, il faut un équilibre, il faut que les plus jeunes soient épaulés, conseillés, guidés par de plus expérimenté.e.s, longuement formé.e.s à l’écoute et à l’encadrement des familles.

L’insuffisance des moyens humains est violent pour le personne mais aussi, on l’imagine sans peine, pour les familles…

Plus que vous ne pouvez l’imaginer. Une maman m’a expliqué que cela faisait onze mois qu’elle n’avait plus pu voir ses deux enfants, qu’elle voyait auparavant à raison de deux heures une fois par mois. Pour quelle raison ? Eh bien tout simplement parce qu’elle avait introduit une demande pour augmenter le temps qu’elle pouvait passer avec ses enfants. Puisqu’elle a introduit une demande de révision de la mesure, la mesure elle-même a été suspendue et, donc, les rencontres entre la mère et ses enfants ont été momentanément supprimées. Le hic : la déléguée en charge de ce dossier est en maladie longue durée, et donc la demande ne peut pas être traitée. Depuis l’introduction de sa demande – onze mois au moment où on se parle ! -, cette mère n’a plus vu ses enfants. C’est épouvantable !

Une autre maman témoignait récemment du fait que son premier rendez-vous au SAJ – crucial dans le parcours d’aide, et soumis à un protocole très strict – avait été expédié en moins de vingt minutes, et avait été interrompu par d’incessants appels téléphoniques. Pour les mères, ce premier rendez-vous, obtenu souvent après de longs mois d’attente, est pourtant lourd d’enjeux : elles le préparent avec beaucoup de soin et s’y rendent avec un mélange d’appréhension et d’espoir. Vous imaginez leur déception lorsqu’il est bâclé, expédié…

Nous avons de notre côté recueilli le témoignage de Martine, une maman qui ne s’était jamais sentie réellement écoutée par le SAJ et, ensuite, par le SPJ…

Il s’agit là d’un autre dysfonctionnement structurel : beaucoup de mère s’adressent en effet à nous parce qu’elles ne se sentent pas entendues. Elles ressentent un déni de leur parole, et une grande stigmatisation. Il faut bien constater que les conditions d’accueil et d’écoute offertes aux mamans sont très mauvaises. Les mères qui ont besoin d’aide sont souvent stigmatisées par les institutions qui sont censées la leur apporter. Cette stigmatisation est liée à la représentation qu’a la société, et les institutions, de ce que doit être une bonne mère. Les attentes à l’égard des mères sont bien plus importantes que celles que l’on a vis-à-vis des pères. Le désir de garder le contact avec ses enfants exprimé par un papa suffit à le considérer comme un bon père. La mère, elle, doit en faire bien davantage : elle doit assurer la sécurité physique, matérielle et affective de ses enfants, leur bien-être, etc.

Le déséquilibre est tel que, lorsqu’une mère est victime de violences conjugales, les institutions lui disent en substance ceci : « Vous devez quitter votre mari, sinon vous vous rendrez responsable des souffrances de vos enfants ! »

C’est le monde à l’envers !

Effectivement. Et parfois, on pousse les mères à la séparation, à la fuite du domicile conjugal avec les enfants, alors même que parfois, cette séparation est elle-même porteuse de risques, pour la mère comme pour les enfants. Le personnel – et c’est là un autre dysfonctionnement structurel – n’est pas suffisamment formé à la problématiques des violences conjugales. Il bénéficie de quelques petites formations mais les notions vues à cette occasion ne sont pas mises en lien avec ses pratiques, elles ne sont pas intégrées.
Les différentes phases de confinements imposées par le Covid ont mis en évidence l’ampleur du phénomène de la violence (post-)conjugale et intrafamiliale : il faudrait donc vraiment s’y attaquer avec intelligence, de manière structurée et structurelle. On est très loin du compte.

Le tableau de l’aide à la jeunesse tel qu’assurée par le SAJ et le SPJ semble vraiment très sombre…

Il l’est. Il faut que l’opinion publique en prenne conscience. Mais, dans les représentations sociales qui sont les nôtres, les familles qui sont accompagnées par ces institutions ne sont pas de bonnes familles : sensibiliser l’opinion publique à leurs souffrances passe donc par le démantèlement de ces représentations erronées. C’est ce à quoi s’attellent Vie Féminine ainsi que d’autres associations sensibles à ces problématiques. Au moment d’entamer notre travail avec ces femmes aux prises avec l’aide à la jeunesse, nous ne nous attendions pas à découvrir de tels dysfonctionnements, ni d’une telle ampleur. Ils provoquent des dégâts et des souffrances énormes. C’est d’autant plus terrible que les familles, elles, nourrissent vraiment l’espoir que ces institutions les aident…

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