Justice

L’arrachement

Un matin froid et pluvieux, dans une salle d’audience du palais de justice, section justice de la jeunesse et de la famille. Ewan (6 ans) : une enfance fracassée.

Les violences conjugales auxquelles assistent les enfants sont, avec l’inceste, l’une des pires souffrances que l’on puisse leur infliger.
Les violences conjugales auxquelles assistent les enfants sont, avec l’inceste, l’une des pires souffrances que l’on puisse leur infliger.

L’avocat entre seul dans la salle d’audience pour défendre un petit bout de 6 ans, biberonné au Fanta et aux chips paprika, installé à longueur de soirées et de week-end devant l’écran de la télévision et qui n’entend faire la sieste qu’armé du gsm de sa maman sur lequel défilent des vidéos Youtube. L’école a alerté le SAJ (Service d’Aide à la Jeunesse) il y a trois ans déjà : Ewan présentait de graves retards de développement psychique et physique. Un accompagnement éducatif a été proposé à la maman, qui l’élève seule. Mais l’état d’Ewan a empiré, et les relations entre le SAJ et la maman sont devenues très tendues. L’aide consentie ayant échoué, le dossier a atterri sur le bureau du juge et du SPJ (Service de Protection de la Jeunesse, responsable de l’aide contrainte). Un placement en urgence est requis. « La situation la plus douloureuse et la plus traumatisante qui soit », conclut l’avocate. « Mais il s’agit quasiment, ici, d’une question de survie. »

La maman, apprendra-t-on, vit avec une allocation du CPAS et, malgré la petite aide au logement dont elle bénéficie, le minuscule appartement qu’elle occupe avec Omar est quasiment insalubre. Peu après l’accouchement, son compagnon s’est révélé violent. La jeune maman s’est enfuie de chez lui, le bébé dans les bras. La maison d’accueil pour femmes victimes de violences conjugales qui l’a hébergée pendant un an, il a bien fallu la quitter un jour.

Depuis, elle a retrouvé un homme. Violent lui aussi. Celui-ci, elle l’a dans la peau, donc elle reste. Et Ewan assiste, impuissant, à des séances de tabassage alcoolisé. « Je ne m’attendais pas à découvrir autant de violence dans les familles. Il faut comprendre ce que ça fait, pour un enfant ou un ado, de vivre dans une maison qui n’est pas le lieu de la sécurité mais de la violence et du danger », témoigne ce juge. Or beaucoup de gosses sont confrontés à cette terreur-là, qui a des conséquences dramatiques : « La plupart des enfants concernés par la protection de l’enfance sont concernés par la violence conjugale. La majorité des enfants délinquants et près des deux tiers des enfants délinquants les plus violents sont des enfants victimes de violences conjugale », souligne Edouard Durand, juge des enfants au Tribunal de Bobigny (France) (1). La pédopsychiatre israélienne Miri Keren l’a démontré dans plusieurs recherches scientifiques, et un ouvrage dirigé récemment par la psychologue clinicienne française Karen Sadlier fait un point remarquable sur ce phénomène : un mari ou un compagnon violent ne peut pas faire ou un bon (beau-)père. L’impact traumatique d’une exposition à des violences conjugales est comparable à l’impact traumatique de l’exposition à une scène de guerre ou de terrorisme. C’est-à-dire un fait générant une terreur extrême, la confrontation à la mort (2).

Revenons-en à Ewan. Le parquet soupçonne aussi – c’est encore l’école qui a alerté sur cette possibilité – des gestes déplacés du nouveau compagnon de la maman à l’égard du gamin. De ces gestes qui peuvent marquer au fer rouge pour la vie entière. Depuis plusieurs mois, le comportement de l’enfant a changé : repli sur soi ou, au contraire, désinhibition inappropriée.

Ces violences si mal connues

Les termes « conflit parental » fleurissent dans les rapports du SAJ et du SPJ. Ceux de « violences conjugales » ou de « violences intrafamiliales » y apparaissent beaucoup moins souvent. Pour Laëtitia Genin, c’est la preuve d’une méconnaissance du phénomène. Et de l’absence de volonté politique d’en faire une réalité à laquelle s’attaquer en priorité.

« La violence conjugale n’est vraiment pas appréhendée comme elle le devrait par les institutions d’aide à la jeunesse, insiste Laëtitia Genin, coordinatrice nationale de Vie Féminine. Nous recueillons de nombreux témoignages qui vont tous dans le même sens. » Tel celui-ci : une maman récemment séparée de son compagnon a peur des débuts et fins de week-end, ces moments où le papa vient, soit chercher les enfants à son domicile, soit les y redéposer. Elle fait part de ses craintes au SAJ, mais celles-ci ne se retrouvent nulle part dans le rapport rédigé par le service. Un dimanche soir, ainsi que la mère l’avait redouté, le père entre de force dans le domicile de son ex-compagne et saccage l’appartement, devant les enfants apeurés et leur mère. « Cette maman avait anticipé le risque, et s’en était ouverte au SAJ, en vain. Elle a bien sûr porté plainte à la police, qui a rappelé à son ex-compagnon qu’il ne pouvait pas pénétrer dans le domicile de la mère de ses enfants. Cela en est resté là. Il aurait pourtant fallu faire bien d’autres choses comme, par exemple, prévoir la présence d’un tiers aux moments de l’ ‘‘échange’’ des enfants. Le SAJ pourrait prévoir cela s’il voulait bien considérer les craintes de la maman comme fondées. »

« Une femme victime de violences demande souvent au SAJ d’être reçue seule, sans son compagnon. On lui refuse sous prétexte que le protocole prévoit que le SAJ voie toute la famille lors du premier rendez-vous. Comment, dans de telles conditions, imaginer que cette femme puisse expliquer ce qu’elle subit et ce que subissent ses enfants, alors que son bourreau est présent à l’entretien et qu’après il faudra rentrer avec lui à la maison et essuyer ses représailles ?! »

« La lutte contre les violences conjugales et intrafamiliales doit devenir une priorité sociale et politique. A Vie Féminine, nous voulons que tous les témoignages de femmes qui en sont victimes soient relayés. Si cela se sait davantage, alors il y aura un sursaut et ce ne sera plus toléré. C’est ce qui s’est passé avec le mouvement Mee Too : cela faisait très longtemps que les femmes témoignaient qu’elles étaient harcelées, voire violentées en toute impunité, sans être entendues ; et puis, le mouvement a fédéré toutes ces voix, et alors la société a pris conscience de l’ampleur du phénomène, l’opinion publique s’est emparée du problème, et le point a fait son apparition dans l’agenda politique. Il faut qu’il se passe la même chose avec les violences conjugales et intrafamiliales : elles doivent devenir une priorité de société, traduite par un engagement politique. »

« Avec ‘‘Le Consentement ‘’, le livre de Vanessa Springora, et ‘‘La Familia grande’’, celui de Camille Kouchner, avec aussi les scandales liés à la pédophilie au sein de l’Église ou encore la création du hashtag #MeTooInceste, on assiste à une libération de la parole sur les violences sexuelles et sur l’inceste, souligne encore Edouard Durand, qui copréside par ailleurs la commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Tout cela crée de façon inédite une connexion avec la conscience collective. La parole des victimes d’inceste ou de pédophilie existait en effet depuis des décennies, mais la société, autant que les individus qui la composent, mettait des œillères et se bouchait les oreilles. On a longtemps laissé sous silence cette parole. Elle existait, on ne l’entendait pas. Aujourd’hui, non seulement on l’écoute, mais nous nous sentons collectivement responsables de la protection des enfants et de la lutte contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants.

Il y a une attente puissante de la société pour que les enfants puissent vivre dans une maison où ils sont en sécurité, puissent côtoyer des adultes qui les protègent et les aident à grandir. Et nous devons collectivement en être les garants. »

Le jugement suivra dans les jours qui suivent : un placement en urgence est requis pour Ewan.

(2) Karen Sadlier avec la collaboration d’Edouard Durand et Ernestine Monai : « Violences conjugales : un défi pour la parentalité », collection Santé Social, Dunod, Paris 2020.

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