Peu après le tournant du nouveau millénaire, la poste belge se dote d’un logiciel visant à réorganiser les tournées des facteurs : un système nommé « Géoroute ». Là où l’entreprise parle de « rationalisation », les facteurs décrivent un instrument de destruction de leur métier.
Dans notre description des transformations imposées à l’entreprise postale belge depuis une trentaine d’années, nous l’avons simplement évoqué, ce « gros morceau », à savoir le système Géoroute (lire ici). Présenté par les travailleurs de la poste comme le grand tournant, Géoroute est acquis par l’entreprise dès 2001. Si les responsables de l’entreprise invoquent souvent la baisse constante des volumes de courriers pour justifier sa mise en pratique, il ne nous semble pourtant pas qu’en 2000 l’impact d’internet – dont la propagation à large échelle n’en était alors encore qu’à ses débuts – était si considérable. Selon les patrons, c’est pourtant bien les communications numériques qui ont tué le courrier et rendu incontournable la réorganisation des tournées de tous les facteurs.
Loin de ne représenter qu’un détail dans les multiples changements au sein de l’opérateur postal belge, l’arrivée de Géoroute est présenté par les facteurs comme un instrument de transformation radicale de leur métier, détruisant ce qui pour eux en faisait l’attrait… Son entrée en vigueur marque le point de départ d’une mise sous pression constante de leurs actes quotidiens et des conditions dans lesquelles s’effectuent leurs missions, une pression accompagnée de la disparition progressive de leur rôle social.
En outre, avec Géoroute, il ne s’agit pas simplement d’informatiser une tâche auparavant artisanale, comme cela peut parfois être le cas avec les technologies numériques, non : depuis, et jusqu’à aujourd’hui, à intervalles réguliers, l’entreprise « remet le logiciel à jour ». Une nouvelle réorganisation des tournées s’impose alors, la précédente n’étant même pas encore « assimilée » par les travailleurs. À chaque étape, une couche de stress s’ajoute donc aux précédentes, des gens changent de métier, d’autres tombent malades, parfois très gravement, et… des mouvements de grèves sont inévitablement déclenchés par les travailleurs.
Au début des années 2000, l’entreprise postale belge annonce donc au public s’être dotée du logiciel Géoroute, acheté à une entreprise canadienne nommée « Giro ». En se renseignant sur cette entreprise, cela saute aux yeux, nous évoluons sans surprise au sein de la rhétorique du monde néolibéral. « Optimiser les transports publics et les services postaux. De la planification aux opérations, nous connaissons votre métier » sont les mots composant le slogan phare de l’entreprise. Premier constat : les auteurs de ce système semblent donc se positionner comme supérieurs, capables de dicter de nouvelles règles d’un métier aux individus qui le pratiquent depuis des décennies… « Nos algorithmes intelligents aident les opérateurs postaux et de colis du monde entier à planifier, exploiter et contrôler les performances – en équilibrant flexibilité et stabilité » (1).
Dans un langage marqué des termes classiques de la novlangue managériale, il va s’agir de « rationaliser » : un mot devenu, depuis, le mantra de l’entreprise postale belge dans l’organisation des tournées de distribution de courrier. En outre, la description du logiciel apparaît sur une section du site annonçant : « Nos solutions : logiciel Géoroute ». « GIRO propose des solutions qui combinent une optimisation et une flexibilité inégalées afin de s’adapter à la réalité propre de chaque client. Nos logiciels contribuent à leur efficacité à travers le monde » (2). Nous le voyons, d’emblée ce système relève donc du « solutionnisme technologique », idéologie chère à notre époque, qui prétend que chaque problème – même lorsqu’il n’y en a aucun – trouverait sa réponse dans la technologie.
La notion de « solutionnisme technologique », théorisée par l’américain Evgeny Morozov, démontre comment chaque problème humain (politique, social, sociétal) est systématiquement transformé en question technique. Ces sujets sont ensuite discutés par des acteurs du numérique, animés d’une idéologie selon laquelle il faudrait résoudre des problèmes avant même que les questions n’aient été entièrement posées, souvent même alors que les prétendus problèmes n’en soient pas réellement. Inversion de la réalité. En prenant connaissance des propos de notre témoin (lire ici), nous constaterons que sur le terrain, pour les professionnels concernés, les problèmes commencent plutôt lors de l’arrivée des réorganisations Géoroute ! L’invocation de prétendues solutions, argumentaire marketing, plutôt que de résoudre des problèmes, vise bien entendu sans surprise à vendre de nouveaux produits (3).
Très concrètement, de quoi s’agit-il ? Là où les tournées connaissaient auparavant des adaptations annuelles, effectuées par un être humain accompagnant les facteurs pour constater les changements sur le parcours (l’augmentation du nombre de foyers à distribuer par exemple), avec Géoroute il s’agit subitement de définir un parcours en fonction de données introduites dans un système informatique. Le logiciel de cartographie est nourri de tous les « détails » possibles et imaginables : le relief du terrain foulé par le facteur, la distance à parcourir entre les logements, le nombre de feux rouge (pour les portions de trajets à faire avec un véhicule), le volume de courrier à transporter, le type d’endroits à traverser, etc. Tout est calculé, à la microseconde près ! Pour déposer un courrier chez un particulier, par exemple, le facteur dispose de 7,44 secondes. Si d’aventure le travailleur doit renouer son lacet, il risque donc de sortir du planning prévu par la machine.
Dès sa mise en application le système Géoroute entraîne des problèmes pour les travailleurs. La mise en pratique est compliquée, avec des difficultés techniques. Mais il se heurte surtout à une forte opposition du personnel, car contrairement au but annoncé, lors des phases tests les tournées prennent parfois plus de temps. « Un facteur qui demande trois fois son chemin pendant sa tournée, cela peut paraître aberrant… », rapportait par exemple la presse (4). Pour le public, l’arrivée du système est également source de mécontentement : dans certaines rues, d’un côté des rues, on reçoit son courrier le matin, de l’autre côté, l’après-midi ; certains quartiers sont simplement oubliés dans la planification de la tournée…
Le syndicaliste Geoffrey Hoyois (lire également son interview ici), actif au sein de la Centrale générale des service publics (CGSP), section poste, nous parle de Géoroute. « En effet, il faut entrer dans le système le nombre de boîtes, le type de chemin parcouru, les descentes, les montées, etc. Tout est normé. Tout ce qui « dépassait » a été supprimé, ce qui dépassait mais surtout ne rapportait rien. Depuis l’arrivée de Géoroute, tout est pensé uniquement pour faire des économies. Depuis que l’entreprise est entrée en bourse, il faut donner des dividendes aux actionnaires, donc ils n’attendent qu’une chose : que les facteurs leurs rapportent de l’argent, c’est tout ce qui compte. Donc davantage de colis, en concurrence avec d’autres entreprises de distribution, et la volonté d’avoir moins de personnel à payer. Moins de facteurs, mais plus de travail » (5). Tout est donc strictement chronométré et, puisqu’aucune machine ne peut effectuer des tournées de distribution de courrier, les travailleurs sont donc programmés comme des machines…
Si au début les arrêts de travail se succèdent, et la mise en pratique suspendue dans certains bureaux, il ne sera cependant jamais question pour l’entreprise de faire marche arrière, car le but final de Géoroute est surtout d’« entraîner une réduction du nombre de facteurs (on parle de 2.500 équivalents temps pleins) » (6), ou encore d’utiliser au maximum les possibilités technologiques, car « La Poste espère aussi rentabiliser à terme le système en vendant ses informations à des organisations privées de distribution » (7). Les données temporelles et topographiques, récoltées et subies par les facteurs, sont donc dans ce système également devenues un « produit ».
Voilà donc le prétendu « problème » caché derrière le discours de « solutionnisme technologique » de l’entreprise : trouver des moyens pour permettre aux actionnaires de réaliser des économies sur chaque geste, sans aucune considération pour l’être humain chargé de réaliser le travail.
Si certains à l’époque ont pu le croire, l’acquisition et la mise en pratique du système Géoroute ne représente nullement un « one shot ». Très vite, les facteurs ont eu droit à Géoroute II, puis Géoroute III, Géoroute IV, etc. On ne les compte plus… Tous les vingt-quatre mois environ, pour le moment, un nouveau Géoroute voit le jour. Lors de chaque « mise à jour » du logiciel, nous l’avons signalé, les travailleurs subissent donc une nouvelle couche de stress. Les arrêts de travail sont courants…
À mi-chemin entre l’arrivée de Géoroute et aujourd’hui, lors d’une énième « mise à jour » du logiciel, le député écologiste Ronny Balcaen relaie en 2012 les questionnements des postiers sur les nouveaux éléments à venir dans leur quotidien déjà rendu difficile. Au Parlement, il pose cette question au ministre des entreprises publiques Paul Magnette (PS) : « Comment peut-on expliquer qu’après de multiples réorganisations du logiciel Géoroute, celui-ci ne semble toujours pas être efficient et prendre effectivement en compte les réalités de terrain ? Les syndicats pointent par ailleurs du doigt la pénibilité accrue pour les travailleurs suite à la mise en place du nouveau logiciel, singulièrement pour les facteurs les plus âgés qui doivent couvrir plus de boîtes aux lettres » (8).
Actant la réorganisation désormais permanente prévue pour l’entreprise postale, le ministre répond que « Géoroute est un programme de normalisation et d’aide à la gestion des organisations. Il permet une normalisation nationale des activités des facteurs en fonction de plusieurs paramètres comme le volume à distribuer par type de courrier et par type d’activité, les distances parcourues, le moyen de locomotion, le nombre de boîtes aux lettres, et bien d’autres encore. Cette normalisation s’effectue sur base de moyennes mesurées sur un échantillon représentatif du personnel de bpost (sexe, âge). Cette méthodologie a été développée avec l’Université de Mons et est d’application depuis 2000. Les organisations sont redéfinies périodiquement en fonction de l’évolution des différents paramètres influençant les activités des facteurs (volumes par type d’activité et par type de produit, nombre de boîtes, etc.). Il ne s’agit donc pas d’un nouveau programme informatique Géoroute, mais bien d’une actualisation des paramètres pris en compte. » (9) À trois reprises, dans cette brève réponse, le ministre utilise donc le terme de « normalisation » pour évoquer les éléments responsables du mal-être des travailleurs. Notre témoin, facteur expérimenté (il travaille à la poste depuis 1989), décrit pour sa part ce système comme un impitoyable « jeu de chaises musicales ». S’il faut reprendre la rhétorique ministérielle, il s’agit donc d’une normalisation vers le bas…
Le ministre poursuit en décrivant que « le processus de réorganisation est un processus qui implique les agents avant sa concrétisation. Il existe en effet un mécanisme de concertation lors de la mise en place d’une nouvelle organisation par lequel chaque agent a la possibilité de formaliser les problèmes rencontrés et de faire contrôler ceux-ci. Le cas échéant, des adaptations sont apportées à l’organisation. Par ailleurs, une évaluation de l’organisation a lieu avec les partenaires sociaux dans les deux mois qui suivent le lancement de celle-ci » (10). Et pourtant, aujourd’hui comme à l’époque, tant les facteurs (« chaque agent », pour le ministre), que les syndicalistes (les « partenaires sociaux ») ne semblent manifester le moindre intérêt ni consentement pour cette technologie. Les possibilités mêmes, humaines et pratico-pratiques, de vivre ce système au quotidien ne sont en fait pas au rendez-vous… « Concernant le minutage des tâches par Géoroute, il ne tient évidemment pas compte des imprévus. Exemple : un camion poubelle sur une longue rue, qui empêche d’avancer avec le véhicule. Tout imprévu augmente le stress du travailleur, car il est tenu par le minutage précis », nous signale Geoffrey Hoyois, de la CGSP. La pression est constante dans les esprits !
Il faut en outre signaler que d’autres systèmes technologiques sont venus s’imposer dans le quotidien du facteur, « Il y a également le MOBI (NDLR : un smartphone pour réaliser les opérations), qui enregistre tout, ainsi qu’un Datalogger dans la camionnette, c’est à dire un enregistreur de données en temps réel. » Donner un coup de main à un habitant sur le chemin de sa tournée, un exemple exprimé par notre témoin aux pages suivantes, cela semble à jamais fini pour le facteur. Le syndicaliste poursuit, « Avec les nouveaux équipements, on sait que la camionnette n’est plus dans « son » quartier, c’est vérifiable en temps réel. Bon, il peut arriver de devoir aller aux toilettes, s’il n’y a pas d’abus il pourra s’expliquer, mais c’est vérifiable. Une possibilité technique évidemment connue des facteurs lors de leurs tournées. » Dans le meilleur des mondes de la discipline technologique, nul besoin de tracer les actes du travailleur, le simple fait que la possibilité soit connue peut suffire…
Une certitude : les données sont conservées par l’entreprise. « À la poste, existe ce qui est appelé le « Cockpit » (NDLR : poste de pilotage en anglais), qui rassemble toutes les données liées au facteur. Ça signifie une chose : si le facteur vient se plaindre en disant « mon service est trop lourd », une analyse en profondeur sera réalisée, avec tous les chiffres. Il s’agit donc bien de surveillance par la technologie. »
« Qu’est-ce qui fait de vous un facteur idéal ? Vous représentez un collègue convivial et sociable. Vous aimez bouger et travailler au grand air. Vous êtes persévérant et allez jusqu’au bout des choses. Flexible : travailler le samedi et changer de lieu de travail ne vous pose aucun problème. Vous êtes autonome et challenger. Vous êtes rigoureux et veillez tant à la qualité qu’à la sécurité. » Voilà les termes en lesquels l’entreprise postale belge cherche à recruter des facteurs (1). Pour attirer le chaland, l’entreprise propose un salaire de 2.277,76 euros bruts, pour un facteur débutant sous contrat mensuel d’intérimaire.
En comparaison, pour le patron de l’entreprise, ce sont des sommets d’indécence qui viennent égayer les extraits de compte. « Le salaire de base de Chris Peeters – pour deux mois d’activité – s’élève à 92.166 euros. Les « autres avantages » se montent à 258.400 euros. La partie la plus importante de ce montant est une prime à la signature de 250.000 euros. (…) Son salaire de base annuel est aussi élevé que celui de son prédécesseur : 585.000 euros bruts par an. Il a également droit, s’il atteint certains objectifs, à un bonus à court terme et à un bonus à long terme. Dans le meilleur des cas, son salaire de base pourrait donc presque doubler, pour atteindre 1,2 million » (2).
Comment dire ? Certains vont bien évidemment brandir le discours habituel des niveaux de responsabilité des uns et des autres ; il n’en reste pas moins que certaines comparaisons donnent le vertige. Ou, plus prosaïquement, un sentiment de révolte lors d’annonces patronales de nouvelles mesures de transformations néfastes pour le bien-être au travail…
(1) « Deviens facteur h/f ! », site de l’entreprise bpost.
https://www.bpost-startpeople.be/fr/facteur
(2) « Primes à la signature pour trois hauts dirigeants de bpost », Michaël Sephiha, L’écho, 5 avril 2024.
Les récits réalisés par les personnes concernées sur le terrain évoquent tous une transformation radicale du métier de facteur, tel que nous l’avons connu dans nos villes et villages depuis la naissance de la Belgique. Dès l’arrivée du système Géoroute, l’image du facteur, acteur-clef de la vie sociale, est destinée à tomber aux oubliettes. Si la baisse des envois de courriers postaux par le public justifie des aménagements, nous faisons cependant face à un système véritablement « obsessionnel », visant avant tout à scruter chaque centime d’économie à réaliser. Tout est bon pour gagner du temps sur le rôle du facteur, et dès lors favoriser les bénéfices de l’entreprise. Peu importe le stress, la pression, les burn-out, la suppression des dimensions sociales du métier, les pertes de sens subies par les agents de la poste…
La volonté est de transformer les facteurs en êtres mécaniques dont chaque opération est mesurable en temps, et dont le fruit de l’expérience pratique peut être valorisable et vendu à des tiers. Chaque geste humain est devenu une donnée de rentabilité. Comme le signale notre syndicaliste, « Le facteur est devenu le petit robot de Géoroute ».
(1) Site de l’entreprise. https://www.giro.ca
(2) Idem.
(3) La notion de « solutionnisme technologique » est théorisée par l’américain Evgeny Morozov dans son ouvrage « Pour tout résoudre cliquez ici : L’aberration du solutionnisme technologique », éditions FYP, 2014.
(4) « Géoroute déboussole les facteurs », Sandrine Vandendooren, La Libre Belgique, 16 octobre 2002.
(5) Interview de Geoffrey Hoyois effectuée le 28 mars 2025, avec le reste de l’équipe de la CGSP Bruxelloise, section poste, en leurs locaux. Lire également l’interview en page XXX. Les interventions ultérieures dans le texte sont issues de ce même entretien.
(6) Voir note 4.
(7) « La Poste recours au Géoroute pour ses tournées », La Libre Belgique, 30 juillet 2001.
(8) « La mise en application du logiciel Géoroute », Intervention parlementaire, question écrite de Ronny Balcaen, Parlement fédéral, La Chambre (2010-2014), 14 février 2012.
(9) Idem.
(10) Idem.