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« Ta maison est payée ? »
« Le public pense qu’on ne lui dit pas toujours tout, il a souvent raison :on tait des infos chaque jour simplement parce qu’elles coûteraient trop cher à défendre » : le risque d’un procès provoque, parfois, de l’autocensure dans le chef des journalistes. Témoignages.
« Les diverses procédures abusives lancées contre moi par les gens ou les sociétés dont j’ai dénoncé les pratiques dans mes articles m’ont coûté deux bons mois de boulot à temps plein, estime le journaliste indépendant David Leloup (Le Vif/L’Express, Médor, Rue 89, Wilfried, etc.), qui a récemment endossé la fonction de chargé de cours en Théories et pratiques du journalisme d’investigation à l’ULiège. « Même si ces accusations étaient pour la plupart mensongères et totalement farfelues, il fallait quand même que je prépare une défense argumentée, et cela prend du temps. Pour un journaliste indépendant, cela représente une perte sèche. »
En l’espace de quinze mois (janvier 2018-mars 2019), David Leloup a fait l’objet de six plaintes et une menace de plainte à son encontre : une plainte au pénal, une plainte et une menace de plainte au civil (réclamant respectivement un demi et cinquante millions d’euros), et quatre plaintes au Conseil de déontologie journalistique (CDJ). Des plaintes répétitives, émanant toutes de personnalités morales ou physiques issues du milieu politico-économique liégeois, ciblé dans les articles du journaliste, essentiellement parus en 2017 et 2018 dans Le Vif/L’Express : « Ils n’y sont pas allés par le dos de la cuillère ;leurs plaintes portaient sur plusieurs articles du Code pénal, et sur pas moins de huit articles du Code de déontologie journalistique ! » Elles ont toutes connu une issue favorable au journaliste, mais il n’empêche : « C’était très pénible de devoir perdre du temps à me défendre, je ne pouvais m’empêcher de ressentir un sentiment d’injustice :comment se fait-il que de telles procédures, qui visaient juste à m’épuiser et me faire taire, puissent encombrer les instances? Il faudrait pouvoir les recaler beaucoup plus rapidement ! »
Stress et sentiment de solitude
Certes, le journaliste confronté à ces manœuvres d’intimidation a pu bénéficier, pour sa défense, des services d’un avocat spécialisé en droit de la presse financé par l’Association des journalistes professionnels (AJP). Il était par ailleurs couvert par une assurance professionnelle pour pouvoir faire face à une éventuelle condamnation à payer des dommages et intérêts à ses accusateurs. « Mais je me suis quand même senti assez seul, et j’ai parfois regretté que l’AJP n’adopte pas une attitude plus offensive en se retournant, à son tour, contre mes détracteurs… »
Des plaintes contre lesquelles le journaliste a dû se défendre, ce sont celles déposées devant le CDJ qui lui ont paru les plus pénibles : « J’avais à cœur de prouver à mes pairs que j’étais irréprochable, donc j’y ai consacré beaucoup de temps et d’énergie. Mais ces procédures à huis clos ne font l’objet d’aucune publicité, ou très peu, contrairement à un procès public qui offre au moins un peu de visibilité. »
Au CDJ, on insiste sur le fait que les avis sont publiés – et remarqués -, et qu’en outre ils constituent souvent une pièce utile à ajouter au dossier d’un journaliste obligé de se défendre devant un tribunal. « Certains journalistes sont fort stressés lorsqu’une plainte au CDJ est déposée contre eux, et on les comprend, mais du coup ils se sentent obligés de réfuter tout point par point, ce qui n’est pas nécessaire, souligne un ancien membre du Conseil de déontologie. Nous n’attendons pas une récusation point par point de la part du journaliste : la lecture des articles concernés, ainsi que la présentation, même succincte, des méthodes de travail du journaliste, nous permettent de nous faire une opinion éclairée et d’identifier si la plainte du requérant est fondée ou non. » Notons par ailleurs, qu’un nouveau règlement de procédure, modifié pour mieux faire face aux procédures bâillons, est d’application depuis janvier 2023.
L’inventivité des puissants
Philippe Engels, ex-journaliste salarié du Vif/L’Express, cofondateur et copilote de Médor, journaliste chez Blast et auteur de plusieurs livres (2), a lui aussi connu diverses tentatives d’intimidation à son encontre : « Il ne s’agit pas toujours de (menaces de) procédures ‘‘classiques’’ en justice. J’ai vécu des histoires assez incroyables : menaces physiques et psychologiques, et j’ai même été placé sous la surveillance d’un détective privé. Celui-ci avait été mandaté par le patron d’un important groupe immobilier et de transport à Charleroi dont j’avais dévoilé certaines activités plus que douteuses : il avait reçu pour instruction 1/ de surveiller ma vie affective, 2/ de voir si j’avais des dettes de jeu, 3/ de guetter les allées et venues de mes enfants. »
Plusieurs autres dossiers sur un responsable politique wallon lui ont aussi valu des (menaces de) procès, jamais menés à leur terme. « Lorsqu’on reçoit une citation à comparaître pour diffamation, il faut répondre point par point, et quasiment refaire l’enquête pour tout vérifier : c’est stressant, pour la ou le journaliste évidemment, mais aussi pour la rédaction en chef qui engage la responsabilité de son journal et met la pression pour s’assurer que le journaliste est sûr de lui.»
Journaliste d’investigation : un métier dangereux
Le journaliste de revivre la tension de certaines réunions à Médor, trimestriel belge d’investigations et de récits, dont il a assuré la corédaction en chef : « Les journalistes de Médor font pour certains de l’investigation, et sont donc particulièrement ciblés par les procédures bâillons. Je pense notamment à un collègue, à qui un homme d’affaires réclamait 200.000 euros de dommages et intérêts. En réunion de rédaction, quelqu’un a lancé cette petite phrase, sur un ton entre le sérieux et la boutade : ‘‘ Ta maison est payée j’espère ?!’’ Rien à faire, mais ce type de phrase, ça pèse lourd sur le moral d’un journaliste. Surtout qu’avec le principe de la responsabilité en cascade–NDLR : lorsqu’un auteur commet une faute dans une publication de presse, seul cet auteur est responsable et peut être poursuivi -, on n’est jamais totalement rassuré : même si on fait son travail consciencieusement, on n’est jamais à l’abri d’une erreur ou d’une manipulation de la part d’un informateur ; le métier de journaliste d’investigation est un métier dangereux… »
Quand il faut se défendre devant une juridiction étrangère…
Un journaliste de Médor a récemment été la cible d’une procédure au pénal menée contre lui par un grand groupe international dont l’une des succursales est implantée au grand-duché du Luxembourg.En Belgique, une plainte pour diffamation au pénal concernant un article de presse serait constitutive d’un délit de presse et donc passible des Assises, ce qui veut dire qu’elle aurait une chance infime d’aboutir devant un tribunal ; tel n’est pas le cas au grand-duché, où la presse et le secret des sources sont moins protégés. « Une mesure utile contre les procédures bâillons serait donc, par exemple, d’instaurer une règle consistant à dire qu’en matière de diffamation, les instances judiciaires compétentes sont celles du domicile du défendeur – en l’occurrence ici du journaliste concerné -, et la loi applicable celle du lieu qui se rattache au plus près de la publication contestée et de son public », pointe Caroline Carpentier, avocate spécialisée en droit d’auteur et nouvelles technologies.
« Être inculpé devant un tribunal luxembourgeois, alors qu’on ne maîtrise pas les subtilités du droit de ce pays, c’est encore une autre paire de manches, abonde Philippe Engels. Il n’est pas exclu que l’affaire en question soit abandonnée après des années de procédure, mais nous ne voulons pas laisser les choses en l’état : nous voulons que la justice se prononce pour pouvoir prétendre, ensuite, à d’éventuels dommages et intérêts. Résultat : tout cela nous empêche de faire notre métier ; le journaliste visé par cette procédure n’a plus jamais proposé d’article sur cette multinationale… »
… ou en néerlandais
Quentin Noirfalisse, journaliste indépendant (Le Vif, Medor, Le Soir, Alter Echos, Apache, etc.)et réalisateur, a lui aussi fait les frais d’une procédure bâillon de la part d’un industriel anversois, pour une enquête parue dans Le Vif en 2018 : « Cela m’a valu une plainte pour avoir porté atteinte à la réputation de l’entreprise, qui m’a réclamé 50.000 euros de dommages et intérêts. Quand on reçoit ça, on le prend en pleine figure et on se dit ‘‘ouïe et si j’avais fait une erreur !?’’ On se dit aussi qu’on est embarqué dans quelque chose qui va coûter du temps et de l’argent. Roularta (NDLR : la société éditrice du Vif) a mis un avocat à ma disposition, et heureusement car tout était en néerlandais. »Sans surprise, aucune faute n’a été relevée dans le chef du journaliste, mais le mal était fait. « Si j’avais encore trouvé des infos sur cet industriel, cela ne m’aurait pas empêché de poursuivre mes articles, insiste cependant le journaliste. Mais ce type de procédure coûte néanmoins très cher, et pas seulement en frais d’avocat. La juge a d’ailleurs fait remarquer, en substance, que le plaignant usait d’un bazooka pour écraser une mouche, et qu’avoir recours à la justice alors que d’autres procédures auraient été plus adaptées (recours au droit de réponse, plainte devant le CDJ, etc.), avait un coût pour la société. Mais de cela, ces cabinets d’avocats – qui recourent aux méthodes des cabinets d’outre-Atlantique en attaquant tous azimuts en justice – n’en ont rien à faire. »
« Quelque chose a mal tourné »
Autre exemple de procédure bâillon, cette fois devant les tribunaux londoniens : The Bureau of Investigative Journalism/TBIJ, une organisation non gouvernementale britannique consacrée à la production d’articles d’investigation, a publié en 2022, sur son site,une enquête sur les actifs détenus par un groupe créé par l’ancien président kazakh, via une société britannique. Les journalistes ont été poursuivis pour diffamation par cette entreprise, et ils ont passé les deux dernières années à défendre leur enquête. La société mise en cause dans l’article a récemment abandonné ses poursuites, mais cette victoire a été remportée au prix de centaines d’heures de travail et des centaines de milliers de livres sacrifiées.
« Lorsque le coût de la défense d’une poursuite pourrait ruiner la plupart des petites salles de rédaction, et que le temps nécessaire pour se défendre contre les avocats à la recherche de leurs prochaines heures facturables vous empêche de réaliser d’autres enquêtes, dénonce le journaliste Ed Siddons, corédacteur de l’article, il est difficile de ne pas penser que quelque chose a mal tourné – tant avec la loi qu’avec le système juridique tel qu’il fonctionne actuellement. Notre enquête a survécu à l’attaque (NLDR : l’organisation a dû faire appel à un financement participatif pour pouvoir assumer une partie des frais de procédure) ; beaucoup d’autres ne survivront pas. Lorsque le public pense qu’on ne lui dit pas toujours tout, il a souvent raison :on tait des infos chaque jour simplement parce qu’elles coûteraient trop cher à défendre. » Voilà qui résume parfaitement l’effet des procédures bâillons sur l’information et, partant, sur la démocratie…
- Par Isabelle Philippon (CSCE)