dossier élections 2024

Sortir des impasses du marché de l’énergie

La crise de l’énergie de 2022 a rendu manifestes les impasses de la libéralisation du marché de l’énergie. Pour garantir l’accès de tous à l’énergie, le rôle des pouvoirs publics doit monter en puissance.

Membre de la Coordination Gaz Électricité Eau Bruxelles et, depuis 2007, directement aux prises avec les problèmes rencontrés par les consommateurs de gaz et d’électricité à travers son service Infor Gaz Elec, le Collectif solidarité contre l’exclusion analyse depuis presque trente ans la problématique de l’accès à l’énergie et son évolution. Au cours de ces vingt-cinq dernières années, il a publié sur cette matière plus d’une centaine d’articles. (1) Sur la base de cette expertise, nous avons sélectionné cinq propositions par rapport auxquelles nous avons demandé aux partis de se positionner. (Lire ici)

Crise énergétique et marché libéralisé

La Belgique et les pays de l’Union européenne viennent de traverser une crise des prix du gaz et de l’électricité sans précédent, qui a connu son pic en 2022 et à laquelle ils n’étaient pas du tout préparés. Cette crise a mis en lumière notre vulnérabilité et l’incapacité du marché libéralisé à garantir l’accès à l’énergie pour tous. Depuis 2007, la fourniture de gaz et d’électricité se fait dans le cadre d’un marché reposant sur des principes de libre concurrence, dont l’organisation globale a été fixée au niveau de l’Union européenne. Les objectifs annoncés de la libéralisation du secteur étaient entre autres de faire baisser les prix de l’énergie, d’améliorer la qualité du service aux consommateurs et de favoriser l’innovation. Les États – et en Belgique également les régions – ont néanmoins conservé un pouvoir d’organiser l’encadrement de ce marché (dans le respect des directives européennes) et d’adopter un certain nombre de mesures permettant de protéger les consommateurs.

L’expérience permet aujourd’hui d’en juger, les bénéfices annoncés de la libéralisation sont loin d’être avérés. La logique de profit inhérente au marché engendre des conséquences délétères (surprofit, prix élevés, dégradations des services clientèle, disparition impromptue de fournisseurs, etc.). La Fondation Roi Baudouin a estimé que 20,6 % des ménages belges étaient en situation de précarité énergétique. (2) Peut-on appeler cela une réussite ? Le service offert par les fournisseurs à leurs clients ne semble pas meilleur. Le « Rapport d’activité 2022 du Médiateur fédéral de l’Énergie », révèle la réalité crue de sa dégradation. Le nombre de plaintes introduites en 2022 auprès de ce service a été de « 26.920 (presque 300 % de plus qu’en 2021, qui avait déjà été une année record avec 9.088 plaintes) ». (3) Et ces chiffres ne comptabilisent que les situations où les usagers vont déposer une plainte auprès du Médiateur, ce qui n’est pas le cas dans un grand nombre de situations qui sont gérées par d’autres acteurs, publics ou associatifs, sans franchir cette étape.

La transparence des prix et de la facturation n’est pas non plus l’une des caractéristiques du marché libéralisé de l’énergie tel qu’il existe réellement. Les contrats à prix variable proposés par les fournisseurs utilisent des formules complexes, incompréhensibles pour la grande majorité des usagers. Au cœur de la crise des prix, les fournisseurs ne proposaient plus que ce type de contrat. Les usagers se sont donc vus contraints de signer des contrats en n’ayant aucune information sur ce qu’ils allaient réellement payer pour leur fourniture de gaz et d’électricité. Ce manque de transparence participe à leur fragilisation. En outre, les fournisseurs ont de plus en plus tendance à proposer des contrats « numériques », c’est-à-dire dont la souscription et/ou la réception des factures se fait par internet. Ces contrats sont en général les moins chers. Les usagers victimes de la fracture numérique d’accès se trouvent ainsi de facto privés de l’accès aux meilleures offres.

Concernant les prix du gaz et de l’électricité payés par les ménages, des réflexions doivent également être entreprises. Dans le système actuel, les fournisseurs répercutent sur les ménages et les entreprises des prix qui se forment sur les marchés boursiers et non pas des prix reposant sur un coût moyen de production ou leur prix d’achat effectif. Les prix de l’électricité pour les ménages peuvent donc exploser, même si le coût de production de celle-ci par les centrales nucléaires reste stable. Aucun mécanisme de régulation n’était là pendant la crise pour empêcher les consommateurs de payer les pots cassés et d’endosser l’envolée des prix sur les marchés boursiers. Ces marchés ne représentent pourtant pas la seule source d’approvisionnement en énergie des fournisseurs, qui sont également liés à des contrats bilatéraux avec des producteurs, des contrats de long terme ou sont eux-mêmes producteurs d’électricité.

L’action protectrice de l’État

Pour pallier les dysfonctionnements du marché libéralisé de l’énergie, l’État est obligé d’intervenir financièrement et/ou d’organiser la solidarité entre les consommateurs. En temps normal, cela se fait principalement grâce au tarif social. Pendant le pic de la crise de l’énergie de 2021 – 2023, l’intervention de l’État s’est accrue, en premier lieu afin de protéger les usagers les plus précaires avec l’extension provisoire du tarif social à l’ensemble des bénéficiaires de l’intervention majorée (BIM), qui a doublé le nombre de personnes concernées, mais aussi à travers les primes pour l’ensemble des ménages, avec la réduction de la TVA de 21% à 6% ou encore des primes chauffages. Ces mesures ont eu un coût considérable pour les finances publiques et auraient pu en partie être évitées en régulant davantage ce marché. Pour les consommateurs les plus précaires qui ont pu en bénéficier, le tarif social a joué un rôle protecteur essentiel au cœur de la crise des prix de l’énergie. Au début de l’année 2023, 452.910 ménages bénéficiaient de ce tarif sur une base « permanente » et 522.125 ménages en ont bénéficié de façon temporaire en tant que titulaires du statut BIM. En septembre 2022 (au pic de la crise), le montant de la facture annuelle (gaz + électricité) s’élevait à environ 1.000 euros au tarif social, contre environ 4.000 euros au tarif commercial le moins cher. (4)

Nos interpellations

Notre interpellation principale aux partis concerne donc le maintien du tarif social, qui est le principal outil de protection pour les publics les plus précaires. Celui-ci doit impérativement être maintenu sous sa forme actuelle, au sens où il est organisé au niveau fédéral et où il s’applique à la fois aux frais d’énergie proprement dits et aux frais de distribution de celle-ci. Nous estimons également que l’octroi de ce tarif devrait à nouveau être élargi à tous les titulaires du statut BIM.

Face au constat d’échec de la libéralisation du marché, une réflexion doit être menée autour de la création « d’un fournisseur de dernier recours » public, qui pourrait être par exemple le gestionnaire de réseau, qui serait chargé d’offrir une possibilité de fourniture de gaz et d’électricité aux ménages qui, au vu de leurs factures impayées, ne trouveraient plus de fournisseur commercial acceptant de les approvisionner (sauf selon des formules de prépaiement).

Enfin, l’accès aux économies d’énergie est tout aussi crucial que l’accès à l’énergie, non seulement au niveau social mais aussi environnemental. De nombreux locataires sont pénalisés par les (très) faibles performances énergétiques des logements qu’ils louent. Or les bailleurs sont très peu incités à investir pour améliorer la PEB (performance énergétique des bâtiments) des logements qu’ils mettent en location, puisque ce ne sont pas eux qui en paient les factures d’énergie. Il est donc essentiel que les pouvoirs publics mettent en place des incitants forts et efficaces pour que les bailleurs mettent le parc locatif à niveau de PEB décent. Durant le pic de la crise des prix de l’énergie, la région wallonne et la région bruxelloise ont mis en place une mesure à la fois simple, juste et significative : bloquer l’indexation des loyers des logements ayant un très faible niveau de PEB. Le locataire, qui devait déjà faire face à une explosion de ses frais de chauffage, dont l’incurie du bailleur de « passoire énergétique » était largement responsable, se trouvait ainsi soulagé de l’indexation du loyer. Inversement, le propriétaire était invité à considérer qu’il pourrait avoir un intérêt à investir dans l’amélioration de la PEB des logements qu’il loue. Hélas, cette mesure qui déplaît fortement aux mauvais bailleurs, n’avait été prise que de façon temporaire et n’a pas été renouvelée par les majorités en place. La question de sa réinstauration est donc ouverte.

(1) Disponibles sur www.ensemble.be

(2) Fondation Roi Baudouin, Baromètre de la précarité énergétique (2023)

(3) Rapport d’activité 2022 du Médiateur fédéral de l’Énergie

(4) Nicolas Per, « Le tarif social de l’énergie : un outil fondamental à protéger », Ensemble ! n° 111, novembre 2023.

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