L’exclusion par la pollution électromagnétique
Un petit havre de paix électromagnétique en Gaume
A l’initiative de son bourgmestre, Benoît Piedbœuf (MR), une commune rurale de Wallonie s’engage à maintenir une zone de son territoire à l’abri des rayonnements électromagnétiques, émis par les antennes de téléphonie mobile. L’endroit est bien connu des personnes électrosensibles de notre pays.
La commune de Tintigny est située à une quinzaine de kilomètres au nord de Virton, et à une vingtaine à l’ouest d’Arlon. Vous l’aurez compris, ce territoire est à l’extrême sud de la Belgique, en Gaume, et son bourgmestre, Benoît Piedbœuf (MR), y a pris des engagements a priori étonnants. Une zone de la commune, située à Poncelle, ne devrait à l’avenir plus connaître d’installation d’antennes de téléphonie mobile, afin de permettre aux personnes électrosensibles d’y séjourner dans un état d’apaisement physique relatif. Cette mesure a été votée, en février 2022, à l’unanimité du Conseil communal. Des engagements étonnants car, officiellement, les opérateurs de Belgique ont toujours pour objectif annoncé de couvrir au plus vite 100 % du territoire avec la 5G. Étonnants, encore, car officiellement la Belgique ne reconnaît pas l’existence de l’électrosensibilité. Étonnants, enfin, car parmi les vingt-neuf sénateurs qui se sont prononcés contre la reconnaissance de l’électrosensibilité, discutée au Sénat en 2021, se trouvent les membres du parti de monsieur Benoît Piedbœuf, les élus du Mouvement réformateur (MR).
Nous avons pris connaissance de cette situation inédite par la presse, au milieu de l’année 2022. Un reportage rapporte la situation d’une jeune femme exilée sur le territoire de cette commune, où « ce n’est pas à proprement parler une zone blanche mais ici, les émissions d’ondes sont très basses. Je peux me promener dans les bois sans être envahie par la pollution électromagnétique », explique cette personne électrohypersensible (EHS). Elle y rejoint un habitat groupé où les autres habitants acceptent l’idée de vivre sans wifi. Même si de nombreuses personnes semblent parfois l’oublier, l’accès à internet existe bien sans la nécessité de rayonnements de micro-ondes : avec un simple câble connecté à l’ordinateur. Les habitants s’engagent également à ne pas utiliser de téléphone portable à proximité des habitations. De plus, « le conseil communal de Tintigny a entériné l’idée de garder cet endroit protégé d’une trop forte exposition aux ondes. Aucune antenne ne sera installée à proximité afin que cette zone reste « friendly » pour les EHS qui désireraient s’y domicilier », ajoute le bourgmestre Benoît Piedbœuf. (1)
« Tout le monde est sur sa tablette, son GSM, mais d’autres souffrent »
Dans le contexte actuel d’ostracisme des personnes électrosensibles, certains pourraient avoir l’impression d’avoir mal lu… Pourtant, cet élu libéral se montre encore plus empathique, en déclarant à la radio télévision nationale : « On ne peut pas mettre les gens à la poubelle quand ils ne sont pas conformes au modèle habituel. Tout le monde est sur sa tablette, son GSM, mais d’autres souffrent. Nous, en tant que mandataires responsables, nous sommes là pour trouver des solutions aux problèmes, c’est ce que nous avons fait. » (2) Dans notre pays une véritable zone blanche, dont l’air est à l’état naturel – non traversé de rayonnements électromagnétiques de haute fréquence -, ne peut aujourd’hui plus exister, sauf éventuellement à la marge, sur un tout petit espace. Par ailleurs, s’il s’agit bien d’une « solution », toute relative, elle est surtout le marqueur d’un grand désespoir, ces personnes étant obligées de s’exiler et de quitter leur vie et leurs proches, pour simplement tenter de survivre.
La démarche est cependant à souligner car en Belgique, aujourd’hui encore, revendiquer un air sain sans ondes électromagnétiques semble pour certains incongru, alors qu’ailleurs en Europe la situation est bien connue depuis de longues années. Michèle Rivasi, députée européenne des Verts français, évoquait dans la presse la nécessité des zones blanches, en 2015 déjà. « En France, on est très cartésien, on a besoin de tout comprendre avant d’agir. Les Suédois se posent moins de questions : si une personne présente des déficiences, est en souffrance, elle est reconnue comme handicapée et perçoit une aide. En Suède, où le portable est apparu très tôt, les EHS ne sont pas si marginalisés, ils peuvent être accueillis dans des centres de repos. De même en Allemagne, l’électro-hypersensibilité est reconnue comme maladie professionnelle. Un refuge pour les EHS et les personnes souffrant d’hypersensibilité chimique multiple (MCS) a été ouvert à Zurich avec le soutien de la ville fin 2013. » (3)
En Belgique, aujourd’hui encore, revendiquer un air sain sans ondes électromagnétiques semble pour certains incongru
Le document établi à Tintigny est simple, court, et précis. Sous le titre « Décision de principe de préserver des zones blanches sur le territoire de la commune au profit des personnes électro-hyper sensibles », il introduit la décision en ces termes : « Vu que l’hypersensibilité aux ondes est un phénomène qui tend à s’amplifier. La volonté d’améliorer les réseaux et de suivre les évolutions techniques (5G notamment), doit se réaliser avec l’attention à réserver à ceux qui ont besoin de zone à l’abri. Vu que dans ce cadre, le projet d’habitats groupés sur le site de la Veillée à Poncelle présente des caractéristiques de nature à permettre ce type d’accueil », le texte détermine que : « Le Conseil, à l’unanimité, DECIDE : de consacrer cette situation de fait et de moduler toutes décisions futures au respect de cette caractéristique ». (4) Si, à court terme, nous comprenons la nécessité pour les électrosensibles de se protéger, sur le long terme nous nous interrogeons : de quoi Tintigny est-il le nom ? Quel projet de société révèle le fait de devoir s’isoler d’une agression physique entraînée par des engins industriels polluants, installés partout dans les espaces de vie ? Plus que jamais, le titre générique de notre étude, « L’exclusion par la pollution électromagnétique », prend ici tout son sens.
Nous avons voulu en savoir plus avec l’élu libéral, pour une discussion qui promettait d’échapper à la banalité… De très bonne heure, nous rejoignons monsieur Piedbœuf dans son bureau à la Chambre des représentants, où il assume ses compétences de député fédéral.
Ensemble ! : Suite à l’état des lieux sur l’exclusion par la pollution électromagnétique, il nous a semblé important de pouvoir discuter avec vous de votre initiative locale. En l’absence de prise en charge du problème par les autorités politiques et sanitaires fédérales, il nous reste en effet à nous tourner vers d’éventuelles initiatives personnelles locales. Nous aimerions connaître vos convictions et vos motivations à poser votre initiative à Tintigny.
Benoît Piedbœuf : Avant tout, je tiens à le signaler, je ne suis pas « suspect » d’être opposé aux nouvelles technologies. Au début de cette législature, j’ai créé dans ma commune le groupe « Tintigny 4.0 », avec lequel je voulais vraiment améliorer la connectivité sur tout le territoire. Nous y sommes arrivés, notamment par des discussions avec Proximus, la fibre optique a été installée à de nombreux endroits. Nous avons également participé à l’initiative « wifi for you », en installant des points de connexion sur la commune, je tiens donc vraiment à améliorer la connectivité, aussi sur demande des habitants. Par contre, j’ai été contacté par des personnes électrosensibles, après leur constat d’une faible couverture par les ondes d’une zone de la commune, ils désiraient pouvoir s’y installer. Je les ai donc rencontrés, et j’ai commencé à m’intéresser au sujet. J’ai notamment rencontré une femme qui habitait Bruxelles et a dû déménager sur ma commune en raison de l’impossibilité de supporter les rayonnements.
D’abord, après les avoir rencontrés, j’ai pris l’habitude de mettre mon téléphone portable en « mode avion » la nuit, durant mon sommeil, et je me suis rendu compte d’une différence… Sauf qu’en étant bourgmestre, je dois pouvoir être joignable, ils m’ont donc expliqué que faire : je coupe le wifi, le Bluetooth, en fait tout ce qui est ajouté à la fonction purement téléphonique et, dans cette situation, les rayonnements sont déjà fort réduits. J’ai donc pu, moi-même, constater qu’en effet quelque chose se passe, une chose à laquelle la majorité de la population n’est pas sensible. D’autres, par contre, y sont très sensibles.
« Stupéfait, j’ai pris conscience d’une réalité : on ne peut tout de même pas évacuer tous ces gens-là, les mettre dans le désert »
Ensuite, en tant que mandataire communal, lorsque des gens viennent me voir avec des demandes précises, je me dois d’être à l’écoute, surtout lorsqu’en jeu existe un certificat médical attestant de l’électrosensibilité. Il s’agissait d’une dame, enseignante, dont le métier ne lui était plus accessible, à cause du wifi dans les écoles. Elle n’y arrivait plus, avait développé des troubles du langage et d’autres symptômes… Stupéfait, j’ai pris conscience d’une réalité : on ne peut tout de même pas évacuer tous ces gens-là, les mettre dans le désert. Personnellement, pour revenir à votre question, ma conviction est donc que lorsqu’on est confronté à des problèmes réels, en tant que mandataires politiques et responsables, nous devons trouver des solutions.
Qu’avez-vous fait ?
J’ai revu les personnes électrosensibles et suis allé constater la situation en leur compagnie. Elles possèdent en effet des appareils de mesure, ils émettent un bruit de tous les diables en présence d’ondes, c’est très pratique pour objectiver la présence d’antennes. Nous sommes allés tester différents endroits dans la commune auxquels je pensais. Je fais beaucoup de vélo et, à différents endroits, j’ai constaté ne pas avoir de réseau. Pour plusieurs zones, je pensais donc « là, ça doit être bon ! », avec l’idée de délimiter une zone la plus large possible… Après vérification avec les appareils, hélas non, ce n’est pas toujours le cas. La zone peut en effet être soumise aux antennes d’un autre opérateur que celui chez lequel je suis client. Dans ce cas, même si moi je ne peux téléphoner, les rayonnements sont tout de même présents.
Par contre, nous avons trouvé un endroit, au milieu des bois, où il n’y avait rien, aucun rayonnement. Le lieu s’appelle la Baraque Payat, où nous avons participé ensemble à un reportage pour TV Lux. (5) Les électrosensibles l’ont bien expliqué, en Belgique un lieu dans cette situation est extrêmement rare. J’ai décidé d’y faire attention et de le préserver. Le site comprend une ancienne maison de chasse, habitée pendant la guerre 14-18, un lieu chargé d’histoire. Ça a été un peu vandalisé, mais j’ai eu plusieurs demandes pour essayer d’aménager cet endroit-là. Parmi les projets, quelqu’un voudrait aller y habiter, mais aussi construire des espaces pour accueillir des électrosensibles durant des périodes de huit ou quinze jours, pour une espèce de « sevrage ». Apparemment, dans l’électrosensibilité il y a des moments où « c’est trop », un seuil est atteint et il faut vraiment se mettre au vert. Cela m’a semblé de suite intéressant, à partir du moment où on peut rendre un service à des personnes dans cette situation très difficile, je marche.
J’en ai tiré la conclusion suivante : puisque cette zone est préservée, on va confirmer qu’elle l’est. J’étais assez confiant dans le fait qu’une décision en ce sens rencontrerait l’enthousiasme de mes échevins et de mes conseillers communaux, j’en ai d’abord discuté avec mes échevins et tous se sont en effet immédiatement montrés enthousiastes. Dans un second temps, au Conseil communal, nous avons discuté de la « sacralisation », en quelque sorte, de cette zone.
Cela a été acté, tous partis confondus ?
Oui. Puisque des personnes ont des problèmes de santé en raison des ondes, et qu’un endroit existe où il est possible qu’il n’y en ait pas, eh bien maintenons-le ! Après délibération en Conseil, nous avons donc décidé à l’unanimité de préserver cette zone. Concrètement, cela signifie que toute éventuelle installation aux alentours nécessitera de vérifier l’absence d’impact là-bas. Cette décision semble étonnante pour certains mais, vraiment, c’est avant tout pragmatique. Moi, à partir du moment où une dame, originaire de Bruxelles, doit déménager dans ma commune en disant : « à cet endroit-là je peux vivre », j’en viens logiquement à la conclusion qu’il faut permettre à des gens de pouvoir vivre, simplement…
Vous avez eu des échos de démarches similaires, dans des communes limitrophes ?
Pas précisément les mêmes démarches mais un ami, bourgmestre à Bouillon, a été sensibilisé par les articles de presse, nous en avons parlé ensemble. Il doit exister sur sa commune des lieux potentiels, riche en zones boisées. Je ne sais pas où le projet pourrait en être aujourd’hui, mais des gens évoquaient la possibilité d’y installer un camping pour personnes électrosensibles. Quelques collègues, qui ont installé le « wifi for you », m’ont dit avoir pris la précaution de le couper de 23h jusqu’au lendemain, pour que les personnes sensibles dorment mieux. Nous constatons donc une certaine réceptivité sur le sujet, qui ne se concrétise pas dans des démarches actives, jusqu’à prendre le même genre d’initiative qu’à Tintigny. Quelque part, j’ai de la chance, si je puis dire… Si les électrosensibles n’étaient pas venus me voir en me parlant de cette zone-là, nous y aurions sans doute installé une « maison de village » et, sans doute également, la première chose aurait été d’y installer le wifi. Alertés, nous ne le ferons pas, lors des travaux nous permettrons des branchements d’internet câblé, en aménageant les lieux spécifiquement. Il y a donc des solutions. S’il y a des solutions, il nous faut les mettre en pratique.
Sur ma commune, une autre dame est installée en habitat léger, dans une zone apparemment plus ou moins préservée également. Il y a quelques années, elle m’avait contacté en signalant être EHS, je n’étais pas particulièrement sceptique mais ne connaissais pas avec précision les enjeux de cette situation. Elle m’avait demandé pour s’installer à gauche à droite, à la recherche d’un lieu supportable pour elle. Dans un premier temps, elle ne trouvait pas, puis a fini par se fixer sur un terrain situé relativement à l’abri. Elle y est installée illégalement, je l’y laisse tranquille, je ne vais pas aller la déloger alors qu’elle a ce problème de santé. À nouveau, c’est l’attitude pragmatique d’un élu local : confronté à une situation, je dois trouver des solutions.
Tout le monde ne réagit pas de cette manière, en Belgique.
Oui, mais toute évolution dans un sens aura ses détracteurs. Prenons un autre exemple, sur ma commune existe une zone d’habitat léger et, en fait, c’est pareil… Des collègues évoquent, si je caricature, le risque de devoir faire face à une « réserve d’Indiens », ce n’est pas mon point de vue. À nouveau, par pragmatisme, je fais le constat de l’existence de jeunes en difficulté de logement dans le sud de la province du Luxembourg. Ils n’arrivent pas à trouver, les loyers sont trop chers. Beaucoup de femmes seules avec enfants sont également concernées, surtout maintenant avec la crise énergétique, ces personnes n’arrivent plus à se loger parce que les loyers sont à 700-800 euros. Franchement, quand on est une femme seule, ou un homme seul, avec un ou des enfants, un loyer pareil avec la nécessité d’une voiture et une garde d’enfant, eh bien on est cuit ! J’ai donc créé une zone d’habitat léger, elle est finie et on va bientôt l’inaugurer. Une double yourte est déjà présente, et une série de candidats se manifestent pour s’installer sur la zone, soit par envie, soit par nécessité financière.
Les électrosensibles sont relativement surpris que quelqu’un, enfin, prenne en compte leur existence…
Oui, c’est vrai, j’observe cette réaction : « voilà donc un politique qui comprend notre problème et veut bien y travailler. » Pour ces deux questions liées au logement, il s’agit vraiment d’un réflexe de gestionnaire qui, face à un problème, cherche une solution.
Dans notre étude, nous avons rencontré une dame indemnisée par l’Inami, suite à un jugement favorable obtenu au tribunal du travail.
Oui, c’est une des seules. Sur cette base, j’avais discuté avec mon collègue de parti, Willy Borsus (NDLR. ministre wallon, notamment, de l’Urbanisme et de l’Aménagement du territoire) au sujet des Tiny house isolées. Je suggérais de permettre aux gens disposant d’un certificat de reconnaissance du handicap de pouvoir s’installer avec leur Tiny house hors zone. Hélas, trop peu encore disposent d’un certificat, il y a encore beaucoup de scepticisme dans le monde médical.
Au niveau de votre parti, comment tout cela a-t-il été considéré ? On vous soutient, on se demande ce que vous faites ?
Je n’en sais rien. On m’a parfois regardé avec de grands yeux au sujet de mes initiatives pour l’habitat léger mais aujourd’hui, quelle est la situation ? En réalité, j’ai sorti mon projet avant l’existence du décret à ce sujet en Wallonie. (6) Lors de ma demande, le fonctionnaire délégué a accordé le permis au projet de lotissement d’habitat léger. J’ai foncé. Par la suite, la législation wallonne a changé, et maintenant tout le monde trouve bien qu’on reconnaisse l’habitat léger ! Il faut faire ce qu’il faut, au moment où il le faut. Je ne me pose pas vraiment la question du point de vue de mon parti, je gère mes problèmes. Celui qui n’est pas d’accord… Il n’est pas d’accord. Et celui qui est d’accord, il prendra peut-être exemple par la suite. Je connais ma commune, j’y suis depuis trente-trois ans et j’ai l’habitude de gérer ce qui se présente. Quand une personne arrive en chaise roulante, explique et montre les endroits où elle ne peut circuler, on règle le problème, non ? Là, tout le monde trouve normal qu’on installe une rampe parce que quelqu’un en chaise roulante, tout le monde le voit…
« Là, tout le monde trouve normal qu’on installe une rampe parce que quelqu’un en chaise roulante, tout le monde le voit… »
Votre comparaison avec la rampe est identique à celui de Unia, le Centre fédéral de l’égalité des chances, interpellé par des personnes électrosensible discriminées. Contrairement à la chaise roulante, pour l’électrosensibilité le problème ne se voit pas et entraîne le rejet. (7)
Bien entendu. C’est saint Thomas, quoi. Ils ne voient pas le problème donc le problème n’existe pas… Jusqu’au moment où on leur démontre que ça existe. Pour l’habitat léger, aujourd’hui, je suis contacté par beaucoup de gens, je participe régulièrement à des rencontres politiques sur le sujet… Certains veulent maintenant savoir comment on fait pour installer de l’habitat léger, ce qu’en pensent les voisins, etc. Une fois les possibilités sous les yeux, ils y vont… Aussi parce qu’ils voient de quoi il s’agit, simplement. Une secrétaire, par exemple, m’a un jour dit « Ça ne me viendrait pas à l’idée d’habiter dans une tente ! » Manifestement, elle n’avait jamais vu une yourte de près. Et puis, bon, quand on parcourt un peu le monde, on voit dans quoi les gens vivent… Lors des inondations en juillet 2021, qu’est-ce qu’ils ont fait pour les sinistrés ? Ils ont installé de l’habitat léger.
Par rapport à cet élargissement progressif de l’intérêt, le parallèle vous semble pertinent, pour toutes les dimensions du problème des électrosensibles ? Vous évoquiez la possibilité de voir les initiatives pour électrosensibles s’étendre, avec un camping sur une autre commune…
J’ai lu pas mal sur le sujet. En Suisse un immeuble existe, avec des appartements pour électrosensibles, complètements isolés. Il faut être pragmatique, vraiment, il y a un problème il faut trouver la solution, même si ce n’est pas facile… Je pense donc que oui, des choses sont possibles, mais avec une grosse difficulté liée aux réseaux sans fil : ils existent et se renforcent. Ils ne vont à mon avis pas se réduire dans l’avenir, cette évolution va continuer. Ces nouvelles technologies vont-elles pouvoir un jour se passer de l’installation de nouvelles antennes ? L’évolution va-t-elle permettre de réduire le nombre d’antennes, leurs puissances, etc. ? On ne peut le dire aujourd’hui.
D’autres pays développent d’autres approches, avec des prises en considération par la Sécurité sociale, par exemple au niveau des incapacités de travail. (8) En Belgique, les personnes électrosensibles ne comprennent pas un tel blocage pour simplement reconnaître, comme vous l’avez fait, ce qu’on a sous les yeux. Personne ne quitte sa ville et sa vie sans raison profonde…
Le problème de la Belgique est d’avoir une Sécurité sociale hyper développée, le niveau d’intervention en aide sociale, en mutuelles, etc., est tout de même très important. Quand on compare avec les États-Unis ou l’Angleterre, il n’y a pas photo. Nous avons un taux d’imposition très élevé, les gens paient trop d’impôts et le régime est déjà tellement développé que plus on en rajoute, plus il faut de l’argent pour payer, et plus c’est difficile. On le voit dans une série de domaines. Prenons l’exemple des médicaments pour les maladies rares, c’est un débat… Un monsieur, dans ma commune, bénéficie d’un médicament expérimental contre le cancer. Le traitement coûte, si je me souviens bien, dix mille euros par mois. C’est soutenu par la Sécurité sociale, donc s’il y a un malade, ça peut encore aller, mais s’il y en a cent, ça explose…
Si on se place dans ce cadre de réflexion, pour les électrosensibles c’est tout trouvé. On peut établir un parallèle avec le tabac : les industriels du tabac sont taxés pour couvrir – en partie -les coûts en soins de santé de leur clientèle. Ce serait tout à fait imaginable ici, car les industriels du sans fil et les opérateurs de téléphonie mobile font des bénéfices colossaux.
Oui, mais quand on fait des abonnements à trente euros…
Plus globalement, comment voyez-vous évoluer ce dossier ? Puisqu’il n’y a pas de consensus scientifique sur les dangers, vu les alertes sanitaires, ne pensez-vous pas qu’il faudrait appliquer un principe de précaution ?
Oui, sans doute. Mais… Statistiquement, pour le moment ça ne concerne qu’une toute petite partie de la population, tous les autres pestent dès qu’il y a une coupure de communication. À partir du moment où une minorité est concernée, le grand public a envie d’avoir du réseau et du wifi partout. Et puis, il s’agit d’une éducation. Si jamais, ce qui est une possibilité, l’hypersensibilité venait à s’étendre, il va en effet falloir imposer des prescriptions de normes. S’il faut diminuer l’intensité, en multipliant les points d’accès, il faudra bien y arriver… Le problème, évidemment, est qu’on va se situer dans cette perspective après le dommage causé, mais ça… C’est un apprentissage, malheureusement, par essais et erreurs. C’est comme lorsqu’on dit à quelqu’un de ne pas boire d’alcool, pour son foie, il est possible qu’il en boira jusqu’au mal de foie. Ce n’est pas facile. Je ne sais pas si quelqu’un est capable de dire aujourd’hui « compte tenu des dangers, voilà ce qu’il faut faire ».
« Si jamais, ce qui est une possibilité, l’hypersensibilité venait à s’étendre, il va en effet falloir imposer des prescriptions de normes »
Un rapport rédigé par deux parlementaires européens se penche sur les conflits d’intérêt à la Commission internationale de protection contre les rayonnements non-ionisants (ICNIRP), l’organisme dit de référence pour fixer les normes de rayonnements électromagnétiques. (9) Deux tiers des scientifiques membres ont des liens avec l’industrie. Un tel rapport pour une matière aussi énorme, portant sur la santé publique, cela devrait soulever des réactions, vous ne pensez pas ?
Oui, c’est une difficulté. On trouve toujours des experts déclarant le contraire d’autres experts, il suffit de prendre les magazines féminins sur une période de dix ans, concernant ce qui est bon ou mauvais pour la santé… Ça change tout le temps, en fonction des intérêts. Il est clair que des experts sont bien rémunérés pour dire ce qu’ils disent. C’est le propre de la société, certains vivent de leur science, d’autres vivent de ce qu’ils disent que la science pourrait dire… Les lobbys travaillent, hélas. À la Chambre, maintenant, nous avons un registre des lobbys, nous sommes censés être prudents face à ça.
« Il est clair que des experts sont bien rémunérés pour dire ce qu’ils disent. C’est le propre de la société, certains vivent de leur science, d’autres vivent de ce qu’ils disent que la science pourrait dire… »
Dans d’autres pays, des procès ont eu lieu, pour lesquels des utilisateurs sont indemnisés. (10) Sur le net, on peut également trouver une vidéo de Proximus, dans laquelle le discours de l’opérateur est radicalement différent de l’information livrée au grand public, notamment dans l’intense activité publicitaire de l’entreprise. Elle déconseille par exemple d’utiliser le téléphone portable dans un train, et de ne pas le mettre en poche, entre autres choses… (11)
Ha ? C’est interpellant, en effet. Oui, des conseils de prudence circulent, mais personne n’y fait vraiment attention. J’imagine qu’il vaut mieux éviter les procès, en effet. C’est comme l’amiante, des gens sont indemnisés après avoir travaillé dans un contexte où ils manipulaient de l’amiante. Concernant la vidéo, ça me rappelle une anecdote. Dans une vie antérieure, j’ai été conseiller fiscal. Un jour, je me rends chez un boucher de la commune voisine, nous travaillons sur sa comptabilité puis, en partant, je désire acheter des produits, comme je le faisais en général chez les commerçants. Je voulais prendre des boulettes, le boucher me dit alors : « À ta place, je ne les prendrais pas ! » Cette histoire ressemble un peu à la fin de notre discussion, des firmes posent des actes en sachant qu’il pourrait y avoir un danger et, à un moment de l’histoire, elles prennent la précaution de faire des recommandations… Le boucher, lui, il a fait faillite !
- Par Gérald Hanotiaux (CSCE)
(1) « Électrohypersensibles : Ces Belges qui ne supportent plus les ondes », Michel Bouffioux, Paris Match, 1 mai 2022.
(2) « Tintigny : une zone préservée des ondes à Poncelle », Anne Lemaire, rtbf.be, 23 juin 2022.
(3) « Environnement. Il faut créer une zone refuge pour les électrosensibles », Daphné Mongibeaux, Paris Match, 12 février 2015.
(4) « Extrait du registre aux délibérations du Conseil communal », « Province du Luxembourg. Arrondissement de Virton. Commune de Tintigny », séance du 15 février 2022.
(5) Le reportage, avec visite des lieux en compagnie du bourgmestre, est visible sur le site de « Ma vie en mode avion ». « EHS, Carte blanche aux électrohypersensibles », 25’, Nadine Urbain, tvlux, 2023.
www.mavieenmodeavion.com/medias
(6) Lire à ce sujet « L’habitation légère en Wallonie », Service public de Wallonie Logement, 4 juin 2021.
(7) Lire l’interview de Véronique Ghesquière, cheffe du service « Handicap / Convention ONU » chez UNIA, « Faire obstacle à la pleine et effective participation à la société provoque des inégalités »
(8) Lire l’encadré « D’autres approches en Europe ».
(9) « ICNIRP : Conflits d’intérêts, Capture réglementaire et 5G », Michèle Rivasi et Klaus Buchner, 19 juin 2020. Le rapport est disponible sur notre site
(10) Lire l’encadré « Les pathologies post-exposition également reconnues par les tribunaux », .
(11) Nous avons réalisé un entretien avec le porte-parole de l’opérateur, dans lequel nous évoquons la vision de l’électrosensibilité développée par Proximus, et le contenu de cette vidéo. L’interview et la vidéo sont disponibles ici : https://www.ensemble.be/?p=15708