pauvreté

Comprendre « Ce qui nous arrive »… pour ne plus subir !

« Etat des lieux » du secteur social et du « non-marchand » au sens large, après les séismes du Covid, de la sécheresse et des inondations « climatiques », puis de la guerre en Ukraine et de la crise énergétique.

Thierry Ribault : « La véritable résistance est une attitude conflictuelle et non « adaptative », qui vise à contrer un mal, en agissant sur ses causes profondes ».
Thierry Ribault : « La véritable résistance est une attitude conflictuelle et non « adaptative », qui vise à contrer un mal, en agissant sur ses causes profondes ».

Les 22 et 23 septembre derniers, se tenait aux Halles de Schaerbeek une importante rencontre au titre aussi intrigant qu’évocateur :« Ce qui nous arrive », coorganisée par le Forum Bxl contre les Inégalités, la Fédération des services sociaux (FDSS), la Fédération des maisons médicales, Lire et Ecrire, la FGTB et la CSC. Une initiative dont l’ambition était d’abord d’effectuer un bilan des « répliques » dévastatrices des chocs en série des dernières crises, et de leur effet sur la réalité socioéconomique en chute libre d’une fraction toujours plus massive de la population, englobant y compris la « classe moyenne inférieure ». Mais aussi, par une réaction en chaîne, qui rendent de plus en plus impossible la mission des professionnels appelés dans l’urgence à servir d’airbags sociaux, pour ne pas dire de bouées dans la tempête, avec des moyens toujours plus insuffisants. Et ensuite, sur cette base, de chercher ensemble quelles pistes communes de réaction, les divers secteurs impactés (social, santé et santé mentale, culture…) peuvent imaginer et construire ensemble en termes de mobilisation, à partir de leur expérience et de leurs atouts respectifs, face à l’immensité des défis à relever, et à l’impuissance, réelle ou alléguée, d’un monde politique trop souvent « aux abonnés absents ».

Digressions et « recettes » bien peu probantes

Un événement qui s’est déployé sur deux journées, entamées par une première matinée fort « académique» , avec des exposés très inégaux et parfois assez oiseux de divers « experts », et des ateliers consécutifs qui s’en sont inévitablement ressentis, en termes de conclusions concrètes. Ainsi, le premier orateur de la matinée, Olivier Hamant, fut un biologiste français, travaillant sur « les relations entre l’humain et la nature, en alliant biologie et sciences sociales », qui « s’intéresse particulièrement à la complexité, la résilience et la fragilité des systèmes biologiques ». Une sorte de « sociobiologie », non plus basée comme cette dernière sur l’étude des comportements dans le monde animal, transposés abusivement aux sociétés humaines, dans la lignée du « néodarwinisme social »… mais cette fois opérant le même type d’analogie discutable entre observation du monde végétal et « leçons » qu’on pourrait en tirer pour le salut de l’Humanité.

Eloge de la « robustesse »

Parmi ces « acclimations » érigées en modèles, la constatation que les sortes d’arbres qui tiennent le mieux le coup face aux diverses agressions qui les mettent en péril, ne sont pas tant ceux qui ont développé « à la longue » des stratégies pour y réagir, autrement dit qui sont le plus « sur la défensive »… Mais bien d’autres variétés qui, depuis longtemps et bien avant que ces fléaux ne s’abattent sur elles, ont acquis préalablement une forme de « résilience » – ou plus exactement de « robustesse » -, leur permettant d’affronter ces menaces sans trop de mal. En quelque sorte, un remake inversé de la fable « Le Chêne et le roseau ». Si ce n’est que, justement, ici, ce serait le chêne qui l’emporterait, et non le roseau flexible qui pourtant, selon le bon de La Fontaine, se courbe sous la bourrasque pour mieux se relever, indemne, tandis que le noble « roi des arbres », bien trop rigide et sûr de lui, sort déraciné de cette épreuve.

Effectuer un bilan des  répliques dévastatrices des chocs en série des dernières crises

Un véritable succès, réunissant sur les deux jours entre trois cents et quatre cents participants
Un véritable succès, réunissant sur les deux jours entre trois cents et quatre cents participants

… mais encore ? Et quid des « chétifs » ?

Or, autant ce style imagé est plaisant et « parlant » dans le domaine poétique, autant on peut sérieusement s’interroger sur la validité philosophique et l’utilité pratique de ce type de métaphore et de « morale » dans le domaine social, dès lors qu’on prétend les appliquer à notre espèce… Car, ainsi que le clamait l’une des participantes de l’atelier prolongeant la réflexion sur le même thème : « Nous ne sommes pas des arbres ! ». Et surtout, ce type de métaphore ne nous dit rien de la méthode qui serait indiquée pour les humains, permettant d’acquérir ladite robustesse, qualité apparemment « à toute épreuve », si on n’a pas la chance de l’avoir reçue au berceau, en naissant dans un milieu privilégié. Aussi, ne risque-t-on pas, même inconsciemment et « innocemment », de valoriser une idéologie implicitement élitiste et méritocratique, où l’on célébrerait les « forts » et les « adaptés », et déprécierait les « malingres » et les « handicapés sociaux » (ou considérés comme tels) ? Une conception spartiate, pour ne pas dire « eugéniste », qui évoque des souvenirs des plus funestes, a fortiori en temps de crise.

La « résilience », un simulacre de résistance ?

Une autre critique, encore plus radicale, opposée à cette approche, a été portée par l’un des invités suivants, l’économiste et chercheur Thierry Ribault, lequel s’intéresse à la problématique de l’emploi dans le secteur des services. Et qui, par ailleurs, est aussi connu pour sa réfutation implacable du concept archirebattu de « résilience », en adversaire déclaré de son inventeur (ou du moins principal promoteur), le célèbre éthologue et psychanalyste Boris Cyrulnik, devenu la coqueluche des médias, qu’il n’hésite pas à taxer d’imposteur, voire de charlatan (1). Et c’est bien à ce titre que les organisateurs l’avaient convié à faire partie du panel introduisant les deux jours de réflexion, une entrée en matière iconoclaste, prenant d’entrée de jeu le contre-pied de conceptions très en vogue dans la sphère médiatique et politique, mais aussi largement passées dans la vulgate du secteur de la santé et du social. En effet, pour Ribault, le fait de substituer le terme plus commun et accessible de « robustesse » à celui de « résilience » ne change rien à l’affaire : dans les deux cas, « on sent bien qu’on est dans le même registre : celui de l’adaptabilité « requise », de l’injonction à être « congruent », à adopter « LE » comportement censément « adéquat », face à la violence et à l’oppression qu’on subit ». En d’autres termes, à faire preuve de « flexibilité », comme le roseau de la fable… et comme nous y incitent les injonctions patronales ! Et l’économiste de s’emporter contre une terminologie (et une idéologie) qui, précisément au nom de l’émancipation, de la défense des faibles, de l’apologie de la créativité et de la ténacité humaines… promeut en fait une attitude, sinon de résignation, en tout cas de « résistance passive », où l’on nous exhorte à « prendre sur soi » et à « tenir le coup », sans plus. De plus, souligne-il, ce prétendu remède s’adresse exclusivement aux individus, censés trouver, par et en eux-mêmes, l’énergie et les ressources pour s’en sortir, même face aux épreuves les plus terribles. Soit une approche ignorant absolument les notions de lutte et d’organisation collectives, en vue de conjurer les menaces pesant sur nos sociétés, ou plus humblement arracher des améliorations pour l’ensemble de la population. Conception s’accordant parfaitement avec l’ère du néolibéralisme, foncièrement individualiste, prônant « la responsabilité individuelle», « le développement personnel », le « bien-être » narcissique…

« L’injonction à adopter « LE » comportement « adéquat », face à l’oppression qu’on subit »

Opération de séduction et de manipulation politique, donc : il suffit de voir la manière dont Macron et ses ministres (mais aussi « Sainte Sophie » Wilmès et Alexandre De Croo, chez nous) ont usé et abusé de ce néologisme pour « saluer » l’attitude des métiers de la santé, et plus globalement de services, durant la pandémie de Covid19 (ou, pire encore, dans la bouche de Didier Reynders et Guy Verhofstadt en 2007-2008, pour se réjouir la « bonne tenue » des banques belges, lors de la crise des subprimes). Mais, tandis qu’on flatte ces professions, saluées comme « essentielles », par des applaudissements à nos fenêtres ou sur nos balcons, et des compliments creux et des plus convenus… on ne leur concède que cette monnaie de singe, en leur refusant simultanément le financement indispensable pour qu’elles puissent accomplir leur mission en sécurité, fût-ce la plus élémentaire et vitale. Et plus largement, dans des conditions de travail dignes et supportables, avec des salaires correspondant tant aux risques encourus qu’à leur aveuglante utilisé sociale – sans parler de leur abnégation et leur bravoure, forçant le respect. Un minimum minimorum, qu’elles réclament à cor et à cri depuis des décennies de « colère blanche ».

Une exigence intransigeante d'égalité économique, sociale, culturelle et scolaire pour tous

Dès lors, on voit les acteurs du « Care », envoyés au front sans aucune protection, bricoler eux-mêmes des chasubles de fortune taillées dans des sacs poubelle, ou des masques « maison » cousus dans des tissus « de récup », et, dans la tourmente, accumuler les heures sups et sacrifier même une bonne part de leurs congés, pour parer « au plus pressé », à « flux tendu » – des pis-allers qu’on nous présente comme le summum de la solidarité, « un comble », selon Thierry Ribault. Et le pourfendeur de la résilience en conclut que ce genre de démarche prétendument « spontanée » démontre hélas en fait le contraire : l’efficacité du matraquage politique et médiatique dominant, appelant les « citoyens » à pallier les manquements, l’incompétence et le cynisme de l’État et du gouvernement. Bref, pour lui, rien ne trouve grâce à ses yeux dans cette tarte à la crème, tout est à jeter, dans ce qui ne serait rien d’autre qu’une baudruche « tendance », un pur effet de mode, mais qui, de près ou de loin, ne s’apparente pas à une véritable résistance. Laquelle, elle, est par définition une attitude conflictuelle et non « adaptative », qui vise à contrer un mal, en agissant sur ses causes profondes, et non sur ses effets et ses « symptômes ». Au final, ce discours participerait à la « fabrique du consentement » dont parle Nam Chomsky, un peu comme, à la fin des années 70, l’action « humanitaire » s’est substituée à l’engagement politique.

Quand l’inégalité renforce les discriminations et décuple l’exclusion

Hormis ce penseur aussi iconoclaste que clivant, mais de ce fait assez stimulant, même si nous sommes loin de partager entièrement sa charge unilatérale, parmi les autres orateurs que nous avons entendus, ceux qui, à notre estime, ont vraiment fait avancer le schmilblick, ont été tout d’abord Andrea Réa (2), secouant le cocotier de la politique gouvernementale en matière d’immigration, de migration, et de sans papiers… D’une part, en en dénonçant le caractère scandaleux – Maggie De Block et Sammy Mahdi ne différant en rien de Théo Francken (sauf, cosmétiquement, pour le second, moins « cash »  dans son langage, en bon jésuite CD&V) – et la confondante et quasi unanime indifférence des politiciens, sourds et insensibles aux cris d’alerte des associations de terrain. Et d’autre part, en soulignant le lien évident entre inégalités sociales et discrimination raciste. Les principales cibles de cette dernière se trouvant archimajoritairement dans les mêmes catégories sociales défavorisées, et laissées pour compte sur tous les plans : logement, enseignement, emploi/chômage… Avec « en prime » , une « minoration » encore accentuée en leur sein pour les femmes, coincées entre double journée et double peine à tous les étages.

Le seul espoir d’un changement résidant selon lui dans un rassemblement de la colère sociale, qui monte de plus en plus perceptiblement, redoublée depuis l’explosion des prix de l’énergie, pour la concentrer vers (contre ?) le pouvoir en place, autour de quelques objectifs fondamentaux et communs. Avec comme fil conducteur une exigence intransigeante d’égalité économique, sociale, culturelle et scolaire pour tous.

Une Sécu conçue à l’origine comme (quasi) universelle...

Quant au troisième de ces empêcheurs de penser en rond, il s’agit de Daniel Zamora (3), dont nos lecteurs connaissent bien les thèses très convaincantes sur le basculement régressif que la Sécu a connu, depuis sa création très généreuse et « généraliste » en 45, où l’on envisageait même qu’elle finirait rapidement par inclure l’ensemble de la population. En ce compris les catégories sociales exclues et « déclassées », aujourd’hui prises en charge (… « ou pas ») par les CPAS, catégories à l’époque très marginales, qui devaient, croyait-on, tôt ou tard rejoindre les rangs des bénéficiaires de la Sécurité sociale, quel que soit leur « statut » (à l’emploi ou non, ayant cotisé ou non…), selon un principe de solidarité universelle. L’état de besoin étant à l’époque considéré comme suffisant en soi pour faire de celles et ceux qui en étaient victimes, automatiquement et sans conteste, des « ayants droit » à l’aide publique.

… progressivement « dénaturée » en une assistance  conditionnée

Une vision généreuse et véritablement sociale, mais qui, face à la crise et à la montée spectaculaire de la misère à partir des années quatre-vingt, puis tout au long des deux décennies suivantes, a connu une véritable révolution copernicienne, pour se muer en son exact contraire : une aide toujours plus parcimonieuse et rationnée, et surtout conditionnée et donc conditionnelle, avec des exigences croissantes imposées en « retour » . Et pire, même : préalablement, comme un « droit d’entrée » , une obligation pour bénéficier d’un revenu de survie et/ou du moindre « avantage » social, désormais présentés comme une forme de faveur. Virage à 180 degrés entamé en 2002 par la réforme Vande Lanotte imposée aux CPAS, et poursuivie en 2004 par le plan Vandenbroucke très similaire, au sein de l’assurance chômage, et aujourd’hui dans le secteur de la santé, avec les opérations de type Back to work. Le tout fondé sur la promotion d’un soi-disant Etat Social Actif, philosophie « activatrice » , culpabilisante, stigmatisante, méritocratique et ouvertement discriminatoire, où ce sont les soi-disant « assistés »  (traduisez « passifs » , « inactifs », « improductifs » , « irresponsables » … on en passe des plus infâmes) qui sont sommés aujourd’hui de « payer leur dette »  à la société, sous peine d’exclusion. Une vraie chasse aux sorcières, permettant de leur appliquer un traitement de parias, surveillés, harcelés et ciblés en tant que soi-disant  « profiteurs«  et/ou « fraudeurs » , se complaisant dans leur situation. 

Une ruche bourdonnante… mais un peu brouillonne

Un regret, dans l’organisation de ce qui fut par ailleurs un véritable succès, réunissant sur les deux jours entre trois cents et quatre cents participants : les ateliers (pas moins de quatorze !) ne se terminant pas tous simultanément, beaucoup de participants sont arrivés plus d’une fois tardivement aux « plénières »  qui s’ensuivaient. Ce qui nous a donc fait manquer notamment les exposés de Daniel Richard, Secrétaire général de la FGTB Verviers, très actif dans la défense des chômeurs et des allocataires de CPAS, et figure bien connue de la gauche altermondialiste, et de Martin Willems, permanent CSC et responsable des United-freelancers, plus particulièrement engagé dans le soutien au combat des livreurs à vélo « ubérisés » du type Deliveroo et Uber Eats.

A la recherche de l’introuvable « convergence des luttes »

Heureusement, nous avons par contre pu entendre Felipe Van Keirsbilck, Secrétaire général de la CNE, Arnaud Levêque, Secrétaire fédéral de la Centrale générale de la FGTB, et Frédérique Mawet, Secrétaire générale de Changement Pour l’Egalité, introduire la très riche discussion de l’atelier « Faire Front » , reprenant le nom d’un récent projet (4). Autrement dit, posant la question lancinante au sein du mouvement social : comment réaliser vraiment la rituellement invoquée  « convergence des luttes », un peu le monstre du Loch Ness dans la gauche progressiste et activiste. Un chantier ouvert et encore largement inabouti, les quelques tentatives antérieures en ce sens, de D19 à TAM TAM, en passant par Hart boven Hart-Tout autre chose et Acteurs du Présent (pour ne citer que les plus significatives)… n’ayant, après des débuts prometteurs, pas fait long feu. Et en tout cas, sans engranger jusqu’ici de résultats très probants sur le plan politique. Ni même, ce qui est plus regrettable encore, en termes de rassemblement suffisamment massif, large et surtout durable, pour ne pas dire permanent, de la résistance sociale, certes dans le respect de toute sa diversité, mais cependant capable d’agir de manière unitaire et coordonnée – condition sine qua non de la victoire -, autour de quelques grands objectifs communs. Après un tour de table sur les leçons à tirer de ce relatif échec (selon les termes mêmes de Felipe Van Keirsbilck), diverses suggestions et propositions concrètes ont été avancées, avec la volonté que « cette fois soit la bonne ». Des pistes que l’équipe pilotant « Faire Front » compte bien faire siennes, dans les semaines et les mois à venir. Enfin, une autre source d’inspiration très motivante parmi les prises de parole fut, dans un des ateliers organisés sur l’axe « Inégalités », le très intéressant bilan dressé par Freddy Bouchez, militant de l’association Défense des Allocataires Sociaux, qu’on ne présente plus à nos lecteurs, retraçant le difficile mais ô combien indispensable combat qu’elle mène valeureusement depuis bientôt deux décennies pour la défense des bénéficiaires des CPAS, et singulièrement contre leur « activation » forcée.

Comment réaliser vraiment la rituellement invoquée  « convergence des luttes » ?

Un « programme commun » lucide autant que combatif

Pour le contenu des débats, nous nous en tiendrons à cet échantillon, forcément lacunaire et subjectif. Malheureusement, la place accordée au point de vue des « experts », et plus globalement la partie « état des lieux et diagnostic » (parfois fort répétitive), s’est donc taillée la part du lion, au détriment de la réflexion et discussion sur le « Que faire ? », réduites dès lors à une peau de chagrin, et ramassées dans les ateliers du vendredi après-midi et la plénière clôturant la deuxième journée, qui s’est heureusement révélée très productive et pugnace. Laquelle a consisté en un référendum sur quelle action (au singulier) la Plate-forme devait privilégier, à court terme (« d’ici un an ») et sur un objectif concret et ponctuel, et quelle autre, plus ambitieuse, concevoir à moyen terme (« dans les cinq années à venir »), sur un axe plus global et transversal. Le vote se faisant à bulletin secret, sur base des choix ayant émergé au sein des divers ateliers qui avaient précédé, et présentés par leurs divers rapporteurs.

Deux priorités : Stop au « tout au numérique »

En ce qui concerne l’échéance rapprochée, ce fut un véritable plébiscite pour l’arrêt (et même la suppression, pour ceux déjà en pratique) des plans de digitalisation systématisée du travail social, et au-delà, de l’ensemble des services publics – et « au public », car l’associatif n’est pas épargné par cette conversion de plus en plus contrainte. Et, corollairement, le retour, au moins minimal dans un premier temps, aux « guichets », où la population puisse trouver des interlocuteurs en chair et en os, leur accordant un véritable accueil – humain et bienveillant, ont insisté pas mal d’intervenants -, une écoute et une véritable aide, pour répondre à leurs besoins et leurs problèmes criants. (Lire ici). Toujours dans les buts à court terme, une proposition analogue mais plus ciblée a été adoptée en complément : l’introduction d’un recours commun contre l’ordonnance de la Région bruxelloise surnommée le « Brussels Digital Act » , instaurant « le numérique par défaut », qui, comme son nom l’indique, vise à faire du digital la règle, et le papier (et plus encore l’ouverture des services au public) l’exception. (Lire ici et ici).

Non au « tout au digital et au distanciel » !

Le fait que ce soit ces deux sujets qui ont recueilli le plus de suffrages pour une action immédiate, et suscité l’approbation unanime quand ils ont été annoncés, est des plus significatifs. Cela révèle l’ampleur de la menace, constatée et dénoncée tout au long de ces deux journées, que représente ce « tout au digital et au distanciel », contaminant autant les services publics que le secteur non-marchand. Une fuite en avant technocratique sournoisement à l’œuvre depuis une petite décennie, avec notamment le développement croissant du télétravail, ou encore le capitalisme de plate-forme à la Uber, mais qui a connu un inquiétant coup d’accélérateur à la faveur de la pandémie et du confinement. Lesquels ont offert un alibi rêvé pour généraliser ce « modèle » de gestion désincarné, déshumanisé et standardisé, illustré dramatiquement par la funeste réforme du Forem, sur laquelle nous avons alerté sans relâche dans ces colonnes (5). Ou, plus parodiquement, par « En Marche », formidable film anticipant génialement cette dernière, sous la forme d’une satire sur « le meilleur des mondes » qu’on nous prépare de manière… masquée. (Lire ici).

... et suppression du statut « cohabitant »

Quant à l’axe sélectionné, haut la main, comme horizon plus lointain, ce fut une campagne contre le statut cohabitant et ses effets pervers, aussi bien dans le régime chômage que pour l’octroi de l’aide des CPAS, ou encore dans l’assurance maladie-invalidité. Une iniquité frappant là encore les catégories les plus fragilisées, dont un grand nombre de femmes, pénalisant la solidarité de proximité et ne laissant qu’un choix cornélien et indigne aux victimes de ce statut discriminatoire. Soit se résigner à ne recevoir qu’une allocation amputée quasi de moitié, soit prendre le risque d’une clandestinité hasardeuse et débilitante, pour celles et ceux qui veulent malgré tout vivre ensemble, mais cherchent à échapper à l’octroi, « en pénitence », de ce revenu même pas de survie… et à la traque contre les vilains « tricheurs/abuseurs » !

Ici aussi, et dès l’origine, la dénonciation de ce scandale a constitué l’un des chevaux de bataille de notre Collectif et de sa revue. Nous ne pouvons donc que nous réjouir de ce que ces enjeux cruciaux fassent aujourd’hui l’objet d’une très large mobilisation de la part des secteurs concernés.

(1) Lire son ouvrage polémique « Contre la résilience », aux éditions L’échappée, collection « Pour en finir ».

(2) Andrea Rea est professeur de sociologie de l’ULB, co-fondateur du Groupe d’étude sur l’ethnicité, le racisme, les migrations et l’exclusion (GERME), chercheur associé au Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL).

(3) Daniel Zamora est professeur de sociologie à l’ULB. Lire « De la sécurité sociale à l’assistance sociale », Entretien avec Daniel Zamora, FNRS, Ensemble ! n°97, septembre 2018, p.8.

(4) Lancé dans la foulée de la Carte blanche « Gérer l’urgence puis réinventer l’avenir »  le 1er avril 2020, « Faire Front » déclare dans son texte fondateur, son « intention de créer une force capable de concrétiser des conquêtes sociales et une rupture écologique. pour encourager la solidarité intersectorielle et décloisonner les luttes ».

(5) Voir nos dossiers dans les n° 103, 104, 105 et 106.

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