culture

La précarité sur les planches et les écrans

L’art et le social se rencontrent souvent et plus encore ces derniers temps. Tour d’horizon de quelques perles que ces échanges ont créées…

« En Marche », film prémonitoire, sous une forme allégorique et volontairement ubuesque.
« En Marche », film prémonitoire, sous une forme allégorique et volontairement ubuesque.

Depuis une bonne décennie, au cinéma comme au théâtre, on note la frappante récurrence du thème de la précarité, et des invisibles que la pandémie a subitement mis en lumière : les divers « sans », sans-logement, sans-abri, sans-papiers, chômeurs et allocataires sociaux, mais aussi professions sous-prolétarisées, « taylorisées » et « ubérisées »…

Inspiration triste mais... réconfortante

Troublant signe des temps, à la fois positif, en ce qu’il reflète l’intérêt et le souci grandissant de créateurs pour l’état du monde, et singulièrement face à la misère croissante y compris chez les « travailleurs pauvres »… et négatif, de ce fait même, comme un symptôme d’une société à la dérive. Nous recensons ici une sélection d’œuvres plus ou moins récentes, illustrant cette tendance de plus en plus perceptible, échantillon non exhaustif et délibérément subjectif, en fonction de celles que nous avons vues, ou du moins qui ont le plus attiré notre regard. Mais aussi d’autres plus anciennes, pionnières du genre, dont on redécouvre combien elles avaient capté anticipativement des évolutions en cours, qui se sont clairement confirmées aujourd’hui, avec la force de l’évidence.

Un premier exemple, qu’on a pu découvrir en 2018, est la comédie « Les Invisibles », adaptation du livre de Claire Lajeunie, « Sur la route des invisibles, femmes dans la rue », avec la très médiatique et décalée Corine Masiero (la fameuse Capitaine Marleau de la série à succès) en tête d’affiche. Ce film joyeusement déjanté met en scène des travailleuses sociales, qui apprennent que leur parcimonieuse subvention leur est soudainement retirée, menaçant de réduire à néant tout le méritoire travail de fourmis qu’elles ont patiemment réalisé depuis des années avec des femmes SDF, car la « rentabilité » de leur service est jugée insuffisante, avec un « score » annuel de 4 % seulement de réinsertion de ces naufragées…

…et même parfois désopilante

Refusant de se laisser abattre, celles-ci décident alors de trouver à tout prix les moyens de financer la poursuite de leur mission : méthodes des plus « originales » et fort peu conformes aux règles en vigueur… Une manière légère mais néanmoins pénétrante de dépeindre la galère du sans-abrisme au féminin, mais aussi et au moins autant, des travailleuses/eurs sociales/aux, confronté-e-s elles/eux aussi aux « politiques de crise » à l’œuvre tous azimuts – y compris, cyniquement, dans les secteurs justement censés tenter de remédier tant bien que mal à la paupérisation galopante.

Un petit bijou de sensibilité et d’intelligence.
Un petit bijou de sensibilité et d’intelligence.

Les galériennes de « l’aide à la personne »

Soit dit en passant, un élément, pas si anecdotique qu’il n’y paraît, qui mérite d’être souligné, est la quasi homonymie du film en question avec « Invisibles », un one woman show paraît-il remarquable, et qui, lui, traite de la condition des aides familiales. Comme le résume éloquemment le metteur en scène, Michaël De Clerq, du Collectif Libertalia, dans sa présentation du spectacle : « Seule en scène, la griotte Nadège Ouedraogo nous conte le quotidien bouleversant et singulier d’aides familiales. À travers ces témoignages, tantôt étonnants, tantôt détonants, se font entendre les voix de celles qui prennent soin des lieux et des corps de personnes défaillantes. Ces femmes « courages », fortes et fragiles, sensibles et intuitives, lumineuses ou réservées, passionnées par leur métier, sont aussi quelquefois au bord de l’épuisement ou de la crise de nerfs. »

Une lumière crue et éclairante sur ces métiers de l’ombre

Autre exemple assez proche, le documentaire « Au bonheur des dames », consacré aux aides ménagères, dont nous avons pu prendre connaissance juste avant la pandémie. De belle facture et pas dénué d’intérêt, avec de réels moments de grâce, comme le final poétique en forme de ballet solitaire, celui-ci nous montre toutefois une vision un peu plus (trop ?) « rose », ou du moins pas autant en demi-teinte, des conditions de travail dans cette profession.

Une approche biaisée et qu’à moitié convaincante

Défaut s’expliquant certainement par le fait que, pour d’évidentes raisons pratiques, l’ensemble du film montre la réalité d’UNE entreprise de titres-services spécialisée dans le nettoyage domestique, avec l’assentiment et la coopération de la directrice et « propriétaire » de celle-ci. Un accord qui dénote de sa part une manifeste bonne volonté, et même, dans son discours, une certaine clairvoyance et une sollicitude quelque peu équivoque face aux tares inhérentes à un tel métier – y compris quant à sa propre responsabilité, fût-elle indirecte, dans l’exploitation souvent sordide et les préjudices que subissent ses « employées ». Approche comportant cependant, et inévitablement, toutes les limites du genre : une telle enquête « autorisée » (comme on dit des biographies de certaines personnalités) ne pouvant livrer qu’une part, la moins négative, de cette relation par essence biaisée, quelles que soient par ailleurs la sincérité et même la mauvaise conscience (relative) de cette patronne paternaliste. Un choix ne rendant compte que très partiellement et imparfaitement de la pénibilité, du manque de respect, de la charge physique et psychologique… que subissent ces femmes reléguées dans ce travail « domestique », avec toute la portée symbolique de ce qualificatif.

Ken Loach s’est interdit d’enjoliver une réalité objectivement démoralisante (« Sorry, we missed you »).
Ken Loach s’est interdit d’enjoliver une réalité objectivement démoralisante (« Sorry, we missed you »).

Une lumière bien plus crue

Sous cet angle, les trois films suivants nous paraissent bien plus proches de ce qu’endurent vraiment les modernes « femmes de chambre ». Tout d’abord, une fiction sortie il y a peu sur les grands écrans, avec Juliette Binoche dans le rôle titulaire, inspirée par l’enquête incognito de la journaliste et écrivaine Florence Aubenas au sein du milieu impitoyable des nettoyeuses de ferries, expérience éprouvante qu’elle a relatée dans un livre coup de poing, et dont l’action, comme le titre l’indique, se déroule dans le port français d’ « Ouistreham » (il y a eu une époustouflante adaptation théâtrale du même livre)… Ensuite, le troisième opus de François Ruffin, « Debout, les femmes ! » , qui part à la rencontre d’auxiliaires de vie sociale, d’accompagnantes d’élèves en situation de handicap, et de femmes de ménage… toutes plus exploitées les unes que les autres, et nous en livre une galerie de portraits aussi touchante que percutante. Et enfin, « A la vie », un documentaire vibrant de la réalisatrice Aude Pépin, centré sur le métier, trop méconnu et insuffisamment reconnu, de sage-femme, tel qu’il se pratique en France. Lors de sa présentation au Caméo organisée par les Femmes Prévoyantes Socialistes, en prélude à la journée des droits des femmes, c’est un petit bijou de sensibilité et d’intelligence qu’on a découvert. Laissons la parole aux producteurs du film «  Chantal Birman, toujours accompagnée de sa valise, sillonne la banlieue afin de rendre visite à de jeunes mères. Elle leur prodigue soins et conseils pour vivre au mieux cette période qui suit l’accouchement et qui, pour certaines, est un moment de grande solitude. À 70 ans, Chantal Birman est une référence dans la profession. Elle a toujours mêlé la lutte féministe au métier de sage-femme. En est-il possible autrement ? C’est comme cela qu’elle a intégré le MLAC (Mouvement de libération pour l’avortement et la contraception), au sein duquel elle a pratiqué des avortements clandestins ». Également syndicaliste dans l’âme, l’infatigable militante souligne sans cesse les aspects qui restent à conquérir, ou à tout le moins à préserver, dans une profession encore trop laissée pour compte, et sous pression. Appliquant et défendant une approche toute en douceur, respectueuse et traitant les femmes comme des partenaires à part entière de leur grossesse et leur accouchement, bien loin des impératifs néolibéraux de « rentabilité », elle transmet avec persévérance cette expérience aux praticiennes qu’elle rencontre. Un partage qu’elle poursuit tout particulièrement avec la jeune et épatante stagiaire qui l’accompagne régulièrement dans ses tournées, durant sa course quotidienne contre la montre, entre visites aux futures ou récentes mamans, réunions d’équipe ou syndicales, manifestations féministes… « Sororelle » et passionnante confrontation, entre la perception contemporaine, pleine de doutes, de cette « milleniale », et les convictions inébranlables et parfois abruptes de son aînée post-soixante-huitarde, forgées dans les combats de sa jeunesse.

Une vision de plus en plus désespérée...

Cela dit, au-delà de cette « actualité », même s’il s’accroît de manière spectaculaire, le foisonnement de fictions ou d’enquêtes documentées tirant leur sève de la sueur des hommes, et le plus souvent, des femmes se vouant à ces métiers « essentiels » – ou, un échelon plus bas, du calvaire de celles et ceux qui sont carrément exclus du marché du travail (1)…- n’est pas vraiment un phénomène nouveau. Pour ne citer que quelques exemples plus anciens, rappelons notamment « I, Daniel Blake », l’avant-dernier film de Ken Loach qui a recueilli la palme d’or à Cannes en 2016, centré sur l’activation des chômeurs en Angleterre, encore plus violente que chez nous. Un sujet qu’il avait déjà traité une petite vingtaine d’années plus tôt avec « My name is Joe », mais de façon moins accablante. Car, à cette époque, tout en dénonçant ce harcèlement et cet acharnement étatique contre « ceux que la société rejette », il pouvait encore faire une place à la sourde résistance opposée par les sans-emploi (in)soumis à ces procédures infantilisantes et débilitantes, avec même des moments des plus réjouissants.

… voire désespérante ?

Plus rien de tel ne vient nous remonter le moral dans les aventures de son actuel frère de misère, le brave Daniel. Evolution également symptomatique de « l’air du temps », que l’on constate de façon encore plus saisissante avec le récent « Sorry, we missed you » (Désolé de vous avoir manqué »), décrivant le sort des livreurs express, non à vélo mais en camionnette, faux indépendants et vrais esclaves du capitalisme « de plate-forme », dont la conclusion est encore plus noire. Certes sous la forme d’une fin « ouverte », mais néanmoins très inquiétante quant au sort du (anti) héros, livré (si on ose dire) à un destin qu’on devine sans issue…

Mais où sont donc les syndicats ?

Interrogé par une journaliste du Soir  (2) sur cette inexorable « chute », tant de l’histoire que de son acteur principal, le vieux combattant a répondu très honnêtement que, cette fois, il s’était interdit d’enjoliver une réalité objectivement démoralisante, en donnant à son scénario un artificiel happy end. Option qui lui aurait paru indécente, eu égard au contexte social, professionnel et économique totalement dégradé dans lequel ces nouveaux damnés de la Terre se débattent, sans plus la moindre échappatoire ni capacité de défense collective. Et de conclure en pointant la crise inédite du syndicalisme que provoque et en même temps révèle cette alarmante détérioration du marché du travail, à un niveau sans précédent en Europe depuis l’après-guerre. (3) Pour une fois, même l’inlassable chantre de la condition et de la lutte ouvrières a dû se résoudre à opter pour le pessimisme de l’intelligence, plutôt que pour l’optimisme de la volonté, autre indice de la gravité de la situation sous l’angle de la lutte des classes.

Dissection clinique

Dans la même veine que « I, Daniel Blake », celle de la dissection « clinique » de l’État social actif tel qu’il fonctionne au quotidien, dans sa banalité mortifère, nous ne pouvons pas ne pas rappeler le formidable documentaire « Bureau de chômage ». Un véritable chef-d’œuvre datant déjà de 2015, mais n’ayant rien perdu de son actualité malgré les diverses réformes ultérieures dans la gestion du chômage, tant la « philosophie » déshumanisante qui les inspire toutes demeure obsessionnellement l’aberrante et pernicieuse « activation » des exclus du marché du travail : chômeurs, malades, invalides, (pré)pensionnés, et autres allocataires sociaux…

Le pessimisme de l’intelligence, plutôt que l’optimisme de la volonté

Alain Eloy joue dans « En Marche » le tout dernier contrôleur de l’ONEm…
Alain Eloy joue dans « En Marche » le tout dernier contrôleur de l’ONEm…

Fabuleuse fable

Last but not least, c’est un constat très similaire qui sous-tend un nouveau film, de fiction, celui-là, achevé à la veille du premier confinement, et ironiquement intitulé « En marche » (4). Celui-ci relate les derniers jours de la carrière d’un « facilitateur » de l’ONEm, intimement convaincu du bien-fondé et même de la nature bienveillante et bienfaisante de sa « mission ». Mais qui, au fil des auditions, face à la résistance et à la clairvoyance des « contrôlés » lui tenant tête et le remettant en cause, tantôt avec ironie, tantôt avec une franchise brutale, perd pied et confiance, et réalise progressivement l’inanité, l’absurdité et la cruauté de son rôle effectif.

Cette implacable et délectable fable sans morale nous donne à voir, avec une jouissive acuité, le vécu des « chercheurs d’emploi » dans leur confrontation avec une administration aussi obtuse que mesquine et inhumaine. Mais ici, sous une forme parodique – ou plus exactement tragi-comique, car si elle n’est pas avare de moments truculents, elle débouche sur un ultime et lugubre coup de théâtre. Épilogue aussi abrupt qu’inattendu, qui ne laisse plus aucune place au doute quant à la barbarie de cette machine à broyer, aussi « bien » les « usagers les plus faibles » de la route… tracée d’avance par l’État social actif, que les travailleurs chargés de mettre à « exécution » cette procédure aussi inique qu’inepte. Une satire qui apporte un parfait complément au film précédent (lequel l’a d’ailleurs largement nourri, notamment grâce au visionnage de ses rushs), avec en prime la précieuse soupape du rire, dans un scénario à la mécanique impeccable, enchaînant toute une série de situations plus drôlatiques les unes que les autres…

Des munitions pour le combat social et culturel

C’est pourquoi, en accord avec ses auteurs et le distributeur du film, notre Collectif a décidé d’en faire le support d’une campagne dénonçant l’indignité et la perversité institutionnalisée et délibérément kafkaïenne de cette chasse aux chômeurs, ouverte toute l’année depuis deux décennies. Avec un accent tout particulier sur le caractère toujours plus standardisé, désincarné et déshumanisé de la procédure de contrôle de la disponibilité des chômeurs. Et, pire encore qui se veut désormais prioritairement « digitale » et « distancielle », faisant fi de la «  fracture sociale et numérique », dont on nous rebat pourtant les oreilles, très largement partagée au sein de ces « cibles » toutes désignées. Cette discrimination, assumée de façon décomplexée au nom d’une certaine vision de la « modernité », condamne les plus précarisé-e-s à une aggravation renforcée de leur exclusion au sens large… et à terme, pour la plupart, à une exclusion au sens strict de l’assurance chômage.

Une implacable et délectable fable sans morale qui donne à voir le vécu des « chercheurs d’emploi »

Une menace dont la récente réforme du FOREM, dénoncée depuis des mois dans ces colonnes (5), nous offre un exemple aussi caricatural que désastreux. Or, un des autres mérites de ce film prémonitoire, parachevé in tempore non suspecto, un bon deux ans avant celle-ci, est qu’il préfigurait génialement ce funeste virage, mais ici, sous une forme allégorique et volontairement ubuesque. Cela, en faisant de son personnage principal « le tout dernier contrôleur de l’ONEm », apprenant sans préavis (si on ose dire) son remplacement imminent par un logiciel jugé plus efficient, pour le boulot purement « machinal » auquel sa fonction s’est réduite. Quand on dit que les artistes sont souvent des visionnaires…

Certes, il n’y a pas lieu de se réjouir de cette floraison suscitée par le développement fulgurant du « précariat », nouvel avatar du lumpenproletariat. Mais, du moins, la grande qualité de ces productions, tant formelle que dans leur charge de témoignage et de dénonciation, peut elle utilement contribuer à une prise de conscience plus massive des ravages causés par cette sape systématique du droit du travail, des conventions sociales, et de la Sécurité sociale. « C’est déjà ça », comme le chantait l’ami Souchon…

(1) Un modèle du genre reste le formidable spectacle « Combat de Pauvres », de l’ex Compagnie Art &tça, pour lequel nous avons servi partiellement de source d’information, et ensuite réalisé une série d’animations en milieu scolaire, associatif, ou en « bord de scène » dans le prolongement des représentations – voir Ensemble ! n° 98.

(2) Bradfer Fabienne, « Ken Loach tape toujours sur le même clou », Le Soir, 28/10/2019.

(3) Du moins lorsque le cinéaste tournait son film, car depuis, des ébauches de lutte commune ont commencé à se développer, avec des premiers succès, comme avec les initiatives « autonomes » et/ou syndicales en ce sens, en France et en Belgique – voir notamment Ensemble ! n°104 p. 56, n°89 p. 36, n°88 p. 40.

(4)  Voir le site du collectif 1chat1chat

(5) A ce propos, lire les dossiers publiés dans Ensemble !  n° 103, 104, 105 et 106.

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