digitalisation

Numérisation rime avec déshumanisation

Les derniers jours de l’été 2022 ont connu des mobilisations sociales inédites, organisées contre la « dématérialisation » des services au public. Récit d’une manifestation de rentrée.

A défaut de pouvoir voir un humain, qu’on puisse au moins le joindre par téléphone, sans le renvoyer à un mail…
A défaut de pouvoir voir un humain, qu’on puisse au moins le joindre par téléphone, sans le renvoyer à un mail…

En ce début septembre, les impressions sont nettes. Nous écoutons, regardons et, même, reniflons : tout sent la rentrée dans les rues de Bruxelles. Les adolescents reprennent le parcours matinal vers l’enseignement alors que les enfants, eux, accompagnent les parents vers l’école, parfois en hurlant ne pas vouloir y aller… De même, d’ailleurs, que certains adultes de retour de vacances, foulant un sol aux relents olfactifs de pluie. La mort dans l’âme, tous traînent les pieds sous un ciel redevenu gris après deux mois de sécheresse. En fin de matinée, la routine bruxelloise est percutée par l’inattendu. Au pied de la Tour des finances, aberration urbanistique posée sur les gravats du quartier reliant jadis la Cathédrale à la porte de Schaerbeek, plusieurs centaines de manifestants se massent… Leur présence, elle, marque la rentrée politique : celle des mouvements sociaux.

Dans nos préoccupations essentielles, nous tenons toujours à garder trace des mouvements sociaux en Belgique, laissons dès lors la parole aux acteurs de cette mobilisation et entrons prendre la température de ce mouvement emblématique de ce premier quart de vingt et unième siècle… Contrairement au vent qui fouette les visages, c’est chaud bouillant. De colère !

Des droits sociaux en perdition dans le numérique

Le 8 septembre se tient chaque année la Journée internationale de l’alphabétisation. En 2022 l’asbl Lire et Écrire Bruxelles a décidé d’appeler à une « Mobilisation contre la dématérialisation des services au public, dont les personnes en difficulté avec l’écrit sont les premières victimes. » Devant deux institutions bruxelloises, des « files géantes » sont au programme pour revendiquer le maintien d’êtres humains aux manettes, lors des nécessaires démarches administratives des Belges. (1) Le premier lieu, nous y sommes, est la Tour des Finances, dont le manque d’accès a provoqué un large chaos au moment de la remise des déclarations d’impôts. Le second lieu choisi est la Maison communale de Schaerbeek, dont le bourgmestre – momentanément empêché – n’est autre que Bernard Clerfayt, l’actuel ministre bruxellois de la « Transition numérique », des termes souvent – mal – associés à une supposée « simplification administrative ».

L’automatisation provoque une colère profonde dans le monde associatif instrumentalisé par les autorités politiques

Ça saute aux yeux des centaines de personnes présentes, la mobilisation est plus que réussie. De nombreuses pancartes sont brandies, parfois vers les automobilistes arrêtés au feu rouge du Boulevard du Jardin botanique, qui répondent en actionnant leur klaxon… Les slogans sont plutôt clairs, dont le premier aperçu, brandi par un jeune homme : « Pas internet » ! D’autres signalent « Dématérialisation = déshumanisation », « Prendre rendez-vous en ligne, c’est difficile », « Pas de machines mais des personnes », « Un rendez-vous face à face », « On a besoin de personnes pour expliquer à la commune », « Pas de fermetures des guichets », « Il faut considérer les gens qui ne savent pas lire ni écrire le français », ou encore « ERROR 404. Service public introuvable ».
Daniel Flinker, Coordinateur Recherche au sein de l’association Lire et Écrire Bruxelles, prend la parole pour expliquer haut et fort l’objet de ce rassemblement. « Chacune et chacun d’entre nous a déjà connu un problème pour obtenir un document de la commune, un rendez-vous avec sa banque ou une information sur son contrat d’énergie. C’est compliqué, c’est embêtant, il faut multiplier les démarches sur internet, les envois de mails, les coups de téléphone sur des messageries où un robot vous répond. C’est compliqué, c’est embêtant, alors imaginez la situation des personnes qui ont des difficultés à lire et à écrire. »

Les moments, dans notre société, et les gestes quotidiens touchés désormais par la numérisation sont innombrables, nous pourrions les énumérer sur des pages entières… Le responsable associatif en cite quelques-uns : « Comment faire pour acheter un ticket de train quand on ne sait pas lire ce qu’il y a sur l’écran de la borne ? Comment faire pour obtenir un rendez-vous à la commune quand on ne sait pas utiliser internet ? Comment faire pour trouver un travail quand on ne sait pas envoyer de mail ? À cause du numérique, les personnes analphabètes ne peuvent tout simplement plus accéder aux services. À cause du numérique, 6 % des citoyens de notre pays ne peuvent plus accéder à leurs droits. Parce que les personnes en difficulté avec la lecture et l’écriture ont servi de premières victimes de la société numérique, nous nous manifestons. » Face à ces constats, la première revendication demande le maintien de guichets ouverts, pour assurer un accès égalitaire aux droits, ce que la dématérialisation des services empêche.

Que numérisation rime avec déshumanisation est en effet aussi à considérer littéralement : on retire l’humain. Le processus de numérisation s’accompagne souvent de la baisse de l’accessibilité physique des bureaux, si ce n’est une suppression pure et simple d’autres procédures accessibles. Un groupe de dames, membres du Collectif Alpha, nous expliquent avec leurs mots la raison de leur venue à la manifestation. « On est venues ici pour avoir des guichets, parce que tout est difficile, on connaît pas bien la langue, toujours ils demandent des choses qu’on comprend pas. Parfois on doit pleurer, on n’a pas les choses qu’il faut, on ne sait pas… Nous aussi on travaille, on donne beaucoup ici, pourquoi l’État il pense pas à nous ? Il faut comme avant, des guichets ouverts. »

Des guichets d’abord et par défaut, le digital pour qui veut et peut !
Des guichets d’abord et par défaut, le digital pour qui veut et peut !

Des témoignages sont lus au micro, « Je trouve très difficile de ne plus pouvoir régler des choses par rendez-vous. Comme écrire est difficile pour moi, je dois toujours dépendre de ma voisine ou d’un assistant social, c’est très gênant, je dérange tout le temps. Cela me donne envie de ne plus répondre et de ne plus défendre mes droits. Je laisse tomber les choses ». Devant les difficultés, la tentation est là de simplement « laisser tomber ». Face aux démarches à mener seuls, on laissera fuir l’idée d’essayer d’obtenir tel papier, de tenter de fixer tel rendez-vous. Devant les obstacles, ou après plusieurs essais infructueux, on abandonne, avec la peur de demander de l’aide, une peur du ridicule puisque tout est présenté comme élémentaire et normal. On sait ou on suppose avoir droit, mais on ne cherche pas à y arriver, trop compliqué. Phénomène en croissance, cela s’appelle le « non-recours aux droits ». Compliquer la vie des habitants de ce pays jusqu’au dégoût, est-ce voulu ? Les responsables politiques et administratifs se rendent-ils compte de cette situation ? Sont-ils capables de se mettre à la place du public ? Ne sont-ils préoccupés que par les lignes de chiffres de frais – les salaires du personnel – disparaissant dans le cadre de la numérisation ? Telles sont les questions aujourd’hui posées par les manifestants.

« On sait ou on suppose avoir droit, mais on ne cherche pas à y arriver, trop compliqué »

Si les difficultés et les désagréments dus au numérique sont bien entendu plus aigus pour certains publics, ils touchent cependant la population de manière large. Quelques jours avant cette manifestation, des chercheurs universitaires ont présenté à la presse leur rapport, réalisé à la demande de la Fondation Roi Baudouin. Il est intitulé « Baromètre de l’inclusion numérique ». (2) La tendance est plus que lourde, « En 2021, près d’un Belge sur deux était en situation de vulnérabilité numérique (46 % des 16-74 ans, soit 3,5 millions de personnes). Ils n’étaient ‘que’ un sur trois en 2019. Pour compliquer l’affaire, ce ‘handicap social’ touche essentiellement des personnes défavorisées sur les plans socioéconomique et culturel. La galère. » (3) En d’autres mots, cela signifie que la fuite vers le tout numérique, accentuée durant la pandémie de Covid, pénalise les publics défavorisés. Si le problème existe depuis longtemps et est bien signalé par les acteurs sociaux en Belgique, aucune prise en considération ni infléchissement de tendance ne semblent d’actualité pour nos autorités, bien au contraire. (Lire l’encadré).

Ces éléments démontrent incontestablement notre entrée dans l’ère du « solutionnisme technologique » (4), une croyance savamment entretenue par certains acteurs qui voudraient que tous les problèmes humains soient réglés par la technologie. La croyance occultant les faits, nous ne voyons quasiment plus que la numérisation crée en réalité de nouveaux problèmes, dont les conséquences pour les gens sont dramatiques.

La torpeur technologique invisibilise un problème écologique majeur

En prenant connaissance de certaines des affiches appelant à la mobilisation, d’aucuns se sont étonnés de trouver, à côté de l’avis « Signez notre lettre ouverte destinée aux responsables politiques », un… QR Code ! Cela semblait incompatible avec une critique de la numérisation à marche forcée, observable au quotidien. Une ligne de fracture, invisible de prime abord, est alors apparue au sein des personnes mobilisées : là où certains veulent simplement maintenir une minimale vigilance pour les publics précarisés, d’autres s’expriment clairement contre la numérisation forcée, dont les problèmes dépassent largement les situations critiquées lors de cette manifestation.

Depuis quelques années, notre société est en effet marquée par un état que nous qualifierons de « torpeur technologique ». Quasiment chaque semaine est annoncée une nouveauté, dont l’utilisation bouleversera profondément la vie quotidienne, mais sans aucun débat social sur ces bouleversements. Il nous faut rester apathiques, face à des évolutions pour lesquelles aucun consentement n’est jamais demandé. La numérisation de notre société est présentée comme tellement normale, prétendument inéluctable, qu’aucune place n’existe encore pour développer une autre sensibilité. Ni même peut-être, pour beaucoup, simplement y penser. Ensuite, très vite, le matraquage publicitaire s’impose…

On est dans le coaltar et on ne voit plus comment nos vies ont changé, en mal. On ne sait plus comment on faisait avant, comment on pourrait bien évidemment encore faire. Si on ne suit pas le mouvement, on est ringard, ou « bizarre »… Si on ne raconte pas sa vie sur internet, au grand intérêt de quelques multinationales, on est un ghost. On est pris dans des rythmes de vie inhumains, mais on poursuit sans s’arrêter. Pourtant, quand on rencontre une personne sans téléphone portable, on peut s’exclamer : « quelle chance tu as ! », tout en dégainant le sien au moindre ‘ding’. Cette torpeur nous aveugle et guide nos habitudes. Enfin, on déclare vouloir sauver la planète… tout en agissant à l’inverse, en fonçant dans le mur technologique.

Parfois, ce brouillard perce soudain, par exemple à l’occasion d’une interview dans la presse. Le journaliste Guillaume Pitron, spécialiste de la géopolitique des matières premières, s’est exprimé dans Le Figaro,un journal peu soupçonnable d’extrémisme écologique. Il met en garde : le numérique représente une pollution toujours plus importante. (1) « De nouveaux usages numériques vont continuer à émerger tous azimuts sans que jamais nous ne réfléchissions à leur utilité politique, sociale, humaine. Il faut mettre en rapport les opportunités et les coûts environnementaux qu’ils représentent. Ce qui coûte d’un point de vue écologique, c’est de vouloir tout, tout de suite, tout le temps. » Les mots sont importants et, comme pour d’autres domaines, les termes du numérique sont trompeurs, signale-t-il. Le cloud, par exemple, signifiant « nuage » en français, lance l’idée de quelque chose d’éthéré, de flottant, or les espaces de stockage de nos données sont des serveurs rangés dans des entrepôts au nombre, aujourd’hui, de trois millions ! L’un des plus grands, rappelle le journaliste, est situé en Chine et représente l’équivalent de 110 terrains de football. La manie moderne d’utiliser des mots signifiant l’inverse de la réalité est donc ici encore au rendez-vous, puisqu’on parle de « dématérialisation ». La matérialité est simplement délocalisée, rien de moins virtuel que cette réalité…

Écologiquement, la simplicité actuelle de détenir un téléphone dans la poche occulte des réalités multiples, dont les conditions d’extraction des métaux nécessaires à leur fabrication, la pose d’innombrables kilomètres de câbles internet dans la mer, la fabrication et l’installation de millions d’antennes pour les faire fonctionner, ou encore la quantité phénoménale d’énergie nécessaire. La pandémie, les apéros Zoom et le télétravail n’ont rien arrangé, « Avant la pandémie, on estimait que la consommation énergétique du numérique serait multipliée par deux à l’horizon 2025 : on parle de 20 % de consommation de l’électricité, de 7 à 8 % des émissions des gaz à effet de serre. Nous sommes sur une tendance négative, avec une hausse de l’empreinte du numérique. Cela pose d’ailleurs la question importante du paradoxe de la nouvelle génération : elle est la ‘génération climat’, mais également celle qui utilise à outrance ces outils numériques dont elle ne comprend pas toujours les impacts écologiques ». L’énergie nous coûte énormément, nous le savons aujourd’hui plus que jamais. Pourtant, lors des appels à la modération de la consommation, jamais un mot sur le numérique ! Un seul exemple : tous les jours, depuis des années, des millions de bornes wifi sont allumées dans notre pays, 24h sur 24, et projettent en permanence de l’énergie dans des espaces de vie, de travail et de loisirs, même en dehors du besoin d’internet.

Le débat, urgent, est pourtant quasiment inexistant. Il est temps de reprendre la main car, aujourd’hui, ceux qui téléguident cette évolution alimentent la torpeur et le mythe selon lequel il n’y aurait ni autre évolution, ni retour en arrière possibles. De ce fait, ils alimentent ce que Guillaume Pitron appelle une « ignorance mortifère ». Où se situe la réflexion écologique de la « génération climat » ? Il expose ses craintes à ce sujet, en effectuant une analogie avec la génération 68, criant ses idéaux communistes pour ensuite se retrouver pour certains à la tête d’entreprises capitalistes. Ne sommes-nous pas aux prémices d’un gigantesque paradoxe de la jeune génération qui a récemment occupé les rues ? « Sera-t-elle la génération climat ou la génération qui, du fait de son usage compulsif de ces technologies ultrapolluantes, va contribuer à la grande accélération qui nous amène à un réchauffement climatique aggravé ? »

(1) « Vanter l’écologie et utiliser de façon effrénée le numérique : une contradiction de notre époque ? » Eugénie Boilait, Le Figaro, 21  août 2022.

Y’a person qui répond !

Un calicot clame « On téléphone, personne ne répond ». Nous pensons immédiatement à la célèbre chanson signée Nino Ferrer, « Gaston y’a l’téléfon qui son ». Notre mémoire s’agite… Très vite nous revient une situation que nous avions relatée dans un article intitulé « Le numéro composé est à peine attribué ». « Chacune et chacun a sans doute fait un jour cette expérience de l’attente, après la connexion à un répondeur automatique : la musique démarre, plus ou moins agréable selon les cas, accompagnée ou précédée d’une voix robotique. Lorsque l’expérience se prolonge de longues minutes, cela peut devenir extrêmement agaçant et, le plus souvent, si toutefois cela ne se déconnecte pas tout seul, on finit par raccrocher en projetant de rappeler plus tard. Que faire quand, ensuite, l’expérience se renouvelle inexorablement ? » (5) Accompagné d’un travailleur du Service public fédéral Sécurité sociale, nous rendions alors compte de la situation en cours au sein de la Direction générale (DG) des personnes handicapées, chargée notamment du versement d’allocations de remplacement de revenus. Aux retards de ce service public s’ajoutait l’incapacité de joindre les fonctionnaires au téléphone pour trouver des solutions. Ces mots, nul besoin de les reformuler : ils représentent tels quels la situation actuelle.

Il faut des guichets accessibles librement, en plus des rendez-vous.
Il faut des guichets accessibles librement, en plus des rendez-vous.

Une nuance, cependant : l’échelle à laquelle se pose le problème, bien plus large aujourd’hui. Cet événement ne représentait donc pas seulement un couac, un dysfonctionnement conjoncturel, mais est à considérer aujourd’hui comme le signe avant-coureur d’une tendance lourde à venir. Plutôt que d’avoir appris de ce problème passé, les autorités semblent l’avoir simplement étendu à d’autres administrations ! Par contagion, d’autres secteurs se rendent également injoignables, avec des conséquences parfois dramatiques, notamment dans le cadre, là aussi, du paiement de revenus de remplacement du chômage. (Lire ici). Comme le criaient les manifestants devant la Tour des finances, à la numérisation des démarches s’ajoute en effet partout l’impossibilité de joindre un humain au téléphone.

Les machines ne réclament aucun salaire et ne manifestent pas pour de meilleures conditions de travail

De nouveaux témoignages sont lus au micro. « Un jour j’ai téléphoné, j’étais vingt-sixième dans la ‘file d’attente’, je n’ai jamais eu de réponse et j’ai dépensé tout mon crédit. Et tout ça uniquement pour essayer de prendre un rendez-vous ! ». « Comme je n’ai pas de smartphone, je n’arrive pas à faire les démarches en ligne. J’aurais besoin d’un ordinateur mais je n’en ai pas, faire des virements c’est compliqué. J’ai perdu ma carte de chèque-repas, je n’ai trouvé nulle part un numéro de téléphone. » Ou encore : « Si tu appelles, ils ne répondent pas ou c’est une heure d’attente, pendant les heures de travail. Or, quand tu travailles tu n’as qu’une demi-heure de pause à midi… Alors c’est impossible. À la banque on m’a dit tout haut ‘Mais si tu ne sais pas utiliser une carte de banque, pourquoi tu en as une ?’ Je n’ai jamais eu aussi honte de ma vie. » Dans cette dictature numérique, il nous faut donc également faire face à l’incompréhension de certains employés, et parfois même s’exposer à de la violence verbale et du dénigrement. Est-il véritablement impossible de prévoir la possibilité de parler à un être humain par téléphone, en 2022 ? En système capitaliste, la tendance est de réduire les coûts et de maximiser les profits et, bien entendu, les machines ne réclament aucun salaire et ne manifestent pas pour de meilleures conditions de travail. Il n’est guère étonnant que les autorités gouvernementales suivent ce mouvement, mais quand le machinisme imposé dans les domaines sociaux fondamentaux ne permet pas au travail d’être réalisé, avec des conséquences dramatiques, que faut-il faire ? Ce jour-là, devant la Tour des Finances, la tension était énorme, et la colère réellement palpable, tant chez les personnes en galère que chez les travailleurs sociaux.

Le « digital par défaut »  : un projet d’ordonnance bruxelloise

Le projet de Bernard Clerfayt, ministre bruxellois de la « Transition numérique », est clairement ciblé par cette manifestation. Il affirme travailler à transformer Bruxelles en Smart City, une soi-disant « Ville intelligente », dont la vertu principale est en fait de répondre aux exigences commerciales de l’industrie. (1) Nous serions alors face à une ville où le numérique est roi, où les nouvelles technologies occuperaient encore plus de place qu’aujourd’hui.

Le ministre, tout en reconnaissant que « La crise sanitaire a accéléré la numérisation de tous les pans de notre société » et que « aujourd’hui encore, une partie de la population n’est pas en mesure d’utiliser les outils numériques ou d’y avoir accès », ajoute néanmoins que « le numérique joue un rôle essentiel, puisqu’il facilite la vie des citoyens: gain de temps, amélioration de la qualité de services publics, renforcement de la sécurité… » et que, en conséquence, « pas question non plus de priver la société de ces bienfaits ». En conséquence, il conclut sur un jugement de Salomon : « Il est donc important de permettre à ceux qui maîtrisent le numérique d’y avoir accès et à ceux qui ne le maîtriseraient pas, de se l’approprier, tant il présente de nombreux avantages » en prévoyant « un accompagnement des usagers pour leur permettre de gagner en autonomie numérique afin de ne pas accentuer plus encore la fracture numérique ». Dans ce but, le ministre annonce le lancement d’un « plan d’appropriation numérique », doté d’un budget annuel de 900.000 euros, s’adressant tant aux agents des services publics qu’aux citoyens ne maîtrisant pas les outils, ni les divers programmes informatiques pour accéder à ces services « en ligne ». (2)

L’organisateur de la manifestation a évoqué le fait que les partis au pouvoir à Bruxelles s’apprêtent à voter cette nouvelle ordonnance « Bruxelles numérique ». « Il faut s’opposer à cette ordonnance, ce texte législatif va complexifier encore plus l’accès aux droits pour les personnes en difficulté avec l’écrit et pour les personnes en difficulté avec le numérique. En effet, cette ordonnance va établir la communication numérique ‘par défaut’ entre les administrations régionales et locales et les citoyens. Si elle est votée, le digital sera le principal canal de communication avec les administrations. »

Les autorités vont-elles écouter les manifestants ? Vont-elles être sensibles à la Carte blanche que nous reproduisons (Lire ici) ? Vont-elles se pencher sur les conclusions des chercheurs universitaires dans leur Baromètre du numérique, publié par la Fondation Roi Baudouin ? Ces derniers alertent clairement sur la nécessité de prendre des initiatives pour appréhender l’« urgence numérique », comme on parle d’« urgence climatique. » « Le plus urgent, pour réduire la fracture de la société, c’est de maintenir et de développer des services toujours disponibles hors ligne », plaide Caroline George, de la Fondation. « Ces services hors ligne doivent à tout le moins avoir le même niveau de qualité que ceux en ligne », embraie Périne Brotcorne (UCLouvain). Cette dernière insiste sur le rôle fondamental de l’éducation aux médias et de la compréhension globale de l’écosystème numérique. « Nous devons aussi mener une réflexion sur la nécessité de poursuivre un mouvement de numérisation aussi avancé. Est-il vraiment intéressant de numériser tous les services ? », interroge la chercheuse. « L’inclusion numérique relève d’une responsabilité sociétale collective » (3), conclut sa consœur Ilse Mariën de la VUB.

Les gens qui tiennent dans leurs mains ces évolutions numériques sont-ils hors du monde ? Incapables de penser autrement ? Les gens chargés de rédiger ce type d’ordonnance croient-ils que tout le monde vit comme eux ? Quoiqu’il en soit, aujourd’hui tout le monde est forcé, sans aucun débat, de se soumettre à une société numérisée. Au moment de la rédaction du présent article, le texte de ce projet d’ordonnance n’a toujours pas été rendu public même si nous avons eu connaissance de l’avant-projet. Ce dernier ne rassure pas. L’association Lire & Écrire interpelle le monde politique bruxellois, par des rencontres avec des parlementaires, et certains élus semblent se montrer critiques sur cette idée du digital par défaut. Quant aux associations bruxelloises, toutes celles rencontrées par l’association se disent contre cette ordonnance. Pour scander, comme les manifestants : « Digital par défaut : NON, Face à face par défaut : OUI ! »

(1) Lire le communiqué « Bernard Clerfayt : Je veux faire de Bruxelles la première ville belge à tester la 5G », www.smartcity.brussels, 31 janvier 2020.

(2) Voir le site du ministre qui communique régulièrement à ce propos, notamment en réaction aux interpellations de Lire & Écrire.

(3) « Près d’un Belge sur deux en galère numérique : ‘Il y a urgence’ », Philippe Laloux, Le Soir, Samedi 3 et dimanche 4 septembre 2022. Pour les références du « Baromètre de l’inclusion numérique 2022 », voir la note 2 de l’article.

Les travailleuses sociales sont à bout

En déambulant parmi les manifestants, de nouveaux slogans interpellent, « Ni téléphoniste ni informaticien ni fiscaliste, je suis travailleur social » ou encore le plus assertif « Laisse-moi faire mon travail ! ». Lors du discours inaugural, les travailleurs sociaux n’avaient pas été oubliés par le travailleur de Lire et Écrire. « Nous aurions pu manifester devant des dizaines d’endroits différents, nous nous sommes rassemblés devant la Tour des Finances mais nous ne visons pas exclusivement cette institution. Pour autant, nous trouvons ce lieu symbolique des problèmes que les citoyens rencontrent pour accéder à leurs droits à cause du numérique. En effet, il est presque devenu impossible de se faire aider par ce service public pour remplir une déclaration d’impôt. À cause de cela des milliers de citoyens n’ont pas pu remettre à temps leur déclaration d’impôts. Aussi, à cause de la dématérialisation du service public finances, des travailleurs sociaux ont été obligés de prendre de leur temps pour remplir les déclarations de citoyens en difficulté avec l’écrit ou avec le numérique. En fait, à cause du numérique, le travail dans les associations est dénaturé. Les travailleurs sociaux jouent de plus en plus le rôle de médiateurs entre les services dématérialisés et leur public. » Pour le moment, donc, les conséquences dramatiques de la numérisation, créées par les pouvoirs publics, sont épongées par le secteur social.

Les conséquences dramatiques de la numérisation, créées par les pouvoirs publics, sont épongées par le secteur social

Si la colère était palpable pour toutes et tous, pour certaines travailleuses sociales elle se transforme parfois en dégoût intégral. Pour cette professionnelle d’un service social de quartier, les deux mois d’été ont été consacrés quasiment uniquement à remplir des déclarations d’impôts ! Désignant la tour du doigt, elle signale qu’« ici, les travailleurs des finances envoyaient ouvertement les gens chez nous, avec notre adresse ! Allez voir le service social de quartier… ! Et notre travail, pour lequel on a organisé le service, pour lequel je suis payée, il passe à la trappe. On manque déjà de personnel, bien évidemment le service des impôts ne finance pas du personnel supplémentaire… Les gens ne savent pas remplir tel papier, ne savent pas accéder à telle administration, ne touchent pas leur chômage, et c’est nous qui nous prenons tout ça, parce que nous on est ouvert. J’en ai marre, je ne vois plus de sens dans mon travail, oui on est ouvert pour les gens, mais on ne fait que mettre des petits sparadraps sur des choses énormes. Tuer la motivation des gens, cela semble être leur but. On n’en peut plus, on a toutes envie de changer de boulot ! »

Pour certaines travailleuses sociales, la colère se transforme parfois en dégoût intégral

Comme en écho à ces propos, une dame prend le micro: « Je suis contente d’être ici devant vous et en colère ! Vraiment en colère ! Parce que si on se retrouve ici ce matin, c’est parce que nous sommes travailleuses sociales et avons un droit à revendiquer : nous ne devons pas travailler à la place de ceux qui sont derrière nous, dans leur bureau, bien assis sur leur chaise. S’il vous plaît, on a besoin que ces guichets rouvrent. On veut des guichets pour que les gens vous voient en face et exposent leurs problèmes.(…) Tout se passe par ordinateur, donc pour le moment il faut avoir sa poche bien remplie pour acheter un smartphone et un ordinateur, pour avoir un rendez-vous, écrire un mail, pour lequel il faut déjà savoir lire et écrire… Ou encore pour prendre un rendez-vous chez le médecin, payer sa facture… Je suis travailleuse sociale à l’asbl La Rue, normalement je suis animatrice pédagogique et formatrice alphabétisation, mais je me transforme tous les jours en assistante sociale qui écoute les problèmes des apprenants. J’en ai marre, et nous en avons marre ! ».

Les usagers des services ont de plus en plus le sentiment de faire le travail à la place de ces services. Et les travailleurs sociaux vivent la même chose.
Les usagers des services ont de plus en plus le sentiment de faire le travail à la place de ces services. Et les travailleurs sociaux vivent la même chose.

À l’écoute des discours des travailleuses sociales, à nouveau, nos neurones mémoriels se mettent en branle. Nous le savons, depuis 2004 les chômeuses et chômeurs doivent, pour pouvoir continuer à survivre avec des allocations de chômage, prouver des recherches actives d’emploi dans un contexte de chômage de masse. En 2009, cinq ans plus tard, « Les professionnels de l’insertion socioprofessionnelle ont le sentiment que leur mission de base évolue. Il ne s’agit plus d’accompagner une personne dans un parcours d’insertion, mais de l’aider à préserver son droit aux allocations de chômage. » (6) Dans cet exemple, le processus à l’œuvre, déjà : remplacement forcé des missions professionnelles de tout un secteur.

Le pire était encore à venir. Quelques années plus tard, des personnes porteuses d’un taux de handicap entre 33 % et 66 % se sont retrouvées, d’un coup de mesure gouvernementale, intégrées au public à contrôler par l’Office national de l’emploi (ONEm). Hop. Sans, en outre, être prévenues autrement qu’en recevant la convocation au contrôle… Tout le monde a paniqué ! Dans l’incompréhension totale, ce nouveau public subitement soumis à ce contrôle s’est bien entendu tourné vers l’associatif avec lequel il est en contact régulier. Résultat ? Enrôlement de toutes et tous dans ces mesures d’oppression des populations précaires.

Nous avions à l’époque interrogé des travailleurs aidant les malvoyants membres de la Ligue Braille, et d’autres travaillant chez Info-Sourds. L’une d’entre elles témoignait, « Nous avons demandé une rencontre, en expliquant que répondre à toutes ces exigences du jour au lendemain n’était pas possible. Par ailleurs, un entretien à l’ONEm avec une personne sourde nécessite évidemment des mesures spécifiques. Or ils n’ont pas prévu d’interprète en langue des signes ! Il faut donc qu’une personne de nos services soit disponible, mais nous sommes en pénurie d’interprètes… » Conséquence, déjà : une déstructuration des services de cette association. Nouvelle illustration d’un personnel occupé à gérer les conséquences de ces mesures ultralibérales, au détriment de son travail habituel.

En outre, les humains responsables de ce contrôle scandaleux semblaient eux-mêmes soumis à des systèmes automatiques… Un jour, la travailleuse sociale ne pouvait accompagner un chômeur. « J’appelle donc l’ONEm pour prévenir de l’impossibilité de l’entretien, faute d’interprète disponible ce jour-là. On me répond alors : ‘OK, on enverra une autre convocation’. J’avais beau leur expliquer la nécessité d’avoir une date précise pour planifier avec nos interprètes, sans quoi nous risquions de nous retrouver dans la même situation un peu plus tard, pas moyen ! C’est semble-t-il un système automatique qui génère une nouvelle convocation ! » (7) L’automatisation, déjà à l’époque, avait provoqué une colère profonde dans ce monde associatif instrumentalisé par les autorités politiques. Aussi ahurissante que pouvait être cette situation, elle se renouvelle donc aujourd’hui à une échelle autrement plus grande, amplifiée par cette sacro-sainte numérisation des services publics.

Maintenir les guichets ouverts, pour assurer un accès égalitaire aux droits

Terminons avec un dernier témoignage, exposant l’ampleur de la désorganisation. « J’ai passé l’année dernière trois matinées par semaine à faire de l’accompagnement pour des personnes qui ne savent pas prendre rendez-vous à la commune, au CPAS, à la banque… Nos professeures, également, ont dû adapter leurs cours pour répondre à la fois à leurs objectifs et aux demandes des apprenantes face à une série de problèmes et de démarches à réaliser. Finalement, tout repose uniquement sur la bonne volonté. Des travailleurs sociaux, des instituteurs ou de toutes les personnes en contact avec les publics en difficulté. Il faut parfois deux mois pour obtenir un rendez-vous dans une administration, qui permettra ensuite seulement d’avoir accès au lieu qui pourra régler le problème de la personne, et où ça prendra six mois… Tous les rendez-vous se font par internet. Tout cela a des conséquences graves, car ces personnes, durant ces mois-là, ne reçoivent par exemple pas leurs allocations… » La désorganisation est totale et, un peu gênée, elle termine, « Nous-mêmes envoyons des personnes vers les services sociaux, on ne peut pas tout faire ». Les associations n’ont pas le temps, ce qui est normal puisque ce n’est pas leur travail, alors elles orientent vers des services sociaux, qui n’ont pas le temps puisque ce n’est pas leur travail. C’est le chaos. Derrière nous, en chœur, les gens crient : « Nous voulons des guichets, nous voulons du respect ! » (8)

Subitement, tout le monde se tourne vers le boulevard : d’innombrables klaxons signalent la présence de centaines de voitures, en file et avançant au ralenti… Plusieurs fédérations de taxi d’Europe se sont données rendez-vous le même jour à la Gare du Nord, pour un cortège en direction du quartier européen. La raison ? Revendiquer la lumière sur le scandale « Uber files », et les méthodes douteuses de la multinationale numérique pour s’implanter en Europe. (9) Les intérêts des deux mobilisations convergent alors vers un même constat : la numérisation poursuit son entreprise de destruction. Sommes-nous condamnés à constater, sous nos yeux ébahis, l’évolution toujours plus profonde des désastres du numérique ? Le jour de la manifestation, en réaction, le ministre Bernard Clerfayt, en charge notamment de la « transition numérique », a plaidé pour un « accompagnement au numérique ». (Lire l’encadré). Pense-t-il vraiment que cela suffira ? Les mobilisations risquent de s’imposer dans le futur, il va falloir tenir bon. L’initiateur de l’action en est conscient : « Il est nécessaire de créer un front large si nous voulons obtenir des victoires pour tous dans le domaine des nouvelles technologies. »

(1) En parallèle, des actions similaires se tiennent dans différentes villes de Wallonie : La Louvière, Libramont, Liège, Namur, Verviers. Plus d’informations sur le site www.lire-et-ecrire.be.

(2) « Baromètre de l’inclusion numérique 2022 », Laura Faure, Périne Brotcorne et Patricia Vendramin (toutes trois de l’UCLouvain, Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, État et Société-CIRTES), Ilse Mariën (Imec-SMIT-VUB), avec la collaboration de Jonathan Dedonder (UCLouvain, Institut IACCHOS), Une édition de la Fondation Roi Baudouin, 2022. Disponible en ligne.

(3) « Près d’un Belge sur deux en galère numérique : ‘Il y a urgence’ », Philippe Laloux, Le Soir, Samedi 3 et dimanche 4 septembre 2022.

(4) Les mots sont de l’écrivain américain (d’origine biélorusse) Evgeny Morozov, dans son ouvrage « Pour tout résoudre cliquez ici : L’aberration du solutionnisme technologique ». Son travail de chercheur porte sur les implications politiques et sociales du numérique. Il y explique « comment chaque problème humain (politique, social, sociétal) est systématiquement transformé en question technique, puis discuté par les acteurs du numérique privés ou publics, qui proposent enfin des solutions numériques dont le but est de traiter les effets des problèmes sans jamais s’intéresser à leurs causes. En d’autres termes, le solutionnisme serait cette idéologie selon laquelle il faudrait apporter des réponses et résoudre des problèmes avant même que les questions n’aient été entièrement posées et souvent même sans que les prétendus problèmes en soient réellement ». (Wikipédia)

(5) « Le numéro composé est à peine attribué », Ensemble ! n°100, septembre 2019, pages 66 à 70.

(6) « Accompagnement et suivi actif des chômeurs : du parcours d’insertion au parcours d’obstacles », note de position de la FeBISP sur la politique d’activation des chômeurs, Fédération Bruxelloise des organismes d’insertion socioprofessionnelle et d’économie sociale d’insertion, mars 2009, page 11.

(7) « Le monde associatif ébranlé », dossier « Au boulot les invalides ! », Ensemble ! n°82, mars 2014, pages 21 à 30.

(8) Ce ras-le-bol des travailleurs sociaux a débouché sur la création d’un collectif, Travail social en lutte, dont nous relatons dans ce même numéro une mobilisation menée devant les locaux de la CSC, une semaine après cette action de l’asbl Lire et Écrire Bruxelles. (Lire ici).

(9) Durant l’été 2022, le journal Le Soir et d’autres médias en Europe ont révélé les méthodes douteuses de l’entreprise Uber lors de son arrivée en Europe, notamment comment ses responsables ont influencé des personnalités politiques pour faire changer les législations à leur avantage. L’enquête a été menée par le « Consortium international des journalistes d’investigation ».

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