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Syndicats organismes de paiement : une histoire qui fait sens

Au cours du siècle et demi de développement de l’assurance contre le chômage, les syndicats ont toujours été des acteurs de premier plan. Avec un rôle qui a évolué au cours de ce long combat.

Les dirigeants syndicaux, hier comme aujourd’hui, sont conscients que l’assurance contre le chômage a un impact certain sur le marché de l’emploi et qu’elle contribue à préserver le niveau des salaires.
Les dirigeants syndicaux, hier comme aujourd’hui, sont conscients que l’assurance contre le chômage a un impact certain sur le marché de l’emploi et qu’elle contribue à préserver le niveau des salaires.

Pour comprendre la particularité belge du rôle d’organismes de paiement (OP) des allocations de chômage joué par les syndicats, il faut remonter aux origines du système d’indemnisation du chômage en Belgique. A cet égard, deux chercheurs font autorité. D’abord l’historien flamand Guy Vanthemsche, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur l’histoire de la Sécurité sociale en Belgique en général et sur celle du chômage en particulier. Ensuite Jean Faniel, directeur général du CRISP, qui a étudié en profondeur les liens entre les syndicats d’une part, les chômeurs et le chômage d’autre part. Il y a consacré en 2006 sa thèse de doctorat en sciences politiques à l’ULB. Intitulée «Les syndicats, le chômage et les chômeurs. Raisons et évolution d’une relation complexe», c’est une somme passionnante de 834 pages, qui cite évidemment abondamment Guy Vanthemsche (et de nombreuses autres sources). (1) Le chapitre V de cette thèse,  «Les syndicats belges et l’indemnisation du chômage», consacre ses pages 232 à 274 à notre sujet. Elle est disponible en ligne sur le site de la bibliothèque de l’ULB et une bonne synthèse est disponible sur cairn.info. Il s’agit d’un Courrier hebdomadaire du CRISP (n° 1929-1930), également publié en 2006. (2)  Plutôt que de paraphraser ces références réputées, nous avons choisi de synthétiser la partie de cette dernière publication, les pages 6 à 19, titrée «Origines du système d’indemnisation du chômage en Belgique». Nous renvoyons évidemment les lecteurs curieux vers ces différents ouvrages passionnants pour en connaître tous les détails.

Les membres du comité patronal-ouvrier qui se rencontrent sous l’Occupation ne parviennent pas à un accord sur les modalités de versement des allocations de chômage

En raison de la faiblesse des salaires et, partant, des cotisations, les caisses de chômage sont fragiles

Au XIXe siècle, les ouvriers occupés par l’industrie qui se développe doivent faire face à des conditions de travail pénibles et de vie misérables. La situation des ouvriers involontairement privés d’emploi est pire encore. Les crises sont fréquentes et les travailleurs salariés en font les frais. Dès avant la moitié du XIXe siècle apparaissent des « sociétés de maintien de prix ». Regroupant des ouvriers qualifiés, elles cherchent à éviter le chômage de leurs membres et tentent de les protéger contre les conséquences du manque d’ouvrage. Elles créent des caisses de secours à cette fin. Mais en raison de la faiblesse des salaires et, partant, des cotisations, ces caisses sont fragiles. L’interdiction de fonder des syndicats pousse les travailleurs à créer de telles organisations à caractère mutualiste. Que ce soit par souci d’éviter des poursuites ou uniquement par volonté de s’organiser pour faire face aux conséquences du chômage, bon nombre de groupements syndicaux qui apparaissent dans la seconde moitié du XIXe siècle se dotent de caisses de secours mutuel incluant une branche consacrée à l’aide aux membres sans emploi. Le développement des caisses de chômage syndicales connaît un certain essor avec celui des organisations syndicales elles-mêmes, mouvement favorisé par la reprise économique qui intervient à partir de 1895 et l’augmentation du niveau des cotisations que celle-ci permet. Cela ne va cependant pas sans soulever certaines questions et susciter des débats, au moins dans les rangs socialistes, où d’aucuns craignent que ce type d’activité syndicale ne diminue la combativité des travailleurs et de leurs organisations. Ce type de questionnement et de controverse au sein du monde syndical sur le bien-fondé de gérer des caisses de secours mutuel est d’une grande importance, et il se reposera ultérieurement à différentes reprises.

Premières formes de subsidiations par les pouvoirs publics

En raison des crises fréquentes et de la faiblesse du niveau des cotisations versées par les travailleurs (faiblesse liée à celle des salaires), les caisses de chômage syndicales sont souvent peu garnies et rapidement vidées. Des syndicats de différentes tendances se tournent par conséquent vers les pouvoirs publics dans le but d’obtenir une forme de subsidiation de leur caisse de chômage. Au niveau local, un nombre croissant de communes acceptent, à partir de la fin du XIXe siècle et surtout des années 1900, de verser une petite allocation aux travailleurs sans emploi qui se sont assurés contre le chômage. Les liens étroits tissés entre d’une part certains partis politiques, et d’autre part les syndicats favorisent la mise en œuvre de tels dispositifs publics d’aide aux chômeurs.

Système liégeois et système gantois

Le versement des subsides peut prendre différentes formes. La première qui apparaît est connue sous le nom de « système liégeois ». Dès 1897, le conseil provincial liégeois octroie un subside aux organisations qui possèdent une caisse de chômage. Dans un tel dispositif, protection contre le chômage et syndicalisation vont de pair. L’objectif explicite de ce système est d’ailleurs de renforcer les syndicats eux-mêmes. Aux yeux de la plupart des catholiques et des libéraux du pays, une telle pratique est totalement inadmissible. À Gand, le libéral Louis Varlez imagine dès lors un autre système, dont l’objectif est d’encourager les ouvriers à se protéger contre les affres du chômage sans pour autant les pousser dans les bras des syndicats. En 1900, la ville de Gand introduit un dispositif dit système gantois. Dans cette configuration, le syndicat joue en quelque sorte le rôle d’intermédiaire, de guichet pour le versement des fonds publics, mais il n’est pas obligatoire d’être syndiqué pour bénéficier d’une telle allocation. Le syndicat avance les sommes dues à ses affiliés au chômage et se fait rembourser par les autorités en fin de mois, après contrôle par celles-ci. Les dirigeants syndicaux tant chrétiens que socialistes sont conscients que, malgré la dimension encore limitée de ces dispositifs, l’assurance contre le chômage a un impact certain sur le marché de l’emploi et qu’elle peut contribuer à préserver le niveau des salaires, particulièrement en période de crise. Il est toutefois important de souligner que le système nouvellement mis en place ne change absolument rien à la conception syndicale de ce que représente le chômage. Seul le chômage involontaire est indemnisé et les règlements des caisses syndicales sont stricts.

Effets du système gantois sur le rôle sociétal des syndicats

Le développement de dispositifs semi-publics d’indemnisation du chômage et le rôle qu’y jouent les syndicats a aussi transformé la physionomie de ces derniers. Pour gérer les sommes destinées aux chômeurs et les transférer aux syndicats, les autorités locales créent des fonds de chômage communaux. Les conseils d’administration de ces organismes sont composés, souvent de manière paritaire, de représentants du pouvoir communal et de syndicalistes. Le nouveau dispositif qui se met en place à l’aube du XXe siècle offre donc pour la première fois aux syndicats un rôle de cogestion d’un service public. Ce nouveau rôle amène les syndicats à montrer leur efficacité de gestionnaires. Le développement des fonds de chômage contribue également à renforcer le processus de centralisation que connaît le mouvement syndical. Progressivement, la plupart de ces Fonds sont créés sur une base intercommunale, ce qui force les syndicats à dépasser leur localisme pour assurer la cogestion de ceux-ci. Le caractère interprofessionnel des syndicats s’en trouve également peu à peu renforcé.

Intervention du gouvernement

De 1884 jusqu’à 1914 et le début de la guerre, les exécutifs qui se succèdent sont exclusivement des gouvernements catholiques. Ceux-ci se montrent très réticents face à toute idée d’étendre les mécanismes d’assurance contre le chômage au niveau national. Les milieux patronaux appuient les ministres catholiques car ils craignent que la subsidiation publique des caisses de chômage syndicales n’augmente la force d’attraction des syndicats sur les ouvriers et, plus encore, parce qu’ils sont tout aussi conscients que les dirigeants syndicaux que l’assurance contre le chômage empêche le niveau des salaires de descendre trop fortement en cas de crise. Durant la Première Guerre mondiale, est mis sur pied le Comité national de secours et d’alimentation (CNSA) afin de venir en aide à la population civile. Prenant le relais des caisses de chômage syndicales épuisées, le CNSA verse, par l’entremise des syndicats, des secours aux nombreux ouvriers touchés par l’absence d’emploi. Cela constitue la première forme de soutien généralisé aux sans-emploi. Durant les mois qui suivent l’Armistice, le chômage atteint en Belgique des proportions gigantesques. De nombreuses caisses de chômage sont dans l’incapacité de verser des allocations de chômage à leurs affiliés. Dans ce contexte, le nouveau ministre du Travail, le socialiste Joseph Wauters, met en œuvre une large politique de soutien public aux caisses syndicales. Afin de renflouer celles-ci, il leur octroie un subside proportionnel aux cotisations perçues. D’autre part, il prend plusieurs mesures visant à rendre plus attractive l’adhésion à une caisse de chômage. En 1920, J. Wauters crée un Fonds national de crise (FNC), dont le conseil d’administration compte des représentants syndicaux, afin d’assurer la gestion et la distribution des sommes consacrées par le gouvernement à l’indemnisation du chômage. Afin précisément d’améliorer les secours fournis aux chômeurs, et de faire bénéficier au maximum ces derniers du nouveau dispositif introduit par J. Wauters, les syndicats poussent les communes qui ne l’ont pas encore fait à créer ou à rejoindre un fonds de chômage. En 1929, la moitié des communes du pays, regroupant 80 % de la population, sont affiliées à un tel fonds.

Effets du chômage de masse sur les syndicats

La crise des années trente accapare de manière considérable le temps et l’énergie des responsables syndicaux. La gestion du chômage devient la principale occupation de certains secrétaires syndicaux. Sur le plan financier également, les syndicats ressentent durement les conséquences du chômage de masse et de leur implication dans l’indemnisation de celui-ci :ils doivent verser des sommes plus importantes qu’auparavant, incluant des fonds propres provenant de la caisse de chômage, avec des rentrées souvent moindres.

Une bonne synthèse de la thèse de Jean Faniel a été publiée dans un Courrier hebdomadaire du CRISP (n° 1929-1930) malheureusement épuisé mais heureusement disponible sur cairn.info.
Une bonne synthèse de la thèse de Jean Faniel a été publiée dans un Courrier hebdomadaire du CRISP (n° 1929-1930) malheureusement épuisé mais heureusement disponible sur cairn.info.

L’ancêtre de l’ONEm

En 1935 est créé l’Office national de placement et de chômage (ONPC). En centralisant la gestion des interventions publiques en chômage et en remplaçant les fonds de chômage locaux existants, la création de l’ONPC diminue l’influence syndicale sur l’administration des subsides publics. La composition des organes dirigeants de l’ONPC, qui intègre un nombre égal de représentants patronaux et syndicaux, offre aux employeurs un levier de choix pour peser sur les orientations prises en matière d’assurance-chômage. Les employeurs, qui ne contribuent toujours pas à l’alimentation des fonds, n’obtiendront cependant pas la suppression de l’intervention des syndicats dans l’indemnisation du chômage.

L’assurance-chômage obligatoire

Les membres du comité patronal-ouvrier qui se rencontrent sous l’Occupation sont pour la plupart ceux qui représentaient leurs organisations respectives dans le conseil d’administration du FNC, puis dans les instances dirigeantes de l’ONPC. Ces personnes ont donc l’habitude de se rencontrer et de nouer des compromis. Mais ils ne parviennent pas à un accord sur les modalités de versement des allocations de chômage. C’est le gouvernement quadripartite mis en place à la Libération qui, doté des pleins pouvoirs, adopte l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 donnant naissance à la Sécurité sociale. C’est également l’exécutif qui détermine les modalités précises de fonctionnement des différentes assurances sociales, dont celle contre le chômage.

Les membres du comité patronal-ouvrier qui se rencontrent sous l’Occupation ne parviennent pas à un accord sur les modalités de versement des allocations de chômage

Les membres du comité patronal-ouvrier n’ont donc pu s’accorder sur le mode de versement des allocations de chômage. Ce qui divise en particulier les interlocuteurs, et parfois leurs propres organisations elles-mêmes de manière interne, c’est le maintien ou non aux syndicats de la fonction d’organisme de paiement. Parmi les responsables syndicaux socialistes, le Wallon Hubert Lapaille est ainsi favorable à l’étatisation et à la suppression des caisses syndicales de chômage, de manière à ce que l’action syndicale puisse se concentrer sur sa dimension revendicatrice, tandis que les Flamands Louis Major et Achille Van Acker souhaitent le maintien de ces caisses. Au moment où est mise en œuvre la Sécurité sociale, c’est précisément A. Van Acker qui est ministre du Travail. C’est sans doute en partie ce qui explique que les syndicats se voient finalement attribuer un rôle dans le versement des allocations de chômage à leurs affiliés… Le système nouvellement mis en place transforme profondément le rôle des syndicats qui devient plus administratif qu’à l’époque des premières caisses de chômage.

(1) Pour les ouvrages en français, citons G. Vanthemsche, La Sécurité sociale. Les origines du système belge. Le présent face à son passé, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1994 et G. Vanthemsche, Le chômage en Belgique de 1929 à 1940 : son histoire, son actualité, Bruxelles, Labor, 1994.

(2) Faniel Jean, « L’organisation des chômeurs dans les syndicats », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1929-1930, 2006.

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