Justice

Maïte Lonne : une vie à se réparer

Gamine, il lui a été impossible de faire entendre par sa mère fragile et ses grands-parents bourgeois qu’elle était victime d’abus sexuels. L’enfant « difficile », prise en charge par l’Aide à la jeunesse, a été transbahutée de centres d’hébergement pour mineurs en danger en hôpitaux psychiatriques. L’adulte blessée mais résiliente panse ses plaies, et témoigne dans un libre qui coupe le souffle. Rencontre.

Maîte Lonne
Maîte Lonne

« Je fais mon entrée dans ce monde (1992) au cœur d’une histoire déjà cabossée », campe d’emblée Maïte Lonne dans son livre « Enfants abusés, enfants sacrifiés » (1), que l’on ne referme pas indemne. Sa mère, belge, danseuse professionnelle et instable, rencontre un artiste-peintre qu’elle suit en Norvège. Lorsque celui-ci replonge dans la toxicomanie et l’alcool, elle le quitte et revient en Belgique, une valise à la main et flanquée d’un petit bout de huit mois. La jeune maman est hébergée chez ses parents, avec son bébé. Maïte grandit à Bruxelles, entre une mère paumée et des grands-parents autoritaires et, dit-elle, dénués d’amour et d’empathie. Son grand-père est alors un procureur du roi estimé professionnellement, mais malveillant et autoritaire en famille. Quant à la grand-mère, dénuée elle aussi de toute capacité de tendresse, elle entretient la terreur sous son toit. « Hurlements, fracas d’objets, injures et brutalités rythmaient un quotidien qui m’effrayait. » On l’enferme à la cave. Aux réunions de famille, un cousin aux doigts baladeurs la prend sur ses genoux : « Je sentais son pénis durcir sous moi.  Il me masturbait. » Maïte essaie d’en parler, mais ses révélations étaient inaudibles. Mais, elle en est sûre, « ma grand-mère savait ». Deux années plus tard, la gamine a alors dix ans, c’est le nouveau conjoint de sa maman qui, lui aussi, décide de « l’aimer très fort ». Surtout, pour ses proches, il s’agit de cacher les problèmes : cette petite fille obscure et instable, ça fait tache. Le compagnon maternel et le grand cousins, tous deux abuseurs ? Voilà qui est inaudible pour cette famille « bien sous tous rapports ».

« Tantôt borderline, d’autres fois bipolaire, je suis réduite à l’état d’étiquettes pathologiques. »

Un oiseau pour le chat

L’enfant va mal : on la place en hôpital psychiatrique. « Tantôt borderline, d’autres fois bipolaire, je suis réduite à l’état d’étiquettes pathologiques. Souffrance muselée, je n’ai nullement entendu des termes tels que ‘‘stress post-traumatique’’ ou ‘‘comportements normaux après avoir subi abus et brutalités. » La gamine fait la connaissance d’un autre patient au pavillon psychiatrique. Elle maintient le contact avec lui après sa sortie. Un jour de décembre 2007 – Maïte a 15 ans -, elle demande à sa famille l’autorisation de sortie : elle aimerait le revoir. Sa mère refuse. Sa grand-mère autorise la sortie et conduit elle-même sa petite-fille chez cet homme, dont elle ne sait rien. Maïte s’y fera droguer et violer.

Placée en foyer

Trop de souffrances, de négligences : l’enfant se scarifie, se brûle avec des cigarettes, développe une anorexie mentale (« Garder une emprise sur ce qui pénétrait mon corps était une priorité vitale et absolue ! », se met en danger. Le parquet est saisi, et la voilà conviée à un entretien de cabinet au tribunal de la jeunesse. « Non-respect de mes obligations scolaires et mise en danger sur ma personne, par mes soins.  Mère était en état de panique, incapable de fournir des informations sur mes agissements. Un peu plus tard, la décision est prise ; on me place dans un foyer. » Début d’une plongée aux enfers de plusieurs années : mauvais traitements institutionnels, fugues, drogues, violences de la rue.

Ces si nombreux enfants violentés

C’est écrit dans le dernier rapport sur la lutte contre les abus sexuels à l’encontre des enfants, publié sur le portail du Conseil de l’Europe (1) : environ un enfant sur cinq en Europe serait victime de violences sexuelles, sous une forme ou une autre. On estime que dans 70 à 85% des cas, l’auteur des violences est quelqu’un que la victime connaît et en qui elle a confiance. Les violences sexuelles à l’égard des enfants peuvent se manifester sous de nombreuses formes : inceste, pornographie, prostitution, traite, corruption, sollicitation par le biais de l’internet et agressions par les pairs. Cela veut dire que, dans une classe, quatre enfants sont concernés par les violences sexuelles ! 
Et l’Aide à la jeunesse, la justice et les intervenants psychosociaux semblent être particulièrement peu outillés pour protéger les enfants victimes de ces terribles traumatismes. « Diverses structures telles que SOS-Enfants mettent sur pied des thérapies familiales auxquelles sont invités tous les enfants de la famille ainsi que les parents bourreaux ou abuseurs, pour discuter tous ensemble de la problématique des ‘‘familles incestueuses’’, ainsi nommées dans les thérapies dites ‘‘systémiques’’. Et le dossier de l’enfant ne sera pas transmis au parquet. Dans certains cas il passera devant le SAJ (NDLR : Service d’aide à la jeunesse), structure d’aide dite ‘‘volontaire’’ qui gardera le dossier tant que les parents signent un accord. Dans d’autres cas le dossier reste en première ligne chez SOS-Enfants, à l’hôpital ou dans le bureau d’un psychologue ou psychiatre qui, ne sachant comment réagir, se retranchera derrière le secret professionnel et tentera tant bien que mal de proposer une thérapie à l’enfant. Une fois de plus, les intervenants psychosociaux offrent pratiquement un ‘‘permis de violer’’ aux parents abuseurs », écrit Catherine de Voghel, psychologue et experte auprès des tribunaux tant au pénal qu’au protectionnel, en préface du livre « Enfants abusés, enfants sacrifiés », de Maïte Lonne (2).
(1) Rapport sur l’application de la directive 2011/93/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants, ainsi que la pédopornographie, 2020.
(2) « Enfants abusés, enfants sacrifiés », Antidote Publishers, Bruxelles, 2017.

Majeure en vingt-quatre heures

A 18 ans, la voilà « majeure en vingt-quatre heures ». Maïte décide d’entrer en cure de désintox : après une semaine de calmants et de baxters pour que la drogue quitte le corps, elle intègre un centre de post-cure qu’elle quitte au bout de quinze jours et tente de s’en sortir seule.
La jeune femme revenue de l’enfer est devenue éducatrice. Mais le désenchantement guette : « En tant qu’éducatrice stagiaire, on m’a dit qu’il fallait que je choisisse entre ma casquette de professionnelle ou celle d’ancienne enfant de l’aide à la jeunesse. C’était hors de question pour moi : les deux sont intimement liées. »

Des livres en forme de chocs salutaires

« Même les éducateurs, dans les foyers, minimisent les viols de leurs jeunes : ces gamines seraient ‘‘consentantes’’ : une abomination. »

Aujourd’hui, Maïte a vingt-neuf ans. Son expérience avec le secteur de l’aide à la jeunesse s’est terminée il y a douze ans, et a donc fait l’objet d’un premier livre-témoignage. « Au début, c’était un exutoire. Ensuite, j’ai pris conscience que mon histoire dépassait ma petite personne, et mettait en lumière les dysfonctionnements du secteur de l’Aide à la jeunesse, nous livre-t-elle. Il n’y a pas beaucoup de témoignages sur ce sujet en Belgique, contrairement à la France par exemple. Chez nous, le seul livre existant sur le sujet est ‘‘L’enfer des gosses’’, de Jules Brunin, un livre-choc mais qui date. »
Ce premier livre a été suivi d’un deuxième, paru récemment, intitulé « Culture pédocriminelle et prostitutionnelle, Analyse de l’exploitation sexuelle à travers le récit ». L’autrice explique, dépiaute, fait un véritable travail de recherche, dénonce. « Beaucoup de femmes et d’hommes violentés pendant l’enfance continuent à être exploités une fois adultes. C’est ce qui m’est arrivé. On ne prend pas suffisamment au sérieux la mécanique pédocriminelle et prostitutionnelle. A 13, 14 ans, des gamines tombent amoureuses de Lover boys qui pullulent à la sortie des écoles. Ils les séduisent pour les faire ensuite entrer dans une filière prostitutionnelle. Même les éducateurs, dans les foyers, minimisent la situation, parce que ces gamines sont ‘‘consentantes’’ : une abomination. »
L’autrice est aussi porte-parole de l’association « Innocence en danger Belgique », soutenant les parents d’enfants abusés qui ont été victimes des dysfonctionnements du système : « Nous sommes constitués d’acteurs professionnels et de volontaires qui accompagnent et soutiennent les parents d’enfants victimes de pédocriminalité. Soutenir les parents accompagnants, c’est soutenir les enfants. »

« La plupart des jeunes coupables de faits qualifiés infractions (FQI) devraient se retrouver devant le tribunal pénal pour adultes. Mais sur le banc des victimes, pas des coupables. »

L’enfant délinquant est d’abord une victime

« Souvent, les enfants en vrai danger restent dans leur famille. Ceux qui sont victimes au quotidien de violences physiques ou psychiques insoutenables se dissocient. Ils sourient, se conforment, donnent le change. Tandis qu’un enfant qui vit mal quelque chose (dépression de la maman, absence de limites parentales, alcoolisme etc.) de passager va se manifester, avoir un comportement inadéquat à l’école, va se faire remarquer. « S’il commet des actes répréhensibles, le jeune va se faire réprimander et sanctionner pour ça. Tandis que ceux qui lui font subir ces violences, eux, restent tranquillement impunis : comment voulez-vous qu’ils y comprennent quelque chose ?! En réalité, la plupart des jeunes coupables de faits qualifiés infractions (FQI) devraient se retrouver devant le tribunal pénal pour adultes. Mais sur le banc des victimes, pas des coupables. »

Ces injonctions si déplacées

« Les déléguées du SPJ sont de simples assistantes sociales qui ne sont pas formées à l’accompagnement des jeunes à problèmes. Il faut des éducateurs spécialisés pour accompagner des enfants qui ont commis des infractions ! Les matraquer d’injonctions du style ‘‘Il faut que tu ailles à l’école’’, c’est insensé ! Tout s’effondre autour d’eux, la famille se décompose, les limites explosent, leur univers psychique implose, et des adultes leur disent, avec le gros doigt levé ‘‘ Tu dois aller régulièrement à l’école, hein !’’ Je n’en pouvais plus de tout ça : je me suis retirée du système. »

Pas d’écoute pour les enfants abusés sexuellement

« Une petite fille dit à sa maman ‘‘Papa me fait des choses’’. La mère se rend avec la petite chez le pédiatre, qui constate – ou pas – l’existence de traces. Si oui, la maman reçoit une attestation. La maman dépose plainte au commissariat de police. L’attestation est rejetée par la justice car elle n’a pas été délivrée par un expert désigné par le parquet (lequel ne sera désigné qu’un an plus tard, quand toute trace aura disparu depuis longtemps). La maman demande le divorce ; elle est accusée d’instrumentaliser la gamine pour en obtenir la garde. Elle devient hystérique : la voici alors accusée d’aliénation parentale, un syndrome inventé de toutes pièces. L’enfant est retirée de sa famille et confiée au père ! Ou la mère en a la garde partagée, et elle enlève l’enfant, prend la fuite et est arrêtée pour rapt d’enfant. »
« La justice n’est pas compétente pour protéger les enfants. Que ce soit pour ce qui est de l’écoute professionnelle de la parole des enfants, ou de connaissances en traumatologie : il faut être formé à cela. Même les juges ne le sont pas. »

Enfants de bourgeois si dérangeants

Maïte Lonne est bien placée pour en parler, elle qui a grandi auprès d’un grand-père procureur du roi « célèbre » : « L’immense majorité des enfants en difficulté proviennent de familles défavorisées, du coup on ne voit pas les autres, ceux qui subissent des violences au sein d’une famille bourgeoise. Les services sociaux sont très mal à l’aise face aux familles qui leur ‘‘ressemblent’’, et hésitent à mener une enquête sociale, et plus encore à leur imposer un accompagnement. »
« Moi, j’ai échappé à l’enfermement en IPPJ parce que chaque fois qu’un acte délictueux aurait logiquement dû m’y diriger, grâce à la pression de ma mère qui était tétanisée à l’idée que j’aille en IPPJ, et grâce à l’entregent de mon grand-père, j’étais internée en hôpital psychiatrique. »

Placement : l’infernal dilemme

Placer un enfant en danger hors du milieu familial, ou pas ? « C’est délicat. Comment choisir entre le maintien du lien destructeur ou un placement qui peut s’avérer d’une brutalité sans nom ? Comment expliquer qu’un grand nombre d’enfants anciennement placés sont aujourd’hui des adultes qui vont mal ? L’enfant subit des traumatismes dans sa famille, mais le placement c’est aussi un traumatisme. On passe de la violence intrafamiliale à la violence institutionnelle. Les enfants maltraités aiment leurs parents. Et les enfants que l’on place hors du milieu familial auraient surtout besoin d’une aide psychologique : ils ne la voient jamais, cette aide ! On leur donne un toit et le couvert : c’est tout. Et si cela n’est pas suffisant, si le jeune pète les plombs, ne respecte pas le règlement, il est renvoyé dans une autre institution, ou dans la rue. Personnellement, j’ai été renvoyée ‘‘officieusement’’ du foyer où on m’avait placée. Je me suis retrouvée en rue. Je me droguais et faisait circuler de la drogue dans le centre. La drogue des enfants, c’est tabou. Ce n’est pas entendable, donc on n’en discute pas, on vire. La seule ‘‘aide’’  psychologique proposée, c’est dans les hôpitaux psychiatriques : et là, on remplace la drogue illicite par des drogues légales. 

Violence policière en guise de soutien

« Moi j’ai beaucoup fugué de mon institution entre mes 13 et 17 ans. J’avais besoin de fuir, sans cesse. Je consommais des drogues. En 2007, j’avais 15 ans, c’était ma première expérience de privation de liberté. Je venais de fuguer, je me droguais. J’ai été traînée sur le macadam par les flics. Je me suis retrouvée au poste en sous-vêtements. La police a été très violente avec moi : encore aujourd’hui, quand je vois un uniforme bleu, j’ai peur. Je n’ai reçu aucun soutien psychologique, alors que c’était de cela dont j’avais besoin.

« Adulte », du jour au lendemain

«  J’étais sommée de rentrer dans le droit chemin, mais je n’avais aucun outil pour ça. A mes 18 ans, j’ai reçu un appartement du CPAS. La première année, je me suis mise dans une merde noire : je n’avais jamais payé une facture de ma vie, je n’avais jamais effectué une démarche administrative, je n’avais aucun repère, rien. Je me suis endettée, j’ai perdu pied de tous côtés. »

Blessée à vie

« Aujourd’hui, c’est mon petit noyaux familial (mon compagnon, mon fils de quatre ans) qui me permet de tenir le coup. Je m’en suis sortie grâce à cet amour-là. Mais je suis restée dysfonctionnelle : j’ai du mal à m’inscrire dans un parcours ‘‘classique’’, du mal à faire ce que la société attend de moi. Mon émotionnel est resté très fragile : je suis hyper-réactive, hyper-sensible, j’ai des réactions émotionnelles parfois totalement disproportionnées par rapport à la situation. J’ai subi des violences physiques et sexuelles jusqu’à 20 ans : c’est difficile pour moi de créer des liens durables avec mes pairs, et une relation saine à moi-même. Cette instabilité émotionnelle s’est aggravée avec le temps, parce que je n’ai reçu aucun soin en foyer. Je suis abandonnique. En société, au boulot, je donne le change. Mais sur le plan privé, c’est une catastrophe. Depuis un an, j’ai enfin rencontré un psy formé à la psychotraumatologie – il y en a peu -, qui m’accompagne de façon adéquate. J’ai fêté mes huit ans d’abstinence. Je vais mieux. C’est à cause des difficultés face à l’éducation de mon petit garçon que j’ai décidé de me faire accompagner. »

 

(1)  Maïte Lonne a deux livres à son actif. Le premier – « Enfants abusés, enfants sacrifiés », Antidote Publishers, Bruxelles, 2017 – relate son expérience en tant qu’enfant abusée, et sa prise en charge par l’Aide à la jeunesse. Le second porte sur la « Culture pédocriminelle et prostitutionnelle, Analyse de l’exploitation sexuelle à travers le récit », Academia, Bruxelles, 2020.

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