Justice

« Se lever le matin avec enthousiasme. »

Michèle Meganck est juge de la jeunesse à Bruxelles. Un parcours atypique, pour une femme qui l’est tout autant. Portrait.

Michèle Meganck
Michèle Meganck

Elle pourrait être un personnage de roman. Un de ces personnages hauts en couleurs et au parler franc à la Dickens. Lorsqu’elle rit, c’est son généreux corps tout entier qui rit avec elle. Elle n’est pas avare d’hyperboles : ses mots passionnés, son franc-parler laissent deviner des racines puisant dans un autre vivier que celui, généralement plus policé, d’une génération de juristes. On entend, aussi, tout son enthousiasme, sa passion, sa révolte parfois.
Pourtant, ce n’est pas par vocation que Michèle Meganck est devenue juge de la jeunesse, voici bientôt vingt ans, après avoir troqué son boulot d’avocate contre celui de magistrate. Au barreau, ses spécialités, c’était plutôt le droit patrimonial, le droit des sociétés et le droit immobilier : pas grand-chose à voir avec la justice de la jeunesse, sa pâte humaine, ses âmes blessées. Mais cette fille d’électricien et d’institutrice, reine de la débrouille, aime à relever des défis, et ici elle n’en manque pas. Des défis ? « Dans ma famille, faire des études universitaires, ce n’était pas totalement naturel. J’ai d’abord entrepris des études d’assistante sociale, que j’ai beaucoup aimées. Surtout les cours de droit : ça me passionnait. Le droit du travail et le droit de la Sécurité sociale me subjuguaient ; j’ai eu la chance d’avoir un prof fantastique. » Son diplôme d’assistante sociale en poche, la jeune fille décide alors de ne pas s’en tenir là, et de creuser cette veine juridique qui l’avait tant passionnée dans sa haute école : elle entreprend des études de droit, qu’elle devra financer elle-même. « J’ai fait des tas de jobs d’étudiants, dont certains improbables ; je me suis toujours débrouillée assez facilement. »
Quelques années plus tard, la voilà donc au barreau : « Ma personnalité spontanée, enjouée, détonnait dans le milieu, je surprenais. Quand j’ai commencé, mon boulot d’avocate me permettait juste de payer mon loyer – il faut dix ans avant de gagner sa vie au barreau : je devais donc faire des petits boulots à côté, et cela choquait un peu mes collègues : dans le milieu, ça ne se fait pas. Mais j’ai trouvé ma place. »

Sa place, elle l’a trouvée à force d’entêtement et de travail. Elle est même devenue juge dirigeante de sa section, comme prévu dans le code judiciaire – « c’est une fonction qui n’existe qu’au masculin, mais moi je la féminise, c’est vrai quoi… », une fonction qui charrie son lot de responsabilités organisationnelles et de management : organisation des congés et des remplacements, élaboration des rapports de fonctionnement du tribunal, management des collaborateurs et collaboratrices, participation à des groupes de travail avec l’administration de l’aide à la jeunesse, etc. Elle est également secrétaire de l’Union francophone des magistrats, présidée par son homologue nivellois André Donnet.

« Aux yeux de l’administration, les juges sont les méchants de l’affaire, il faut tâcher de leur confier le moins de dossiers possibles. Sauf pour ce qui est des cas urgents qui surviennent le week-end. »

Un fameux parcours, pour une juge qui n’est pas du sérail… « J’ai dû tout découvrir par moi-même ; quand je suis arrivée, je n’avais même pas de bureau à moi, je devais bosser dans la salle d’attente ! J’ai été désignée juge de la jeunesse, et ce n’était pas ma spécialité ‘‘naturelle’’. J’ai lu tout ce que je pouvais, j’ai assisté à des audiences d’autres magistrats, mes collègues m’ont tous délégué quelques-uns de leurs dossiers, et le métier est rentré comme ça, sur le tas. Le plus dur, ça a été d’apprendre à connaître le réseau – c’est-à-dire tous les services qui accueillent les jeunes ou les accompagnent, eux et leur famille -, d’en comprendre le fonctionnement, d’identifier toutes les institutions qui gravitent autour de l’aide à la jeunesse, et d’y nouer des liens personnels forts. »

Depuis lors, elle a été gagnée par l’amour du métier. Le stress – « et on en vit au quotidien, dans ce boulot » – ne la dérange pas, au contraire ; la juge carbure à l’adrénaline et ne fonctionne jamais aussi bien que sous pression. Et puis, « il y a ces jeunes qui font qu’on se lève le matin avec enthousiasme ».

Les frustrations sont cependant légion : « Quand on décide d’une mesure pour un jeune, mais que concrètement elle est inapplicable, faute de moyens, c’est terriblement frustrant. Les lieux d’hébergement sont saturés, tout est bouché partout. Parfois, on arrive à contourner les listes d’attente, mais au prix d’un bricolage fatigant. »
A l’instar de ses homologues wallons, Michèle Meganck regrette la méfiance de l’administration de l’aide à la jeunesse à l’égard du monde judiciaire : « Les juges sont les méchants de l’affaire, il faut tâcher de leur confier le moins de dossiers possibles. Sauf pour ce qui est des cas urgents qui surviennent le week-end : là, on est très content qu’un juge soit de garde. » Fatigant, aussi, soupire-t-elle, de toujours devoir mendier des moyens, veiller à ce qu’il en reste pour Bruxelles quand l’administration, qui a les coudées plus franches en Wallonie qu’à Bruxelles, aurait tendance à privilégier le sud du pays plutôt que la capitale.

Parfois, le découragement guette : « Mon boulot consiste, pour un quart, à décider – et c’est le plus facile. Un autre quart, c’est du bricolage. Le troisième quart, c’est de la négociation. Et enfin, c’est de la fâcherie. C’est lourd, compliqué, et cela manque d’efficacité : les outils sont bons, mais les carences font mal. »
La fonction exige aussi du recul, une bonne capacité à instaurer une forme d’étanchéité entre vies professionnelle et privée. Car certains dossiers font mal : « Le plus dur, c’est quand on place un enfant, qu’on l’arrache à sa famille. D’autant plus si les parents ne comprennent pas, n’acceptent pas la mesure et la ressentent comme injuste. Lorsqu’il faut enlever un enfant d’une famille d’accueil avec laquelle il a noué des liens, soit parce qu’il rentre chez ses parents biologiques, soit parce qu’il doit changer de famille d’accueil, c’est très dur aussi. Quand on est dans cet arrachement-là, c’est terrible. »
Décourageante aussi, parfois, cette sorte de fatalité qui traverse les générations : « Voici des années, j’ai placé une gamine de 12 ans, qui avait été abusée par son père. Elle évoluait bien, au sein d’une chouette institution. Et puis, quatre ans plus tard, elle m’a annoncé ‘‘Je suis enceinte’’ : cela voulait dire qu’elle devait quitter son institution. J’ai eu envie de pleurer. Aujourd’hui, je m’occupe de ses enfants. »

Malgré tout, la juge bruxelloise semble d’une résistance et d’un optimisme inoxydables : « Quand on constate du changement dans l’attitude d’un jeune délinquant ou dans la dynamique d’une famille d’un mineur en danger, c’est fantastique. Quand on peut arrêter l’aide parce que le jeune va mieux, on sait qu’on a servi à quelque chose. » La majorité des dossiers ne connaît pas pareille issue heureuse, « mais cela arrive, et c’est cet objectif qui me motive au quotidien. »

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