Justice

Quand on fait rimer « pauvreté » et « danger »

Un enfant issu d’un ménage précaire est souvent considéré en danger, et retiré à sa famille. Est-ce cela l’ « aide » dont auraient besoin les familles les plus pauvres ? Quand les services d’aide à la jeunesse rajoute de la violence institutionnelle à la violence sociale…

Un enfant issu d’un ménage précaire est souvent considéré en danger, et retiré à sa famille.
Un enfant issu d’un ménage précaire est souvent considéré en danger, et retiré à sa famille.

A Bruxelles, plus d’un habitant sur trois (34,3%) vit dans un ménage en situation à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. En Wallonie, c’est le cas de près d’un habitant sur quatre (24,6%) (1). Certes, les mineurs en danger n’ont pas tous des parents précaires. On trouve des gosses négligés ou maltraités au sein de familles « bien sous tous rapports ». Et des jeunes qui déraillent, il y en a aussi dans les milieux bourgeois. « Dans mon arrondissement judiciaire de Nivelles, j’ai régulièrement affaire à une population plutôt aisée sur le plan socioéconomique, témoigne un juge wallon. Les familles aisées ne sont pas exemptes de difficultés, loin s’en faut. Lorsque les parents bénéficient d’une belle situation et d’un haut niveau d’instruction, c’est parfois encore plus difficile pour eux d’accepter que leur famille dysfonctionne et que leurs enfants ne tournent pas rond ou sont manipulateurs. Accepter l’intervention d’un tiers dans la vie de la famille n’est pas du tout facile pour eux non plus. »

Enfants en danger, vraiment ?

Cela étant dit, la précarité socio-économique est un facteur de « risque » supplémentaire. Mais de quel « risque » parle-t-on ?
« Le plus souvent, lorsque la justice décide d’arracher un enfant à sa famille et ordonne son placement en famille d’accueil ou en institution, ce n’est pas parce que l’enfant est en danger, mais bien parce que cette famille est pauvre », dénonce Luttes Solidarités Travail/LST – un mouvement d’éducation permanente et de lutte en résistance à ce qui produit la pauvreté -, qui se penche sur cette problématique depuis plus de trente ans (2). « L’article Ier du Code Madrane stipule que le placement de l’enfant ne peut intervenir qu’en tout dernier ressort, s’indignent Cécile Parent et Andrée Defaux, militantes de longue date au sein de LST. L’Aide à la jeunesse est censée mettre en place tous les moyens pour que l’enfant puisse rester dans sa famille. C’est trop rarement le cas ! » Cécile et Andrée de citer des exemples : « Faut-il arracher à sa famille un enfant qui a froid l’hiver chez lui ou qui arrive à l’école sans tartines, ou plutôt permettre à ses parents de chauffer décemment leur logement et de pouvoir assurer les repas de son enfant durant tout le mois ? Faut-il placer un enfant dont les parents sont expulsés de leur appartement, ou plutôt s’assurer que le droit au logement soit garanti pour tous ? Le froid, la privation et la rue sont-ils vraiment la cause du « danger ? Ne serait-ce pas plutôt le manque de revenus des parents et la violence que la société fait subir aux familles pauvres ? N’est-il pas révoltant que des enfants soient retirés de leur famille pour cause de pauvreté ? »

« Le froid, la privation et la rue sont-ils vraiment la cause du « danger ? Ne serait-ce pas plutôt le manque de revenus des parents et la violence que la société fait subir aux familles pauvres ? »

L’engrenage

Les familles pauvres se heurtent chaque jour à de nouvelles difficultés, à de nouveaux obstacles. « Même si on a un travail, on doit choisir entre payer le loyer qui mange la moitié du salaire ; les charges de l’eau, l’électricité, le chauffage, les soins médicaux ; l’école ; un minimum de loisirs… Et puis, il y a les contrôles sociaux qui guettent de tous côtés : si un enfant doit être hospitalisé, si on ne peut payer les repas ou les frais scolaires, si … Que va-t-il se passer ? On sera convoqué, interrogé, jugé, condamné, l’enfant sera placé, la famille déchirée. Sauf si on a la chance rare de rencontrer un travailleur social ou un juge qui nous entend et qui cherche à comprendre … », témoignent les familles dont la parole se déploie au sein des Ateliers Famille de LST.

Quand les précarités se conjuguent, la famille perd pied. Demander de l’aide au CPAS, à l’école, à l’ONE, au SAJ… exige un fameux courage. Et la demande d’aide tourne parfois au cauchemar : il faut s’expliquer, se justifier, déshabiller un morceau de soi, raconter sa vie, se répéter auprès de chaque intervenant… « Les parents qui frappent à la porte des institutions se heurtent très souvent à l’incompréhension, l’humiliation, la sentiment de ne pas être écoutés, d’être invisibles, inaudibles, témoigne-t-on à LST. Ils sont confrontés en permanence aux jugements, au regard qui disqualifie. Or ce dont nous avons le plus besoin, c’est de reconnaissance, de confiance. Car les parents pauvres luttent en permanence pour s’en sortir et offrir le meilleur à leurs enfants. Ils ont besoin de soutien, d’un coup de main, d’encouragements et, avant tout, d’écoute bienveillante ; pas de contrôles, de menaces, de décisions qu’on leur impose.

Le paradoxe du frigo

Le matin, le frigo doit être vide lorsque passe l’assistant social du CPAS, car il faut montrer qu’on a besoin de l’aide financière. L’après-midi, le frigo doit être plein pour le Service d’Aide à la Jeunesse, sinon il va penser que les enfants sont mal nourris et qu’il vaut mieux les placer.
Cet exemple illustre l’incohérence entre les interventions des différents services au niveau social.
Depuis 1995, l’administration de l’Aide à la jeunesse a reçu pour instruction, de la part de sa ministre de tutelle (NDLR : à l’époque, Laurette Onkelinx), d’entretenir un dialogue permanent entre des familles qui vivent la grande pauvreté et des professionnels de l’aide à la jeunesse, et ce avec la collaboration du Service de lutte contre la pauvreté.
Le groupe Agora s’est ainsi formé, auquel participent LST et ATD Quart-Monde, aux côtés de l’Administration générale de l’Aide à la Jeunesse et de représentants des travailleurs des Services d’Aide à la Jeunesse (SAJ) et de Protection de la Jeunesse (SPJ).
Cette expérience réunit dans une démarche partenaire des familles et des professionnels afin de croiser leurs regards sur le texte et la pratique du décret relatif à l’Aide à la Jeunesse. Ce travail implique le tissage progressif d’une relation de confiance et égalitaire entre les membres du groupe. « Grâce à ces échanges, aux témoignages que les familles pauvres ont pu déposer là, certains professionnels de l’aide à la jeunesse et travailleurs de terrain ont pris conscience de la violence institutionnelle à laquelle sont confrontés les parents fragilisés. Certains ont changé leur vision et ont compris que le placement d’enfants, loin d’être une solution, ne fait le plus souvent qu’aggraver le problème, se félicite-t-on chez LST. Mais le chemin est encore long. »

L’inégalité au cœur de l’aide à la jeunesse

« Les familles précaires sont censées faire confiance aux services d’Aide à la Jeunesse qui sont là ‘‘pour les aider’’. Mais la confiance, normalement, se construit dans des rapports d’égal à égal, fait remarquer Cécile Parent. Où est l’égalité entre des parents à qui on menace de retirer ses enfants, et une institution qui détient le pouvoir ? » Plutôt que de « confiance », c’est bien davantage de « pouvoir » d’un côté et de « soumission » de l’autre dont sont teintés les rapports entre l’Aide à la jeunesse et les familles. « Les parents pauvres sont déresponsabilisés, infantilisés, niés, s’insurge Andrée Defaux. On ne les écoute pas. Lorsque vous consultez un dossier ouvert pour un mineur en danger, vous vous rendez compte que les efforts consentis par les parents, leurs demandes, leur avis, leurs témoignages, y sont rarement consignés. L’enfant qui découvrirait ce dossier plus tard aurait l’impression que ses parents n’ont fait aucun effort pour éviter son placement, alors que le plus souvent ceux-ci se sont battus avec l’énergie du désespoir ! »

Le traumatisme des parents et des jeunes confrontés aux services d’aide à la jeunesse est tel que, lorsque les enfants eux-mêmes devenus adultes auraient besoin de soutien, faire appel au SAJ leur apparaît comme la pire des solutions : « Les parents savent que toute demande d’aide peut se retourner contre eux. S’ils sont passés par l’aide à la jeunesse lorsqu’ils étaient mineurs, il est très difficile de les amener à pousser la porte du SAJ, qu’ils perçoivent comme menaçant et pas du tout aidant. »

Jeune et « protégé »… jusqu’à 18 ans

LST de pointer aussi l’incohérence des mesures prises pour « aider » et « protéger » le jeune : « On place un enfant durant des années et puis, le jour de ses 18 ans, on le met dehors de son institution. Le jeune rentre alors en famille, mais le lien est extrêmement fragilisé et, souvent, ça se passe mal. Sans compter que le jeune a droit au revenu d’intégration sociale du CPAS. Ses parents, s’ils émargent également au CPAS, voient leurs propres revenus impactés puisque ceux de leur enfant est désormais pris en compte pour déterminer les allocations de la famille. Que se passe-t-il alors ? Le jeune va-t-il payer le loyer ? Va-t-il contribuer gentiment aux charges du ménage ? Très souvent, ces retrouvailles provoquent des drames. Et le jeune se retrouve à la rue, car ses parents ne peuvent assumer ces changements. Sans suivi cohérent des mesures décidées par l’aide à la jeunesse, et ce tout au long de la vie du jeune – et sa vie ne s’arrête pas à 18 ans ! -, prise en compte dans toute sa complexité, et en lien avec la vie de la famille, c’est l’échec assuré !, insiste Andrée Defaux.

A 18 ans, le jeune peut également bénéficier d’un studio supervisé. Mais l’échec est, là aussi, souvent au rendez-vous. Au contact de ses parents, l’enfant apprend petit-à-petit à ranger sa chambre, l’entretenir, cuisiner des plats élémentaires, bref, tous ces petits gestes qui préparent à l’âge adulte et à la vie en autonomie. L’institution ne permet pas une telle transmission. Résultat ? En quelques semaines, on retrouve souvent ces studios dans un état lamentable. « Les jeunes adultes en sont donc souvent éjectés, et ils se retrouvent dans la rue, dénonce LST. C’est ainsi qu’un nombre important de jeunes passés par la justice de la jeunesse se retrouvent SDF. Tout cela parce qu’on prend des mesures ponctuelles et partielles, sans envisager l’aide à apporter au jeune et à sa famille dans sa globalité, dans sa cohérence. Et ces aides partielles entraînent toujours des effets pervers à d’autres niveaux. On fait, finalement, pire que mieux. »

Les familles pauvres donnent de la voix

L’association Luttes Solidarités Travail (LST) regroupe des familles en situation de grande pauvreté. Nombre d’entre elles ont déjà eu affaire aux services de l’aide et de la protection de la jeunesse. Voici leurs revendications.
Les mesures d’aide sociales sont inefficaces et coûteuses en moyens et en argent pour la société, en désespérance pour la famille,
– si elles aboutissent au placement des enfants ;
– si elles ne tiennent pas compte de la situation de la famille dans son ensemble ;
– si elles s’imposent de l’extérieur, sans écoute, dans le déni des ressources propres de la famille, de son point de vue et de ses recherches de solutions.

Les familles en situation de grande pauvreté dont le mouvement LST se fait le porte-parole revendiquent donc :
– le droit d’être reçus dignement par les services d’aide à la jeunesse, et d’en être écoutés respectueusement : « L’accueil réservé aux parents pauvres par les services SAJ et SPJ est trop souvent désastreux, dénonce Cécile Parent. Ces services sont en outre parfois très difficiles à joindre, et cela se retourne contre les familles. Nous avons recueilli le témoignage de parents qui s’étaient rendus au rendez-vous fixé par le SPJ à l’heure dite, mais qui avaient trouvé porte close parce que la sonnette était en panne. Dans le rapport du SPJ, il est écrit que ces parents ne sont pas venus au rendez-vous, et cela a bien entendu été interprété comme un défaut de coopération de leur part ! »
– le droit d’élever elles-mêmes leurs enfants : « Nous en sommes capables. Même si parfois nous avons besoin d’un soutien, d’un engagement adéquat des travailleurs sociaux dans la lutte contre la pauvreté. »
– le droit de faire valoir leur point de vue : « Nous sommes les seuls à pouvoir parler de notre point de vue. Si d’autres s’en chargent, nous sommes à nouveau dépossédés. Nous sommes les seuls à être réellement ‘‘en première ligne’’. Les institutions et les services d’aide trop souvent désignés pour parler de nous à notre place … ne sont pas à notre place ! »
– le droit d’être associés aux décisions qui touchent à leur famille : « Nous demandons que les services sociaux soient à nos côtés dans notre combat. Nous demandons un dialogue entre ceux qui vivent la pauvreté, parfois depuis leur enfance, et ceux qui ont en main les clés, les atouts, le pouvoir. »
– l’inscription de la lutte contre la pauvreté au cœur de l’agenda politique : « Nous demandons que les pouvoirs publics fassent une priorité de la lutte contre ce qui produit la pauvreté.
Qu’ils s’y engagent avec nous. En agissant. Pas seulement dans leurs discours ! »

Le placement, un drame pour la vie

« Placer un enfant est une décision qui peut générer un traumatisme énorme, pour le jeune comme pour sa famille, admet Michèle Meganck, juge de la jeunesse à Bruxelles : personnellement, j’essaie d’éviter autant que possible d’avoir recours à cette solution ultime. Mais parfois, les parents ont absolument besoin d’une bulle d’oxygène, même s’ils s’en défendent : l’aide contrainte permet alors d’ ‘‘imposer’’ à ces derniers l’aide dont ils ont besoin mais qu’ils ne peuvent demander d’eux-mêmes sous peine de culpabiliser énormément. Donc moi, la juge, j’interviens en disant : ‘‘Vous et moi, nous formons un être complet : vous, vous aimez votre enfant ; moi, je cadre, et je ne vous juge pas’’. Et à l’enfant, je dis : ‘‘Tes parents t’aiment mais la situation est compliquée, tout le monde a besoin de prendre du recul.’’
Reste que, une fois leur enfant placé, il sera très difficile pour les parents de le récupérer. « Parfois, on place un enfant en-dehors de son milieu familial par prudence, sans savoir si c’est vraiment la bonne solution, témoigne cette conseillère de l’aide à la jeunesse. Mais après, pour les parents qui veulent le récupérer, c’est galère.»
Le placement des enfants, souvent considéré par les services d’aide à la jeunesse, et par les juges, comme la solution pour protéger les mineurs issus de ménages précaires, est pourtant lourd de conséquences : « On fragilise, lorsqu’on ne le rompt pas totalement, le lien entre l’enfant et sa famille, c’est-à-dire avec ses parents, bien sûr, mais aussi les tantes, les oncles, le parrain, la marraine, etc. La loi interdit depuis peu que l’on sépare la fratrie mais, dans les faits, en raison du manque de places disponibles dans les institutions, elle est loin d’être appliquée. Des familles entières sont ainsi disloquées, dénonce Cécile Parent. Et cette mise à mal du lien, elle affectera l’enfant durant sa vie entière. Et cette souffrance sera également portée par les générations suivantes. »

« Que les familles soient précaires on ‘‘bien comme il faut’’, la question de la gestion de l’autorité dans les familles est la plus prégnante, observe Bernad De Vos, délégué général aux droits de l’enfant. Parfois, un placement s’impose, mais alors il devrait être le plus court possible. Et surtout, il doit toujours s’accompagner d’un accompagnement des familles. Ce n’est que trop rarement le cas. Or on ne règle pas le problème par la mise au frigo du jeune. »

« Dans nos mémoires et dans nos cœurs, les services d’aide sont de hauts lieux de souffrance et de mépris. Quand l’intervention sociale divise la famille, c’est toujours un échec. »

L’infernale répétition

Tous les professionnels de l’aide à la jeunesse le disent : lorsque la justice ouvre un dossier pour une famille, l’engrenage se met en route, dont il sera très difficile de se dégager. La répétition sera le plus souvent transgénérationnelle. « En tant que juge, il m’est arrivé plus d’une fois de suivre un bébé jusqu’à l’âge adulte, durant dix-huit ans donc, avant de m’occuper de ses propres enfants, vingt ans plus tard. De génération en génération, les mêmes carences affectives, sociales, intellectuelles, ont tendance à se répéter », constate cette magistrate.
Et la même option – le placement des enfants – sera prise par les services d’Aide à la jeunesse. « Pour la plupart d’entre nous, c’était déjà notre histoire, témoignent des familles pauvres sur le site de LST. Enfants, nous avons connu la pauvreté, et ce placement qui cassait les liens. Certains d’entre nous ne connaissent pas leur famille, n’ont jamais vu ou revu leurs parents, n’osent chercher leurs frères et sœurs. Quand un lien se rétablit, il est fragile et ça fait peur. Dans nos mémoires et dans nos cœurs, les services d’aide sont de hauts lieux de souffrance et de mépris. Quand l’intervention sociale divise la famille, c’est toujours un échec. Nous en sommes les meilleurs témoins. »

(1) Risques de pauvreté en Belgique en 2020, statistiques publiées le 15 juin 2021 par Statbel, l’office belge de statistique – https://statbel.fgov.be/fr/themes/menages/pauvrete-et-conditions-de-vie/risque-de-pauvrete-ou-dexclusion-sociale

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