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Les « Belgo-marocains » victimes d’un racisme… virulent

Le département de sociologie de la VUB a publié les résultats d’une étude visant à mesurer l’impact en Flandre du Covid-19 sur la discrimination ethnique au sein du marché locatif. Edifiant : si, juste avant la pandémie, nos concitoyens d’origine marocaine avaient déjà 20 % de chances en moins d’être retenus que les candidats « belgo-belges », quatre mois et demi plus tard ce taux avait quasi doublé, grimpant à 36 % !

Pieter-Paul Verhaehge et Abel Ghekiere, les auteurs d’une recherche publiée mi-octobre 2020, tous deux spécialisés dans l’étude « des mécanismes sous-jacents et des facteurs conjoncturels de la discrimination ethnique sur le marché du logement », avec un accent particulier sur « une approche interdisciplinaire des phénomènes de discrimination et de traitement inégal », soulignent avec raison le caractère tout à fait expérimental mais néanmoins assez fiable de leur démarche.

Il expliquent en effet que, à leur connaissance, cette étude constitue en fait une grande première, car ils ont bénéficié d’un concours de circonstances extraordinaire, qui, combiné à une solide expertise en matière de mesure des comportements discriminatoires, leur a permis de mener une expérience totalement inédite. Car le hasard a voulu que, d’octobre 2019 à la mi-mars 2020, soit juste avant l’irruption du Covid-19, ils avaient réalisé une première enquête, portant sur la discrimination des Belgo-marocains et des Belgo-congolais sur le marché locatif par rapport aux « Belgo-belges » (ou plus largement aux européens, aux « Blancs »)…

En situation réelle

Cela, via la méthode des tests de situation (dits aussi « de discrimination »). C’est-à-dire des simulations de candidatures envoyées aux agences immobilières (ou directement aux propriétaires, quand ils louent leurs biens sans intermédiaire), en tout point pareilles, sauf quant au nom du faux candidat, tantôt « bien de chez nous », tantôt à consonance arabe ou africaine. Avec, déjà, un contraste concluant, quant à l’inégalité de traitement selon l’origine « apparente » des interlocuteurs : un taux net de discrimination (la différence entre les pourcentages de choix pour un candidat d’origine étrangère et pour un « autochtone ») de 20 % pour les Belgo-marocains, et de 17 % pour les Belgo-congolais.

Les tests de situation permettent d’objectiver les discriminations

Un précédent qui leur a permis de rééditer le même exercice, exactement selon le même mode opératoire, mais en pleine crise sanitaire. La comparaison des résultats est « graphically speaking ». Certes, depuis le déclenchement de cette crise, vu la crainte des propriétaires et/ou des agents immobiliers de multiplier les contacts potentiellement contaminants, les « Belges de souche » sont aussi beaucoup moins invités à visiter les biens à louer – une chute qui, en chiffres absolus, s’opère au même rythme que pour les Belgo-marocains. Mais chez les seconds, ce recul s’est traduit par un taux de discrimination relatif grimpant de 16 points, pour atteindre cette fois 36 % ! Une progression d’autant plus frappante que, comparativement, les Belgo-congolais ont connu une évolution inverse. (Lire l’encadré ci-dessous).

Les Belgo-congolais paradoxalement moins discriminés sous le Covid...

Une autre conclusion de l’étude est que l’effet de la pandémie sur la discrimination dans le secteur du logement a été variable et même contradictoire selon les divers groupes minoritaires. Car, de manière intrigante, les Belgo-congolais, ont vu, eux, leur taux de discrimination diminuer spectaculairement, tombant de 17 % à… 6 % ! A en croire les chercheurs, cela signifie que la pandémie aurait plutôt contribué à « estomper les barrières ethniques entre habitants d’origine belge et congolaise ».

Un contraste avec les Belgo-marocains qui s’explique sans doute par diverses raisons. D’une part, le fait que, déjà en temps « normal », en Belgique, ceux-ci font certes aussi l’objet de préjugés, mais d’un autre ordre, et globalement moins négatifs. Ensuite, le fait que, dans la ville où s’est déroulée l’étude, ces autres « allochtones » (comme on dit en Flandre) sont beaucoup moins nombreux que les « Maghrébins », et de ce fait, sans doute bien moins « identifiés » (en termes de préjugés) comme des « menaces » potentielles, notamment en tant que concurrents sur le marché locatif (1). Cependant, ces constats déjà très anciens étaient vrais également durant la période « pré-Covid », et ne peuvent donc expliquer à eux seuls un tel différentiel entre les deux tests. Par contre, depuis l’irruption de l’épidémie, les Belgo-congolais n’ont pas souffert de la même vision dénigrante que les « Maghrébins », imputant à ceux-ci une soi-disant plus grande présence du coronavirus en leur sein, ce qui a certainement fait en bonne part la différence.

Enfin, un dernier facteur, purement statistique, a également dû jouer un rôle non négligeable. En effet, au début de la crise sanitaire, le taux absolu d’invitations à des visites a significativement diminué tant pour les Belgo-marocains, on l’a dit, victimes d’une discrimination spécifique renforcée, que pour les candidats « belgo-belges », ceux-ci ayant visiblement postposé en masse les demandes de visite vu la situation sanitaire. Or, ce n’est pas le cas des candidats d’origine congolaise, lesquels ont semble-t-il continué à se porter toujours autant candidats…

Aussi, même en tenant compte de leur discrimination structurelle, ces derniers ont dû voir leur taux d’invitations à des visites s’améliorer de façon significative, au prorata de leurs demandes restées stables, mais « remontant » proportionnellement vis-à-vis de celles, en chute libre, des candidats belges. Avec en conséquence, ce recul impressionnant de leur taux relatif de discrimination, par un simple effet « mécanique ».

Les « Maghrébins », trop souvent stigmatisés dans les médias

Les auteurs estiment que cette montée en flèche tient vraisemblablement à l’image négative diffusée par une bonne part des médias belges vis-à-vis des « Maghrébins » et des « Turcs », mettant en exergue une supposée plus grande contamination dans les quartiers populaires qu’ils habitent en grand nombre (suivez leur regard : Borgerhout, Molenbeek… pour les premiers, Schaerbeek et Saint-Josse, Anvers et Gand, pour les seconds). Laquelle prévalence présumée – mais absolument non fondée sur le plan scientifique – serait soi-disant due à un comportement « inapproprié » de ces habitants, présentés comme plus indisciplinés, « inciviques », « irresponsables », rétifs à l’autorité et ne respectant pas les consignes prophylactiques, etc., etc.

Un discours stigmatisant qui, dans un contexte anxiogène de pandémie très contagieuse, dangereuse et même potentiellement mortelle, a renforcé des préjugés et une vision péjorative certes déjà largement répandus, mais qui, dans ces circonstances exceptionnelles, ne pouvaient que se développer bien davantage. Et donc, les exclure encore plus systématiquement de la sélection des futurs locataires.

Une méthodologie éprouvée

En sciences sociales, et plus particulièrement en sociologie, lorsque, à l’issue d’une série de tests de situation, il s’avère qu’un groupe minoritaire est traité de façon nettement plus défavorable et statistiquement établie, on considère qu’il existe une évidente discrimination. Ce qui explique que cette méthode soit devenue aujourd’hui très largement admise – et employée, notamment dans le secteur du logement, mais aussi de l’emploi, de l’enseignement, ou même de l’accès à des dancings… Cela, pour tenter de vérifier l’existence ou non d’un traitement inéquitable de certains groupes spécifiques : personnes d’origine d’étrangère et/ou « de couleur », femmes seules – a fortiori avec enfant(s) -, homosexuels, chômeurs et allocataires sociaux, personnes handicapées, minorités religieuses…

C’est pourquoi les deux chercheurs utilisent fréquemment ce procédé, comme ils l’ont encore fait ici deux fois de suite, dans des conditions tout à fait similaires et à peine à deux mois de distance, le seul paramètre ayant changé entretemps étant la déferlante du Covid-19. Toutefois, la première de ces enquêtes n’était initialement, et logiquement, destinée qu’à mesurer le pourcentage et la nature de la discrimination ethnique sur le marché locatif dans une même période donnée, à l’image de celles qu’ils réalisent régulièrement (2) – et sans autre « ambition » . Celle-ci a consisté en une série de 482 tests en tout, démarrant en octobre 2019 et se prolongeant jusqu’au 18 mars 2020… date de l’entrée en vigueur du confinement, lequel y a mis un terme brutal et anticipé.

Le Rassemblement pour le droit à l’habitat (RBDH) plaide pour une vraie lutte contre la discrimination au logement.
Le Rassemblement pour le droit à l’habitat (RBDH) plaide pour une vraie lutte contre la discrimination au logement.

… et une opportunité à saisir

C’est alors seulement que l’idée a germé chez eux de tirer profit de ce « contretemps », pour le transformer en une paradoxale aubaine : l’occasion d’un nouveau sujet d’étude, en analysant les résultats du test qui venait de s’achever, et ensuite en le reproduisant quasi à l’identique, dès que le lockdown serait levé, et donc les visites de logements à nouveau permises.

Mais, cette fois, afin de déterminer si la pandémie et le confinement qui en a résulté (« événement marquant » – « focusing event » en anglais (3) – par excellence, littéralement bouleversant, rebattant les cartes radicalement à l’échelle de la planète, et singulièrement de la société belge) avaient modifié les taux de discrimination respectifs des divers groupes ethniques, par rapport à ceux constatés lors du premier test. Et dans l’affirmative, dans quel sens et avec quelles variations.

Aussitôt dit, aussitôt fait, la fin du confinement ayant été annoncée pour le 18 mai, ce second test a démarré dès le 15 avec le nouvel envoi des doubles (fausses) candidatures, pour se poursuivre jusqu’à la fin juin. Un laps de temps nettement plus court (deux mois et demi, pour quatre et demi la première fois), mais suffisant pour totaliser 440 tests, nombre très proche de ceux de la première série, et permettant donc une comparaison pertinente (pour le détail, lire l’encadré ci-dessous). Avec les résultats que l’on sait…

Quand « comparaison est raison », ou comment fait mentir le dicton

En période pré-Covid, les auteurs ont réalisé 248 tests « jumelés » (deux candidatures rigoureusement identiques sauf pour l’origine du nom de famille), dans lesquels le traitement des candidats maghrébins était comparé à celui des candidats belges, et 234 tests dans lesquels celui des candidats congolais faisait l’objet de la même comparaison. Pendant la période Covid, 220 tests similaires en tous points à la première série ont été effectués pour les candidats maghrébins, et 220 autres pour les candidats congolais. Soit, au total, 922 doubles tests comparatifs sur l’existence plus ou moins tangible d’une discrimination ethnique.

Les ingrédients d’une démonstration rigoureuse et imparable

La grande supériorité de cette étude est donc que, grâce à ce contexte providentiel (si on ose dire, parlant d’une catastrophe sanitaire sans précédent), les chercheurs ont ainsi pu objectiver cette discrimination accrue sur base de comportements avérés et dûment attestés, via la récolte en deux temps, puis la comparaison, de la réponse des agences lors d’échanges téléphoniques, enregistrés à leur insu (4). Et non plus seulement à partir des accusations et/ou du « ressenti » de personnes se disant (ou se sentant) victimes d’un racisme accru, de la part du groupe dominant.

Tels les Asiatiques, cibles de réactions de rejet, voire agressivement hostiles, au début de la pandémie, notamment aux Etats-Unis. Ceux-ci étant indistinctement assimilés par une partie de la population à des « Chinois », et donc à des vecteurs du virus (puisque à cette époque la maladie était présentée comme provenant de la ville de Wuhan, puis de l’ensemble de la Chine). Un amalgame aussi raciste que stupide et des constats inquiétants, qui ont également fait l’objet d’études spécifiques et éclairantes, mais souffrant d’un double défaut.

… permettant d’échapper à l’éternel soupçon de « subjectivité »

D’une part, le fait qu’elles ont consisté en la collecte de manifestations d’un « sentiment » de discrimination accentuée, ou de témoignages d’agressivité directe subie par les intéressé-e-s ce qui, naturellement, ne signifie pas que cette perception ni ces déclarations soient fausses, mais bien qu’elles « restent à prouver ». Et à évaluer… Car, d’autre part, sur une telle base « subjective », il est difficile de trancher avec certitude s’il y a une véritable recrudescence de ces comportements suite à la pandémie, et donc une évidente corrélation avec celle-ci. Ou si, au contraire, les faits en question, quand bien même ils seraient confirmés sans le moindre doute, traduisent la « simple » perpétuation d’actes, certes répréhensibles, mais observés depuis longtemps, et juste mieux révélés et « rapportés », sans pour autant une progression significative de ceux-ci.

… et à la difficulté d’établir la preuve

Un peu à l’image du débat, devenu « classique », sur les conclusions à tirer de l’accroissement des témoignages, ou des plaintes auprès des services de police et/ou en justice, de la part de membres de groupes opprimés (tels les femmes, dans la foulée des mouvements « Me Too » et « Balance Ton Porc », ou les afro (et latino)-américain-e-s mobilisé-e-s au sein du mouvement « Black Lives Matter »), dénonçant des attitudes et/ou des actes délictueux voire criminels dont ils/elles auraient été victimes, ou témoins : maltraitance, discriminations diverses, harcèlement, viols, coups et blessures, voire meurtres… Là aussi, la question est régulièrement posée de savoir dans quelle mesure ces « signalements » en nette hausse reflètent une réelle augmentation de ces comportements condamnables, au propre comme au figuré. Ou plutôt une prise de conscience et une (ré)action massive des personnes concernées, plus ou moins organisées, et en tout cas stimulées par les campagnes des mouvements de défense des groupes en question… Voire, qui sait, si cet afflux de dénonciations s’explique par une combinaison de ces deux hypothèses.

Alors que dans ce cas-ci, le doute n’est plus permis : au vu des résultats quantifiables, vérifiables et difficilement réfutables de cette enquête, il y a de toute évidence une très nette aggravation « ciblée » de la discrimination ethnique entre les deux expériences. Or, la seconde ayant été menée en plein cœur de la crise sanitaire, c’est bien elle qui a manifestement provoqué une forme de psychose visant nos concitoyens d’origine maghrébine. Les Belgo-marocains, victimes « collatérales » du Corona ? Sans doute, mais surtout, cibles directes du virus du racisme… (5)

(1) Voir, p.11, la théorie de la « menace intégrée » et celle du « conflit de groupe réaliste ».

(2) Pieter-Paul Verhaehge et Abel Ghekiere ont notamment publié en septembre 2019 une étude sur la discrimination ethnique sur le marché locatif en Région bruxelloise et une autre en novembre 2020 sur celle en Région wallonne.

(3) Pour la notion de « focusing event » voir p.11, dans l’introduction de la première page, ainsi que la première note.

(4) Enregistrements qui, autre grande avancée, sont depuis peu acceptés comme éléments probants en Justice.

(5) Sur ce sujet, lire l’excellente chronique d’Henri Goldman « L’autre virus : le racisme » sur son blog.

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