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Trop de juges frileux et d’avocats peu soucieux de l’éthique ?
La lutte contre les procédures abusives intentées contre la presse questionne, avant tout, la responsabilité sociétale des avocats. Ils n’ont pas tous la même éthique…

Certes, l’issue des poursuites abusives est presque toujours positive pour celles et ceux qui en sont les victimes, mais le jugement estimant que la plainte déposée – contre un journaliste, un groupe d’action ou une ONG – est non fondée n’est la plupart du temps prononcé qu’au terme de plusieurs années de litige. Et souvent, la menace de poursuites judiciaires – et surtout des frais de procédure qui y sont associés -, suffit à faire taire certaines critiques ou à stopper une initiative citoyenne. La menace d’une poursuite suffit parfois aussi à ce qu’un média, un site web ou une ONG supprime le contenu en ligne de rapports sur des pratiques malhonnêtes d’une entreprise, avec pour conséquence que ce contenu, pourtant pertinent, n’est plus disponible pour le public.
Les réticences des juges
Dans l’attente d’une loi qui permettra de rejeter une poursuite bâillon dès l’entame de la procédure, il faudrait au moins que les jugements rendus soient plus clairs sur le fait qu’il s’agissait bien d’une procédure abusive et vexatoire visant à intimider la partie adverse : « Ce n’est que trop rarement le cas dans le chef de la justice belge, qui pèche parfois par excès de prudence et est manifestement réticente à considérer qu’une plainte est clairement une procédure bâillon, et ce même lorsqu’elle donne raison aux défenseurs dans son jugement, déplore Dirk Voorhoof, juriste spécialisé dans le domaine des procédures abusives à l’encontre de la presse. Or ce n’est que si l’on met les mots ‘‘procédure abusive’’ sur une plainte qu’il serait ensuite possible de sanctionner financièrement les instigateurs de la procédure et, par conséquent, de dissuader le recours aux procédures bâillons. »
On peut néanmoins comprendre les réticences de la justice à rejeter dès le début de la procédure une plainte en tant que procédure bâillon : « En cas de procédure accélérée, on risque de négliger le droit des plaignants, admet Voorhoof. Il faut trouver le juste équilibre entre la lutte contre les procédures abusives et l’accès à la justice pour toutes les parties, y compris les grosses sociétés: toutes les plaintes à l’encontre des journalistes ne sont pas des SLAPP, certaines sont justifiées. »
Recenser les procédures abusives
« La multiplication de procédures tous azimuts (au pénal, au civil, devant un Conseil de presse) par un même requérant à l’encontre d’un même journaliste ou média, parfois abandonnées en cours de route, doit mettre la puce à l’oreille des magistrats, car elle constitue souvent l’indice d’une procédure bâillon, souligne Caroline Carpentier, avocate spécialisée en droit d’auteur et nouvelles technologies.
D’où l’intérêt d’un registre public des SLAPP, à l’échelle de chaque État et aussi de la publication des informations sur les garanties procédurales et les mesures correctrices au sein d’un portail international, tel que le prévoit la directive européenne : la lutte contre les procédures bâillons s’en trouvera grandement facilitée. »
Les magistrats ne sont pas les seuls à observer la plus grande prudence en matière de SLAPP : « Les avocats les plus conservateurs ne nourrissent pas un amour immodéré pour la liberté d’expression journalistique, observe Voorhoof. Ils en appellent à la loi la plus restrictive possible en matière de SLAPP. D’une part, ils comptent bien sûr dans leurs rangs des avocats qui vivent de ce type d’affaires ; de l’autre – et c’est là un argument plus convaincant -, ils considèrent qu’en matière de respect de la vie privée, de diffamation, etc., il faut assurer l’accès à la justice à tous les particuliers, bien sûr, mais aussi aux entreprises. Et sur ce point on ne peut que leur donner raison.»
Sanctionner les avocats ?
Dans sa recommandation anti-SLAPP, la Commission européenne invite les États membres à sensibiliser les professionnels du droit, magistrats et avocats, aux nuisances que représentent les procédures bâillons, et à favoriser l’adoption, par les instances compétentes, de « règles déontologiques visant à dissuader le recours à une procédure abusive ». Elle préconise aussi des « sanctions disciplinaires »en cas de procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public (1). « Une procédure abusive est un abus de la justice, abonde Voorfoof. Il devrait donc être possible de faire respecter l’éthique des avocats, avec des sanctions imposées par la profession juridique elle-même, et ce au terme d’une procédure disciplinaire équitable. »
« L’idée de sanctionner un avocat qui aurait introduit une procédure bâillon ne m’enthousiasme pas au regard du respect des droits de la défense, tempère l’avocate Caroline Carpentier. En revanche, ce qui me paraîtrait effectivement souhaitable, c’est de sensibiliser et de former les avocats aux caractéristiques des SLAPP. Pour le reste, il me semble que chaque avocat devrait s’interroger, en amont, sur sa responsabilité sociale et donc sur le sens et l’utilité des procédures qu’il initie pour ses clients. Chaque avocat devrait pouvoir recommander à un client de ne pas porter plainte s’il estime que la cause est mauvaise. »

Procédures bâillons : aussi devant le CDJ
Le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) – l’organe d’auto-régulation des médias francophones – est, lui aussi, aux prises avec les procédures bâillons. Ici, ce ne sera pas un magistrat qui sera chargé de trancher, mais les membres du CDJ qui devront rendre un avis suite à une plainte dont ils auront été saisis. Certes, les avis du CDJ ne débouchent sur aucune sanction, ni à l’encontre du journaliste qui aurait commis un éventuel manquement au regard du Code de déontologie journalistique, ni à l’encontre du requérant dont la plainte aurait été considérée sans objet. Il n’en reste pas moins que les avis du CDJ ont un poids moral certain : les journalistes redoutent beaucoup d’être épinglés pour manquement à la déontologie journalistique. Et pour les plaignants et leurs avocats, une décision du CDJ considérant leur plainte non fondée fait également office de sanction.
Cela dit, il est plus fastidieux pour un.e journaliste de devoir se défendre contre les accusations d’un grand groupe industriel, par exemple, que pour ce grand groupe d’avoir recours à un avocat pour introduire une plainte contre des manquements à la déontologie journalistique.
Le CDJ a revu son règlement de procédure
Pour éviter au maximum les risques d’être instrumentalisé par ceux qui n’ont pour seul objectif que d’intimider les journalistes, le CDJ a revu son règlement de procédure en décembre 2022.
Un : la plainte ne peut désormais excéder 5.000 caractères, espaces non compris, et préciser les manquements déontologiques reprochés, « ce qui n’empêche malheureusement pas toujours le dépôt de plaintes évoquant un manquement ‘‘global’’ aux 28 articles du Code », commente Caroline Carpentier, avocate spécialisée en matière de presse et, par ailleurs, membre du CDJ.
Deux : le CDJ peut classer d’emblée une plainte sans suite si le journaliste ou son média a été intimidé ou menacé avant le dépôt de la plainte ou pendant son traitement.
Trois : si la plainte contient des propos irrespectueux, le CDJ peut en exiger la reformulation.
Quatre : si une même personne ou une même société dépose trois plaintes successives reposant sur les mêmes arguments, et que ces plaintes ont été rejetées trois fois par le CDJ, alors la plainte suivante pourra être rejetée rapidement, après consultation d’une commission interne de trois membres.
Il arrive aussi que le CDJ soit saisi de plaintes « collectives », de la part de particuliers ou groupes de pression répondant positivement à des appels lancés à l’encontre d’un ou d’une journaliste sur les réseaux sociaux. Cela a notamment été le cas des neuf plaintes visant la journaliste RTBF Florence Hainaut suite à un sujet consacré au bien-être au travail dans le cadre de l’émission « On n’est pas des pigeons » (3). L’émission évoquait, en la regrettant, l’impossibilité légale d’écarter l’échevin schaerbeekois Michel De Herde, pourtant impliqué dans des affaires de mœurs. Les plaintes déposées devant le CDJ contre Florence Hainaut évoquaient toutes une atteinte à la présomption d’innocence. Le CDJ a tranché – les plaintes à l’encontre de Florence Hainaut n’étaient pas fondées -, tout en déplorant « les formules hostiles utilisées par certains plaignants à l’encontre de la journaliste ». Et encore : le CDJ « observe que plusieurs plaignants ont manifestement agi de concert en répondant à un appel sur les réseaux sociaux pour déposer plainte, pour certains dans le but – assumé, du moins sur les réseaux sociaux – de faire taire la journaliste. » « Ce qui, conclut-il, pour le média, relève de la procédure bâillon. Voilà qui est dit… »
- Par Isabelle Philippon (CSCE)
(1) Recommandation UE 2022/758 sur la protection des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives («poursuites stratégiques altérant le débat public») de la Commission du 27 avril 2022.
(3) CDJ – Plainte 22-43 – 6 septembre 2023, divers contre Florence Hainaut.