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Ces médias de la galaxie Bolloré, marchepieds de l’extrême droite
Ils sont de fervents partisans du RN, et ne s’en cachent pas. Les télévisions du milliardaire Vincent Bolloré, qui battent des records d’audience, font campagne pour l’extrême droite.
Ce fut l’une des trop rares éclaircies dans le ciel du dernier été politique pourri dans l’Hexagone, désespérément ripoliné du brun de la formation d’extrême droite, solidement ancrée désormais aux portes du pouvoir. Cette bonne nouvelle, c’est la mise au pas de « Baba », le petit nom de Cyril Hanouna, prié de quitter ses six millions d’auditeurs – ses « chéris » comme les appelle le présentateur vedette – sur C8, une des chaînes du milliardaire ultra-conservateur Vincent Bolloré sur laquelle il sévit dans l’émission populaire et populiste « Touche pas à mon poste » (TPMP).
L’Arcom, l’Autorité de régulation de la communication audio-visuelle (l’équivalent de notre Conseil Supérieur de l’Audiovisuel/CSA), le gendarme de la télévision française, a en effet décidé, le 24 juillet dernier, de ne pas renouveler en 2025 la fréquence de la chaîne, la plus sanctionnée du paysage audio-visuel français pour ses multiples violations de la déontologie journalistique. C8 affichait le chiffre record de 7,6 millions d’euros de sanctions cumulées sur ces huit dernières années. Parmi les dizaines d’accusations, figure notamment celle d’incitation à la haine raciale, renvoyant aux propos d’Eric Zemmour qui avait qualifié les enfants migrants de «voleurs, assassins et violeurs». Un exemple parmi tant d’autres des outrances lâchées par les animateurs ou leurs invités, très majoritairement de droite ou d’extrême droite (1).
Quand seule la gauche est qualifiée d’ « extrême »
La perte de fréquence de sa chaîne C8 a été mal vécue par ses partisans et les ténors de l’extrême droite. Eric Ciotti, le président contesté des républicains ayant fait alliance avec le RN, a qualifié cette sanction de « dérive mortelle pour notre démocratie. » Marine Le Pen a accusé le pouvoir « de chercher à faire disparaître le pluralisme. »
Ancien chroniqueur de l’émission « Touche pas à mon poste », Benjamin Castaldi a dénoncé « une censure flagrante » qui rappelle « les méthodes des régimes totalitaires ». La gauche, que les employés des chaînes de Bolloré s’appliquent à qualifier d’extrême, est présentée comme un danger autrement plus inquiétant pour l’avenir de la démocratie que l’extrême droite, présentée elle comme simplement « la droite » (2). Banalisons, banalisons…
Résister à Bolloré coûte cher
La sanction infligée à C8 et à travers elle, à Vincent Bolloré, peut être considérée comme un avertissement. Rien de plus qu’une carte jaune infligée par l’autorité médiatique française. Ne rêvons pas : ce coup de semonce n’empêchera ni Hanouna de faire la pub de l’extrême droite sur un des nombreux autres médias de son patron, ni ce dernier de continuer à mettre sa machine de guerre médiatique au service de l’extrême droite. Relevons d’ailleurs qu’au cœur de ce dernier été politique décidément pourri, les radios du groupe Bolloré ont retiré de leur programmation tous les titres de Zaho de Sagazan : la chanteuse est punie pour avoir dénoncé les procédés « immondes » de diabolisation de la gauche et de dédiabolisation de l’extrême droite par les médias du groupe Bolloré (3).
Hanouna hors d’atteinte
La soupe indigeste et vulgaire servie par le présentateur vedette Cyril Hanouna provoque, c’est selon, l’hilarité des invités docilement voués à sa cause, et la nausée chez d’autres. La locomotive du groupe Canal, très proche de Bolloré, peut tout se permettre et ne s’en prive pas : il n’hésite pas à déverser un flot d’insultes sur un élu de gauche, laisse un invité fournisseur en drogues des stars faire la pub de l’« adrénochrome », une prétendue nouvelle drogue fabriquée à « base de sang d’enfant », invite la maire socialiste de Paris à « s’occuper des rats la nuit plutôt que de dire des conneries », fixe en direct un rendez-vous à un jeune homosexuel qu’il humilie ensuite par téléphone, ou fourre un plat de nouilles dans le pantalon d’un chroniqueur. Vulgaire, rustre, prêt à toutes les bassesses pour avilir quiconque ne pense pas comme lui, il est allergique à la nuance et déteste la contradiction. Comme lorsqu’il défend la privatisation du secteur de l’audiovisuel, un des points du programme du RN : « Quatre milliards d’euros de subsides ?! Avec quatre milliards, on peut en faire des autos pour la police, on peut offrir quelques hôpitaux, on peut augmenter les enseignants, privatisez-moi tout ça ! » On appréciera la finesse de l’argumentation, ainsi que l’absence de tout contradicteur dans le studio qui aurait pu notamment objecter le très faible niveau de la dotation de ce secteur en France. Notamment…
Quelques semaines plus tard, peu après l’annonce de la future perte de fréquence de C8, Cyril Hanouna présentait déjà une nouvelle émission, sur Europe 1 cette fois : « On marche sur la tête ». Une expérience qui se clôturera par un nouveau coup de semonce de l’Arcom (4).
Le Robert Murdoch français
La chaîne du milliardaire français et de son présentateur vedette était épiée depuis longtemps par le gendarme de l’audiovisuel, et ce d’autant plus que Vincent Bolloré pèse lourd dans l’univers de médias qu’il met au service de ses thèses d’extrême droite. Patron des chaînes du groupe Canal + (Canal+, C8, CNews – la chaîne d’information d’extrême droite du groupe Vivendi est la plus regardée du pays !), il est présent dans l’édition avec Editis, est notamment à la tête de Geo, Gala, Voici, Femme actuelle, le Journal du Dimanche, l’hebdomadaire JDNews, et possède le groupe Havas, un géant international de la communication.
« Vincent Bolloré, milliardaire breton, a acheté des médias pour favoriser l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite et de ses idées », affirme sans ambages Arrêt sur Images, un remarquable site de « critique média », qui au fil de nombreux reportages et vidéos, montre comment les médias Bolloré ont déroulé le tapis rouge à l’extrême droite (5).
Dès la fin 2021, Le Monde alertait déjà : « Vincent Bolloré mobilise son empire médiatique pour peser sur la présidentielle de 2022. En quelques mois, le milliardaire breton a bâti un pôle réactionnaire qui s’étend de l’audiovisuel à l’édition. Avec comme fer de lance le polémiste vedette Éric Zemmour, dont les obsessions identitaires et anti-islam colonisent le débat public ». Pour Le Monde, Vincent Bolloré est devenu « une sorte de Rupert Murdoch français. (6) ». Le parallèle avec le magnat de la presse américaine, dont la chaîne Fox News a largement contribué à l’accession de Trump au pouvoir, est en effet de plus en plus évident.
L’instrumentalisation des frustrations
La présidentielle de 2022 reproduit le face à face Macron – Le Pen de 2017. Mais ce second mandat d’Emmanuel Macron, déforcé par une majorité relative à l’Assemblée, va faire dégringoler sa cote de popularité. Nombre de nos voisins ne supportent plus son arrogance, son style « jupitérien ». Ils ont le sentiment d’être déclassés, méprisés par les élites, ignorés par le pouvoir, voire blessés ou éborgnés par celui-ci dans le cas des gilets jaunes. Beaucoup sont écœurés par le passage en force de certaines réformes, telle celle des retraites. Et puis que dire de cette France rurale que les services publics ont désertée, que les transports publics ne desservent plus et qui sont devenus des déserts médicaux.
Quand tout est compliqué et que l’on peine à boucler ses fins de mois, les raisonnements faciles de l’extrême droite ont un côté réconfortant. Certaines oreilles de l’Hexagone se laissent donc bercer par les slogans « On est chez nous ! » proclamés dans les réunions du Rassemblement National, et de plus en plus de Français adhèrent au principe de préférence nationale à accorder aux seuls Français de souche, reléguant les Français « de papier » et autres binationaux à un statut de seconde zone.
Parallèlement, les animateurs vedettes des chaînes de Bolloré s’évertuent à flatter les sentiments de victimisation des téléspectateurs, en soulignant les dangers liés à l’immigration et à l’insécurité : les porte-voix de Bolloré sont devenus les meilleurs alliés du parti à la flamme.
Campagne pro-RN
De scrutin en scrutin, le parti créé par Jean-Marie Le Pen, arrivé au second tour des élections présidentielles de 2002, n’a cessé d’engranger des victoires jusqu’à se présenter, en 2024, aux portes de l’Élysée. Avec plus de 10 millions de voix, il devient le premier parti du pays et il faudra l’alliance des gauche et la constitution du Nouveau Front Populaire (NFP) pour empêcher son jeune président Jordan Bardella de succéder à Emmanuel Macron. Cette ascension du parti d’extrême droite – qui a néanmoins raté la majorité absolue qu’il escomptait – était prévisible puisque, un mois plus tôt, les Français avaient envoyé un nombre record de députés RN (30) à Strasbourg.
Durant la courte – trois semaines – et brutale campagne législative, le succès pressenti de l’extrême droite a fait frétiller les partisans de Bolloré et les responsables de ses chaînes, qui ont mis toute leur énergie à faire triompher le Rassemblement National et installer son président Jordan Bardella à l’Elysée. Les chroniqueurs du clan Bolloré ont, sans surprise, concentré leurs attaques sur ce front de gauche, n’hésitant pas à le qualifier d’ « anti-France » et de « parti des étrangers », reprenant la rhétorique utilisée, pendant la Seconde Guerre mondiale, par la droite nationaliste antisémite. « Baba » n’a pas été en reste, jurant qu’il s’expatrierait en cas de victoire de la gauche. Une promesse qu’il n’a pas tenue, malgré la défaite (relative) du RN, au grand dam de ses détracteurs.
La bollorisation du paysage médiatique
Le RN n’est pas (encore ?) au pouvoir, mais il le tutoie. Il peut brûler un cierge à Bolloré et ses médias qui, non seulement lui ont offert une chambre de résonance plus qu’efficace, mais sont également parvenus à « bolloriser » une presse qui, à l’origine, ne buvait pas de cette eau-là. Les médias de Bolloré ne sont désormais plus les seuls, loin s’en faut, à les reprendre à leur compte, voire à afficher leur préférence pour l’extrême droite. On rappellera par exemple que c’est Le Figaro qui a « fait » Eric Zemmour, en lui accordant une chronique bien en vue dans ses pages pendant des années. Jusqu’il y a peu, les observateurs louaient la qualité du travail d’information effectué par le quotidien – elle était indéniable même si le journal affichait clairement son positionnement à droite (on dit bien à « droite », mais pas à l’ « extrême droite ») -, applaudissaient la distinction nette entre les articles d’information et les articles d’opinion. Depuis quelques années, le vent a tourné.
Un exemple parmi d’autres des accointances du Figaro avec l’extrême droite : au lendemain de l’annonce de l’alliance du président LR Eric Ciotti avec le RN et les commentaires outrés qu’elle a suscités, le directeur du Figaro, Alexis Brézet, a dénoncé « le déchaînement invraisemblable des anti-Ciotti », tout en se moquant du récent bilan électoral des « vieux barons » de la droite. « Soit Les Républicains s’allient au Rassemblement national, a-t-il scandé, soit ils sont condamnés à disparaître. » Preuve que les médias de Bolloré ne sont désormais plus les seuls à afficher clairement leur préférence pour l’extrême droite, mais que des médias anciennement modérés lui emboîtent le pas.
Bolloré a gagné son combat civisationnel
Mais il y a peut-être plus grave encore. « La manière dont le groupe Bolloré déteint sur d’autres titres de presse ou sur le monde politique donne le sentiment qu’il façonne l’espace médiatique dans lequel nous nous trouvons. En l’état, il est difficile de savoir s’il s’agit d’un phénomène transitoire ou durable. Mais la crise politique que nous vivons prouve en elle-même la réussite du combat civilisationnel mené par Vincent Bolloré », épingle l’historien des médias Alexis Lévrier (7).
Le vocabulaire xénophobe, les idées complotistes et autres théories – tel le « grand remplacement » – agitées par l’extrême droite ne sont plus bannis de la presse « de qualité ». « La ‘‘bollorisation’’ passe aussi par un combat culturel, qui est à la fois une bataille lexicale et une bataille des imaginaires. Grâce aux effets de boucle qui se créent au sein des médias de Vincent Bolloré (un même terme pouvant être repris indéfiniment de CNews à Europe 1, ou de TPMP au JDD), le vocabulaire de l’extrême droite se trouve en effet banalisé et normalisé », souligne encore Lévrier.
Cette banalisation sert bien entendu l’extrême droite, dont on a de moins en moins honte de se dire partisan. Une enquête publiée par Le Monde en 2023 relevait que, interrogés sur l’opportunité de faire, ou non, participer le RN au pouvoir, pour la première fois, davantage de citoyens français (45%) répondaient « oui » que « non » (41%) (8). Une inquiétante première, à laquelle aura largement contribué les médias de l’Hexagone, poussés dans cette voie par la galaxie Bolloré.
Il reste cependant des espaces de résistance, notamment dans la presse indépendante, papier et numérique – tel le site indépendant Arrêt sur Images -, sur les chaînes radio et télé publiques (celles-là que le RN rêve de privatiser), et même dans des journaux, tel Le Monde, détenus par des magnats qui respectent le travail de leur rédaction. « La période que nous traversons est particulièrement inquiétante mais il faut espérer que la presse française saura faire preuve de résilience. Pour peut-être renaître plus forte, comme elle l’a fait en 1944, il y a 80 ans », ose croire Alexis Lévrier.
- Par Isabelle Philippon (CSCE)
(1) « C8 perd sa fréquence sur la TNT », Le Monde, 25 juillet 2024.
(3) « 600 artistes interpellent Vincent Bolloré après l’« éviction » de Zaho de Sagazan des radios de son groupe », Le Monde, 26 juillet 2024.
(4) « Comment Europe 1 a caviardé les dérapages politiques de l’émission On marche sur la tête de Cyril Hanouna », Le Monde, 29 juin 2024.
(6) « Comment Vincent Bolloré mobilise son empire médiatique pour peser sur la présidentielle », Le Monde 15 novembre 2021.
(7) Alexis Lévrier interviewé par Clea Chakraverty dans The Conversation, le 16 juin 2024.
(8) « Face à la « normalisation » du Rassemblement national, une coupable apathie », Le Monde, 7 décembre 2023.