CPAS

CPAS : travail social en crise !

Les CPAS sont de plus en plus sollicités par les crises successives et du fait de mesures prises à d’autres niveaux de pouvoir. Cette situation est difficile pour toutes les parties prenantes. Focus sur les travailleuses sociales et travailleurs sociaux qui sont l’unique l’interface entre les autorités et les bénéficiaires.

Lors de la grève du 16/11, les manifestants se sont rendus devant les cabinets du ministre-président de la région bruxelloise Rudy Vervoort... et
Lors de la grève du 16/11, les manifestants se sont rendus devant les cabinets du ministre-président de la région bruxelloise Rudy Vervoort... et

En 2002, la loi sur le droit à l’intégration sociale (DIS) remplaçait celle sur le minimex qui datait de 1974. Elle prévoyait une intégration d’abord par l’emploi et, ensuite, seulement de façon subsidiaire, faute d’emploi, par l’octroi d’un revenu d’intégration (RI). Sans surprise, il y a à peine 5 % des bénéficiaires du DIS qui sont mis à l’emploi et donc 95 % qui reçoivent un RI. Une démonstration de l’imposture de l’annonce de 2002. Le nombre total de bénéficiaires a lui explosé : une hausse de 88,64 % entre 2002 et 2021 (derniers chiffres consolidés). L’augmentation a été de près de 50 % en Flandre alors qu’en Wallonie c’est quasiment fois deux et à Bruxelles presque fois deux et demi ! (Lire le graphique). Alors que l’aide sociale diminue dans une société où la Sécurité sociale est forte, les attaques menées contre celle-ci (en particulier contre les chômeurs), qui ont principalement frappé les francophones, ont mené au résultat inverse… Phénomène accentué par les nombreuses crises de cette période : celle des subprimes, la guerre en Syrie, celle en Ukraine, la pandémie, l’explosion des prix de l’énergie, etc.

Alors que l’aide sociale diminue dans une société où la Sécurité sociale est forte, les attaques menées contre celle-ci ont mené au résultat inverse

Et l’on ne parle ici que du DIS qui est certes la mission de base des CPAS mais qui est loin d’être la seule. L’aide sociale au sens large comprend tout un éventail d’aides dites complémentaires. Les plus connues sont celles concernant l’énergie : la mise sous client protégé, la conclusion de plans d’apurement, la prise en charge de factures, les primes diverses permettant d’accéder aux biens de première nécessité que sont, selon les cas, le mazout, le gaz, l’électricité et l’eau. Nul besoin de dire qu’en ces temps de flambée des prix de l’énergie, cette mission a encore pris plus d’ampleur que précédemment. La liste des autres aides potentielles est longue et en fait non exhaustive : le CPAS doit intervenir dans tous les domaines nécessaires pour permettre à ses bénéficiaires de mener une vie conforme à la dignité humaine, comme le proclame l’article premier de la loi organique des CPAS (1976). Il est difficile d’estimer la croissance de ces aides complémentaires, faute de chiffres précis comme pour le DIS, mais il est évident que leur nombre n’a également fait qu’augmenter depuis vingt ans.

Le nombre de bénéficiaires du droit à l’intégration sociale a explosé en Belgique, et plus encore  à Bruxelles : presque fois deux et demi entre 2002 et 2021 !
Le nombre de bénéficiaires du droit à l’intégration sociale a explosé en Belgique, et plus encore  à Bruxelles : presque fois deux et demi entre 2002 et 2021 !

Une croissance problématique

Les CPAS ont dès lors eux-mêmes, pour beaucoup, pris de l’expansion. Dans un contexte où les administrations communales ont plutôt dû se serrer la ceinture, et notamment diminuer la taille de leurs équipes de travailleurs, celles des CPAS ont grandi, sans que ce soit dans les mêmes proportions que la hausse des demandeurs et des bénéficiaires. Ce qui n’a pas manqué de poser des problèmes, notamment budgétaires. Des tensions multiples ont ainsi vu le jour : entre les communes (qui ont un rôle de tutelle communale) et leur CPAS, entre le SPP Intégration sociale (ce qu’on appelait avant le ministère, qui a un rôle de tutelle fédérale) et les CPAS, entre hiérarchie et travailleurs de première et seconde lignes, entre syndicats et autorités, entre travailleurs et demandeurs/bénéficiaires, entre travailleurs eux-mêmes. Des actions syndicales ponctuelles ont régulièrement été organisées mais, ces dernières années, en particulier à Bruxelles, celles-ci sont devenues plus régulières. Elles touchent tout le pays et tous les métiers du CPAS. Mais Bruxelles est d’autant plus touchée que c’est la région qui a connu la plus forte augmentation, comme expliqué plus haut. Là où, en 2002, la Région capitale comptait déjà un cinquième des bénéficiaires du DIS, en 2021 sa part dans le pays avait dépassé le quart (26,60 %). (Lire le graphique )

Une enquête auprès des premières et premiers concerné.e.s

La CGSP ALR (la centrale générale secteur public, administrations locales et régionales, de la FGTB) a mené une enquête en ligne, en 2020, au sujet des conditions de travail des travailleurs sociaux des 19 CPAS de la Région de Bruxelles-Capitale. Ce sondage a connu un vrai succès avec 200 répondants. Il ne s’agit évidemment pas d’un échantillon composé selon des critères académiques et on se doute bien que ce sont surtout les travailleuses et travailleurs les plus militant.e.s qui ont été les plus prompt.e.s à participer. Il n’empêche, malgré ce biais, il s’agit d’une très intéressante prise de température du terrain, qui mériterait sans doute d’être répétée en 2023, si possible de façon un peu plus large encore.

A l’occasion des mouvements récents de protestation dans les CPAS bruxellois, et à la lueur des résultats d’une enquête menée par la CGSP-ALR (la centrale générale secteur public, administrations locales et régionales, de la FGTB) auprès de travailleurs sociaux de la Région capitale (Lire l’encadré ci-dessus), nous vous proposons un focus sur la situation des travailleurs sociaux (TS) dans les CPAS bruxellois, tout en insistant sur le fait que beaucoup de ces constats peuvent être élargis à d’autres fonctions de ces institutions (Lire notre focus sur le profil des travailleurs bruxellois) et à d’autres parties du pays, en particulier dans les communes de taille importante et/ou au taux de pauvreté élevé. Signalons enfin, autre élément qui nous a semblé pertinent, que Brulocalis, la Fédération des CPAS bruxellois, déclare qu’elle « partage pleinement le constat d’une dégradation des conditions de travail des agents des CPAS » (Lire l’encadré) Nous verrons qu’il y a des nuances au «  pleinement » proclamé, mais la posture est assez inédite pour ne pas être négligée…

... de la ministre fédérale de l’intégration sociale Karine Lalieux.
... de la ministre fédérale de l’intégration sociale Karine Lalieux.

La logistique

La question des infrastructures est apparemment triviale mais cruciale : pour bien accueillir les demandeurs et pour offrir des conditions de travail correctes à leurs agents, les CPAS en croissance ont dû « pousser les murs » : prévoir des aménagements qui posent parfois des questions de respect du secret professionnel (la mode des open spaces a fait des dégâts), construire des annexes ou agrandir les locaux existants, louer ou acheter d’autres bâtiments, au prix parfois d’une séparation physique entre différents services avec les problèmes de communication que cela entraîne, trancher entre offre centralisée ou répartie par antennes de quartier, etc. Dans l’enquête de la CGSP, 41 % des TS disent bosser en espace ouvert (plateau, open space). Ces difficultés logistiques sont une première cause de mal-être des travailleurs, à peine atténuée par l’introduction de périodes de télétravail structurel, succédant à celui ponctuel qu’a imposé la crise Covid. Que ce soit au bureau ou à distance, la question informatique est cruciale, qu’il s’agisse du matériel ou des logiciels spécialisés (logiciel social mais aussi ceux nécessaires aux fonctions de support) ou encore des bases de données électroniques devenues des outils indispensables à l’enquête sociale : registre national (RN), Banque Carrefour de la Sécurité sociale (BCSS), etc. Notons que, selon l’enquête de la CGSP, 54,7 % des travailleurs se plaignent de problèmes d’accès au RN ou à la BCSS. Les problèmes de pannes en tous genres pénalisent les travailleurs : pannes d’ordinateur pour 64,6 % des sondés, de téléphone pour 20,3 % ou de photocopieur pour 62 %. Il nous revient aussi que parfois les données électroniques ne sont pas à jour et que donc une décision peut être prise sur base de flux informatiques inexacts, mais qui ont une légitimité maximale pour l’administration et le politique (c’est dans la machine donc c’est vrai), sans que le demandeur soit nécessairement averti de la teneur de cette information et a fortiori sans qu’il puisse y réagir. Le problème des infrastructures et des équipements est particulièrement criant dans les grandes villes où la recherche de locaux (adéquats) et l’équipement suffisant des travailleurs sont souvent un véritable parcours du combattant.

63,4 % des répondants déclarent gérer plus de cent dossiers et près de 15 % plus du double !
63,4 % des répondants déclarent gérer plus de cent dossiers et près de 15 % plus du double !

Une bureaucratisation infernale

D’après les résultats de l’enquête, 88% des sondés consacrent plus de 3/5ème de leur temps de travail à des tâches administratives. Une étude de 2014, plus large, du consultant Probis, classait aussi ces tâches en premier, même si la proportion était moindre (41%). Le terme « administration » y est défini au sens large, couvrant toutes les opérations papier ou numériques effectuées au bureau dans le cadre du dossier d’un demandeur/bénéficiaire. Des aspects tels que la consultation des flux de la BCSS ou la réalisation d’une enquête sociale (des éléments essentiels dans le cadre de l’attribution du droit à l’intégration sociale et d’autres formes de services du CPAS) sont, dès lors, enregistrés sous cette dénomination. (1) Si une part importante de l’enquête sociale demande des actes administratifs, certains de ceux-ci ne peuvent être délégués à des soutiens administratifs, car ils ne peuvent légalement être accomplis que par le travailleur social.

L’inflation de tâches administratives est d’autant moins bien vécue qu’elles sont perçues comme étrangères au travail social

Les deux indicateurs confirment que la quantité de travail administratif a fortement augmenté ces dernières années, principalement à cause de la complexification des procédures (79,5 % des répondants CGSP), de la multiplication des encodages (70 %) et des exigences ministérielles (62,1 %) ainsi que du manque de personnel administratif (52,1 %). La circulaire du 14 mars 2014 de Maggie De Block (gouvernement Di Rupo), portant sur les conditions minimales de l’enquête sociale en CPAS, est l’une des causes « législatives » de cette hausse. (2) La généralisation des PIIS (projet individualisé d’intégration sociale), voulue par Willy Borsus (gouvernement Michel) a contribué à accroître ce phénomène. L’intensification du contrôle hiérarchique, le manque d’organisation du travail et l’obligation de résultats conduisent, le plus souvent, à une inflation de tâches administratives d’autant moins bien vécues qu’elles sont perçues comme étrangères au travail social.

Le travail social abîmé

84% des répondants CGSP indiquent que leur charge de travail ne leur permet pas d’accomplir un travail social de qualité. Ils stigmatisent le manque de temps disponible pour recevoir les usagers et développer une guidance sociale. Ils affirment que la durée d’un entretien se limite fréquemment à une rencontre de 5 à 15 minutes. Faut-il y voir une explication du fait que 52% des répondants indiquent subir de la violence verbale de la part des usagers entre une et plusieurs fois par mois ? L’étude Probis estimait elle que le contact avec le demandeur, primordial dans le cadre de la relation d’assistance, ne représente que 20,9 % du temps de travail (15,6 % d’entretien personnel et 5,3 % de visite à domicile). La question du nombre de dossiers par assistante sociale (AS) revient souvent dans le débat. Un certain consensus existe pour dire que ce n’est pas vraiment l’indicateur le plus pertinent car un dossier n’est pas l’autre : il est des dossiers « simples » (même si c’est de moins en moins vrai vu les exigences croissantes précitées) et d’autres fort complexes. Il n’empêche, on s’accorde à dire tout de même que la limite de cent dossiers par AS ne devrait pas être dépassée. Or 63,4 % des répondants déclarent en gérer davantage et près de 15 % parlent de plus du double ! (Lire le graphique Dossiers sociaux.) C’est bien le signe, comme cela a été dit au début de cet article, que la hausse du nombre d’AS n’a pas du tout suivi celle du nombre de bénéficiaires et encore moins de demandeurs. Car il ne faut jamais oublier que si l’on a une idée précise du nombre de personnes obtenant le DIS, ces chiffres n’existent pas pour les aides complémentaires ni pour le nombre de personnes s’adressant aux CPAS et voyant leur demande in fine refusée. Or un dossier de refus représente une charge de travail parfois plus élevée que certains octrois, au moins dans un premier temps. (Lire l’encadré )

Déterminer la charge de travail : mission impossible ?

Le rapport Probis constatait que « dans le secteur public social, il n’existe pas de tradition en matière d’utilisation de mesures de la charge de travail pour surveiller, adapter et évaluer son propre fonctionnement ». Il relevait que les CPAS d’Anvers, Zele et Ciney (aucun à Bruxelles) avaient pris l’initiative d’analyser leurs activités pour tenter de répartir équitablement la charge de travail. Ces méthodes expérimentales demandent un travail de reporting (du type time sheet en tableau Excel), envers lequel les travailleurs sociaux sont souvent réticents et qu’ils vivent fréquemment comme une charge administrative de plus.

Le rapport Probis a tenté une même démarche en développant un outil de mesure qui tienne compte en outre de la diversité des CPAS étudiés mais, comme toujours, on en arrive à des moyennes qui peuvent être trompeuses. A l’époque (rappelons que cela date de 2014), après une longue analyse détaillée (l’étude fait 145 pages), la charge principale de travail social était estimée comme ceci :
1. RI et AERI (28,5 %) ;
2. insertion socioprofessionnelle (14,5 %) ;
3. médiation de dettes et guidance budgétaire (11,7 %) ;
4. énergie (8,4 %).

Dès 2006, le CPAS de Ciney avait donc développé son propre outil de mesure de la charge de travail. En attribuant tout au long de l’année un score à tous les dossiers, sur la base d’une série de critères, il a tenté d’obtenir une vision claire de la masse de travail. Il en résulta une classification des différents types de dossiers et l’attribution d’un certain poids, devant permettre ainsi une répartition équitable des dossiers entre les travailleurs sociaux. Signalons que la formule ne se contente pas de prendre en compte les dossiers RI et tente de quantifier les différents types d’interventions.

Nous ignorons si l’expérience de Ciney a été poursuivie. Nul doute qu’elle n’est pas parfaite mais nous la mentionnons à titre d’illustration. Il existe sans doute de nombreuses tentatives individuelles de CPAS d’objectiver leur charge de travail mais on imagine que si une solution magique existait, elle aurait fait florès…

Formule de calcul du temps moyen pour un dossier par le CPAS de Ciney

Compte gestion : nombre total de comptes gestion x 20 min. / nbre total dossiers RI et non RI
Dossiers présentés au Comité : nombre total de dossiers présentés x 15 min. / nbre total dossiers RI et non RI
Dossiers secours : nombre total de dossiers x 45 min. / nbre total dossiers RI et non RI
Dossiers RI : nombre total de dossiers RI / nbre total dossiers RI et non RI x 60
Dossiers non RI : nombre total de dossiers non RI / nbre total dossiers RI et non RI x 60
Nombre de personnes aux permanences : nombre total de personnes reçues en permanences / nbre total dossiers RI et non RI x 15
Visites à domicile : nombre total de visites / nbre total dossiers RI et non RI x 45
Courriers : nombre total de courriers / nbre total dossiers RI et non RI x 5
Rapports tribunaux : nombre total de rapports / nbre total dossiers présentés au Comité x 90
PIIS : nombre total de nouveaux contrats sur un an / nbre total dossiers RI x 240
Divers : à voir selon chaque AS.

On le voit, malgré une liste détaillée, un point « Divers » a dû être ajouté. On pourrait sans doute se dire qu’un tel travail d’objectivation des tâches est utile mais qu’il est peu probable qu’une formule mathématique, et encore moins magique, permettre de résoudre en elle-même l’équation…

Pénurie mais pourquoi ?

Il faut se méfier du terme pénurie, en particulier sur le marché de l’emploi où la notion est souvent instrumentalisée voire manipulée par les employeurs. La fonction d’AS est en tout cas qualifiée de critique par Actiris. Le nombre d’étudiant.e.s n’est pas en cause, ni celui de diplômé.e.s. Une étude de l’Agence pour l’évaluation de la qualité de l’Enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles précise que le bachelier Assistant social (Bac AS) a connu entre l’année académique 2011-2012 et l’année académique 2016-2017 une progression du nombre de ses diplômé.e.s de l’ordre de 11%. Il sort chaque année des dix hautes écoles sociales francophones autour d’un millier de diplômés AS, à 80 % des femmes. Ces écoles étaient les seules habilitées à délivrer le titre d’assistant social, qui est protégé par une loi du 12 juin 1945 mais, depuis peu, l’enseignement de promotion sociale est également habilité à proposer des formations diplômantes d’assistant social. Cela est trop récent pour connaître le nombre de diplômés annuels que cela permettra d’ajouter à ceux de l’enseignement de plein exercice. Le nombre d’étudiant.e.s en Bac AS a encore progressé de 13 % entre cette année 2017 et 2020, selon des chiffres de l’ARES (Académie de Recherche et d’Enseignement supérieur). Bruxelles accueille environ 22 % de ces étudiant.e.s. L’âge moyen d’entrée en formation est plus élevé que dans d’autres filières : ces études constituent donc dans une part importante un choix tardif ou de réorientation (24% des étudiants de 1ère Bac ont plus de 22 ans). Le recrutement est plus largement réalisé dans les filières non générales (43% d’inscrits issus du CESS général de transition), ce qui permet à ces études de jouer un rôle d’ascenseur social. Depuis plusieurs années, le taux moyen de diplomation des étudiants entrés en formation est globalement stable autour de 51 %. (3)

43,2 % des répondants ont entre 20 et 30 ans et près de la moitié des répondants ont une ancienneté de moins de cinq ans
43,2 % des répondants ont entre 20 et 30 ans et près de la moitié des répondants ont une ancienneté de moins de cinq ans

A Bruxelles, plus de 20.000 postes de salariés sont occupés par des diplômés en sciences sociales, en grande majorité des AS. Évidemment, ces AS travaillent dans de nombreux domaines d’activité du secteur public (dont les CPAS ne sont qu’une partie) et privé (principalement non-marchand associatif). La première raison de la difficulté pour les CPAS d’attirer les AS est donc la concurrence de nombreux autres secteurs, où le travail social est souvent (considéré comme) moins contraint, plus libre voire plus respectueux des valeurs et de la déontologie acquises pendant les études. La méfiance voire le rejet des CPAS sont accentués par les expériences, pas toujours heureuses, que les AS ont vécues lors de leurs stages. Étant donné que les CPAS accueillent beaucoup de stagiaires AS, les étudiant.e.s ont l’occasion de s’y frotter très tôt et cela les détourne parfois durablement de l’idée d’y faire carrière.

Un (certain) soutien patronal

Le 14 octobre 2022, Brulocalis, la Fédération des CPAS bruxellois, a publié un communiqué relatif à la grève des travailleurs sociaux des CPAS bruxellois, intitulé « Seul un financement juste et pérenne des CPAS peut répondre aux mouvements des travailleurs sociaux bruxellois ». La fédération patronale y affirmait «  partager pleinement le constat d’une dégradation des conditions de travail des agents des CPAS, toujours plus sollicités pour accompagner les familles les plus modestes durement impactées par les crises successives (crise sanitaire, crise de l’accueil des réfugiés, crise de l’énergie, inflation…) ». Même si les aspects de management problématique sont passés sous silence par le communiqué de Brulocalis, il faut souligner le soutien apporté aux travailleurs par leurs autorités politiques. Ce n’est pas une démarche fréquente. Il faut dire que Brulocalis en profite pour faire un appel à l’aide financier aux autres niveaux de pouvoir après avoir rappelé que « au cours de ces dernières années, Brulocalis a maintes fois alerté les gouvernements concernés de l’insuffisance des moyens structurellement nécessaires aux CPAS à l’accomplissement de leurs missions ». Il en appelle dès lors « au gouvernement fédéral et à la Région bruxelloise pour garantir l’avenir de nos institutions et de nos équipes, et dès lors disposer d’un financement structurel à la hauteur des besoins ».

La fédération rappelle ses demandes de meilleur remboursement par les autres niveaux de pouvoir des aides financières, « dont une partie encore trop importante reste à charge des pouvoirs locaux ». La nécessité de moyens plus pérennes et additionnels est mise en avant tant pour « recruter du personnel complémentaire et ainsi, mieux répartir la charge de travail entre les travailleurs sociaux » que « pour rémunérer plus justement leur travail et rendre leur fonction plus attractive, à l’heure où les CPAS connaissent une pénurie de personnel ».

Pour Khalid Zian, président de la Fédération des CPAS bruxellois (et président PS du CPAS de Bruxelles) : « La fonction publique locale en Région bruxelloise est le parent pauvre des agents de l’État au sens large. Cette faiblesse est un véritable handicap pour l’attractivité des pouvoirs locaux bruxellois, et pour les CPAS, qui peinent à recruter des travailleurs sociaux. Avec la succession de crises que sont l’épidémie de Covid, l’explosion des prix de l’énergie ou encore la crise des réfugiés, nos équipes trouvent des solutions pour les gens en difficulté, mais elles atteignent leurs limites », poursuit Khalid Zian. « Leur charge de travail a considérablement augmenté, alors que les moyens humains n’ont pratiquement pas évolué. Malgré leur engagement, nombre de travailleurs sociaux sont épuisés et désabusés. Beaucoup d’entre eux sont tentés de jeter l’éponge face à la pression et au manque de perspectives d’amélioration de la situation. La pauvreté et la protection sociale des familles les plus fragiles sont avant tout des problématiques nationale et régionale. Il revient à ces niveaux de pouvoirs d’y apporter des réponses, financières en particulier, et non à faire reporter les charges sur les CPAS et, in fine les communes, dont les finances sont exsangues » souligne Khalid ZIAN. Et de conclure : « Oui, bien évidemment, je partage les constats et les revendications des travailleurs sociaux en grève ».

En première expérience

Et pourtant, pas mal de jeunes diplômé.e.s commencent tout de même leur carrière par un emploi en CPAS. Il faut dire que ceux-ci engagent en permanence, du fait de la croissance de leurs besoins d’une part, de l’important turn-over qu’ils vivent d’autre part. L’exemple des participants au sondage de la CGSP est frappant : 43,2 % des répondants ont entre 20 et 30 ans, 29,2 % entre 31 et 40 ans. Près de la moitié des répondants ont une ancienneté de moins de cinq ans et un tiers seulement de plus de dix ans. Notons cependant que l’ancienneté moyenne des travailleurs de l’échantillon Probis était de 11,28 ans pour la Belgique. Comme expliqué en encadré, les répondants au sondage de la CGSP ne forment pas nécessairement un échantillon totalement représentatif statistiquement. En revanche, les jeunes travailleurs sont certainement ceux que les CPAS doivent parvenir à fidéliser et, pour notre analyse, c’est donc le cœur de cible.

Alors que ce n’était pas fréquent auparavant, devant la fuite des AS et des infirmières, les CPAS ont davantage mis en place des entretiens de sortie pour comprendre pourquoi les travailleuses s’en allaient. Cela apporte des éléments qualitatifs, malgré les limites de la méthode. Les études, sondages et contacts sur le terrain confirment que les AS qui débutent en CPAS prennent souvent ce job comme première opportunité pour le quitter plus ou moins rapidement. Les AS qui s’en vont partent massivement vers des métiers où elles pensent pouvoir mieux et plus faire du vrai travail social. Certaines vont toutefois vers d’autres CPAS. Et là il y a un vrai souci en région bruxelloise.

Les barèmes des trois premiers rangs du niveau B seront augmentés de 6 % en juillet 2023 : une progression inédite mais encore loin des 15 % revendiqués.
Les barèmes des trois premiers rangs du niveau B seront augmentés de 6 % en juillet 2023 : une progression inédite mais encore loin des 15 % revendiqués.

Bruxelles étoile filante

Les CPAS bruxellois offrant beaucoup d’emplois, ils sont attractifs pour les jeunes diplômé.e.s. De par leurs stages, nombre d’étudiant.e.s y sont connu.e.s. Vu sa fonction de capitale, Bruxelles offre aux jeunes AS un éventail très large de situations sociales : sans-papiers, sans abri, étudiants, familles monoparentales, travailleur.euse.s précaires, réfugiés, multiculturalité, etc. Cela leur permet de se former aux différentes dimensions du travail social en CPAS. Puis, après quelques années de cette rude formation de terrain, on assiste à beaucoup de départs, soit vers d’autres secteurs, soit vers d’autres CPAS. Les raisons en sont multiples. Nous avons déjà évoqué les questions de conditions de travail, tant logistiques que de valeurs et sens du travail social ainsi que la charge de travail. Le manque de reconnaissance est aussi patent. Dans le sondage, la perception qu’ont les travailleurs sociaux du niveau de reconnaissance de leur travail par la hiérarchie va en se dégradant plus on monte dans la hiérarchie : cette perception est négative à 61% pour les « n+2 » et à 77% pour les directions. Quant à la gestion générale de l’institution, elle est perçue par 40% des répondants comme étant absente et par 53% comme directive et autoritaire. C’est ainsi que 20% des répondants indiquent avoir été confrontés à des problèmes de harcèlement moral par des membres de la ligne hiérarchique au cours des trois dernières années. Remarquons encore que 24% qualifient le management direct d’absent, 32% de directif ou autoritaire. Notons tout de même en point positif que 34% le qualifient de participatif. Il n’empêche qu’on aurait aimé que Brulocalis n’oublie pas dans son soutien cette dimension sur laquelle le management des CPAS peut véritablement influer, sans dépendre d’autres niveaux de pouvoir.

La gestion générale de l’institution est perçue par 40% des répondants comme étant absente et par 53% comme directive et autoritaire

Un autre élément essentiel est celui de la rémunération. Non seulement le travail social est mal payé mais en outre il l’est encore plus mal à Bruxelles que dans les autres régions. Une comparaison des barèmes a été réalisée en 2019 par Bruxelles Pouvoirs Locaux (BPL, le Service public régional de Bruxelles). Pour le niveau B, qui nous intéresse au premier chef ici, l’écart en début de carrière pour un.e AS à Bruxelles était de 9 % par rapport à la Flandre et de 14 % par rapport à la Wallonie ! Ces différences existent aussi pour les autres niveaux, mais c’est dans le B que c’est le plus criant. L’écart diminue avec l’ancienneté mais sans jamais se résorber pour les niveaux B1 à B3. (Pour une explication des niveaux, lire l’article )

Salaires faibles, ville chère

C’est bien connu, vivre à Bruxelles coûte cher, surtout pour se loger. Pour un.e jeune AS, cela signifie dans un premier temps parfois rester dans son logement étudiant, vivre en colocation, louer un petit studio. Mais, bien sûr, ce sont des solutions provisoires. Assez vite vient le désir de vivre seul.e, ou en couple, voire d’avoir des enfants. Ce qui implique une taille de logement qui incite voire oblige à quitter Bruxelles. Avec, si l’on continue à travailler à Bruxelles, les problèmes de mobilité et de temps de trajet que cela entraîne. Ne parlons pas de la voiture, de plus en plus chère pour une efficacité de plus en plus faible dans une ville déjà saturée, sans compter les difficultés de parking. Le train est évidemment une solution, en outre dont le coût est prix en charge par l’employeur, mais le manque de fiabilité des horaires et la longueur des trajets poussent beaucoup d’AS à chercher un emploi dans leur région d’habitation. Comme la demande en CPAS est en hausse quasi partout, les AS formés à Bruxelles ont souvent l’occasion de trouver un emploi plus proche de chez elles/eux, mieux payé et avec une charge de travail moins lourde. Signalons tout de même que ce dernier élément vaut principalement pour les petits CPAS.

Malgré l’urgence, les mesures ont été étalées sur plusieurs années.
Malgré l’urgence, les mesures ont été étalées sur plusieurs années.

La charge dans les gros CPAS wallons comme Liège, Namur ou Charleroi notamment, est sans doute comparable à celle à Bruxelles. La faiblesse des salaires des AS en CPAS rend aussi parfois difficile la relation avec les bénéficiaires, avec qui la différence de niveau de vie a tendance à s’amenuiser. En effet, l’AS ne va pas bénéficier des tarifs sociaux ni des aides complémentaires que peuvent recevoir les bénéficiaires. Si on y ajoute les coûts liés à l’emploi (mobilité, habillement, garde d’enfants, etc.), l’AS peut finir par se dire que sa situation matérielle devient fort proche de celle de certains des bénéficiaires qu’elle aide. Ce qui n’entraîne bien sûr nullement comme conclusion qu’il faudrait réduire les aides, comme certains partis le prônent, mais bien que la situation des AS doit être fortement améliorée. Pas seulement au niveau financier, mais aussi sur cet aspect essentiel à leur bien-être et ce de façon substantielle. Le cahier revendicatif adopté en front commun syndical réclame ainsi une augmentation salariale de 15 % dès janvier 2023. (Lire l’encadré )

Des barèmes enfin revalorisés

Si elle veut survivre, la Région Bruxelles Capitale doit réfléchir à un contrôle des loyers et à une meilleure mobilité (qui dépend largement du fédéral). Elle a enfin, en octobre 2021, après des années de revendications en ce sens, décidé une revalorisation des barèmes des agents locaux, ceux de la Région l’ayant été il y a plusieurs années déjà. Il faut reconnaître ce mérite au gouvernement et au ministre en charge, Bernard Clerfayt (Défi!), même si l’augmentation accordée reste insuffisante et inférieure aux revendications syndicales. Le ministre Clerfayt indique que « pour les années 2021 à 2024, la courbe de croissance adoptée par le gouvernement évolue, en millions, comme suit : 22,5 en 2021, 33,8 en 2022, 45 en 2023 et 56,3 en 2024. A partir de 2025, le montant de l’année précédente sera pérennisé et indexé chaque année. Il s’agit d’un effort très important dans un contexte budgétaire particulièrement étriqué ». L’accord comprend cinq branches. La première détermine l’augmentation des barèmes. (Lire le tableau Barèmes tableau.) C’est le niveau B qui augmente le plus (+6%), ce qui est un début de réponse à l’urgence de faire face à la pénurie. Cependant, le front commun syndical déplore « l’absence de courage politique d’augmenter considérablement les barèmes des travailleurs les plus pauvres (niveaux E et D), demande primordiale de notre cahier revendicatif. Une augmentation de 2 % pour les niveaux E et de 2 à 3 % pour les niveaux D est loin d’être suffisante pour les sortir de la pauvreté. Nous rappelons notre demande initiale : il est impératif d’augmenter les barèmes de 10 %. ». (Les 10 % revendiqués en 2021 sont devenus 15 % en ce début 2023.) Et donc, même pour les niveaux B, la hausse de 6% ne répond que partiellement à la demande des syndicats et ne fait que réduire l’écart avec le barème wallon. A noter qu’il y a des rangs dans chaque niveau (1, 2, 3, etc. donc par exemple B1, B2, B3). Pour passer au rang 2, il faut six années d’ancienneté et une évaluation favorable et pour accéder au rang 3 il faut quinze années d’ancienneté et une évaluation favorable.

Mieux tenir compte de l’ancienneté

La deuxième branche de l’accord permet de mieux valoriser l’ancienneté en allongeant les échelles barémiques. Concrètement, là où les barèmes, pour les niveaux E à B, cessaient d’augmenter après 27 années d’ancienneté, cette limite est portée à 31 ans. C’est un point positif pour la fidélisation des travailleur.euse.s. Même progression pour les niveaux A qui passent de 23 à 27 années prises en compte. Ces deux revalorisations ne doivent rien changer à la prime linguistique. C’est une précision importante car l’existence de cette prime a longtemps servi de prétexte à la stagnation des barèmes.

Trop peu trop lentement

Il faut préciser que cet accord de 2021 a été phasé dans le temps et que les mesures sont donc entrées progressivement en vigueur et ne le seront pleinement qu’au début 2025. (Lire le tableau Mesures tableau.) La revalorisation des niveaux B, et donc des AS (et des infirmières) ne sera ainsi effective qu’en juillet 2023. Alors que l’urgence est là et depuis un moment. Les branches 3 et 4 de l’accord, destinées à apporter une aide à la pension et à généraliser les chèques repas, ne constituaient pas une demande des syndicats ont tenu à préciser ceux-ci. Enfin, le ministre a exigé en branche 5 un engagement de paix sociale. Les organisations syndicales ont tenu à spécifier que « la paix sociale ne couvre pas les points qualitatifs de notre cahier revendicatif non négociés lors de cet accord ». On le voit, s’il y a des améliorations en œuvre et en vue, elles ne seront certainement pas suffisantes si l’on veut que les CPAS, leurs travailleuses et leurs travailleurs, ainsi que les bénéficiaires puissent évoluer d’une façon moins précaire et, pourquoi pas, espérons-le plus sereine…

Cahier de revendications du front commun syndical

Le front commun syndical (CGSP ALR, CSC services publics, SLFP administrations locales et régionales), en assemblée générale réunie le 6 octobre 2022, a établi un cahier de revendications détaillé ainsi qu’un plan d’action. L’idée était de tout d’abord commencer par des arrêts de travail de 2h chaque semaine (14/10, 20/10, 26/10, 31/10) dans les 19 CPAS pour ensuite arriver à une journée de grève le 16 novembre. Ce jour-là, les manifestants se sont rendus devant les cabinets du ministre-président de la région bruxelloise Rudy Vervoort et de la ministre fédérale de l’intégration sociale Karine Lalieux. D’autres actions seront répétées en 2023.

Le cahier de revendications exige les mesures suivantes :

* Engagement de travailleurs sociaux et de travailleurs des services de support supplémentaires (personnel administratif dédié aux services sociaux, RH, informatique, etc…) en suffisance aux fins de garantir une qualité de services aux usagers, tant sur le volet de gestion administrative des dossiers que sur l’indispensable accompagnement social en vue d’une émancipation plus efficace.
* Nécessité de prévoir un refinancement structurel, anticipatif et pérenne des CPAS. Ce n’est qu’à cette condition que les institutions locales pourront engager du personnel pour assurer correctement les missions qui lui sont dévolues et dans beaucoup d’endroits rénover des bâtiments trop petits et/ou trop vétustes.
* Afin de rendre les métiers plus attractifs dans les services sociaux des CPAS, fixer une augmentation salariale de 15 % au 1 janvier 2023.
* En terminer avec certaines formes de management autoritaires, agressives et hyper contrôlantes pour mettre en place une politique de gestion participative des équipes en ayant le souci constant d’être à l’écoute des besoins du personnel.
* Une politique de formation solide des équipes des travailleurs sociaux et du personnel d’encadrement.
* Investissement dans la prévention primaire pour les travailleurs.
* Mise à jour et application stricte de procédures claires concernant la prévention des risques psychosociaux et le bien-être au travail (CPAP, registre des faits de tiers, protocole contre la violence, soutien psychologique, personnes de confiance,…).
* Revalorisation profonde des métiers et du travail social en CPAS aux yeux des étudiants dans les écoles, des stagiaires mais aussi des bénéficiaires.
* Mise en place d’une réduction collective du temps de travail avec maintien du salaire et embauche compensatoire.
* Télétravail structurel volontaire de deux journées avec indemnités adaptée au coût de la vie et matériel fourni par l’employeur.

(1) Probis Consulting, « Analyse de la charge de travail des travailleurs sociaux dans les CPAS belges », Novembre 2014, rapport commandité par SPP Intégration sociale, Lutte contre la Pauvreté et Économie sociale. Disponible sur le site du SPP Intégration sociale.

(2) Sur les tâches supplémentaires exigées, lire Sébastien Gratoir, « L’enquête sociale du CPAS : pour diagnostiquer nos (vrais) besoins d’aide », Ensemble ! n° 99, mai 2019, p. 77.

(3) AEQES, « Évaluation du cursus Sciences sociales en Fédération Wallonie-Bruxelles : analyse transversale », Bruxelles, 2019. Disponible sur le site AEQES.

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