revenu de base
« J’ai étudié le RDB du point de vue de la Sécurité sociale »
Le revenu de base universel est-il l’avenir de la Sécurité sociale (belge)? C’est la question posée, d’une façon qui se veut « agnostique » par Daniel Dumont (ULB) dans son dernier livre. Il nous présente sa démarche et répond à nos questions.
Daniel Dumont (ULB) vient de publier un livre qui se veut une « introduction critique » à la question : « Le revenu de base (RDB) est-il l’avenir de la Sécurité sociale » (1). Professeur de droit de la Sécurité sociale à l’Université libre de Bruxelles, il multiplie les publications d’articles scientifiques sur le droit de la Sécurité sociale, belge en particulier, depuis la fin des années 2000. Ses publications concernent largement les évolutions actuelles de la Sécurité sociale, dont les politiques d’activation. Sa thèse, défendue en 2010 et publiée en 2012, a porté sur l’étude des politiques belges de contractualisation des allocations sociales (2). C’est donc en juriste et en fin connaisseur des « tourments » récents de notre système de Sécurité sociale que l’auteur aborde la question du RDB dans son dernier livre. On pourrait résumer sa démarche à un coup de billard à trois boules. Il part de l’idée de RDB, la confronte au droit existant de la Sécurité sociale belge pour, in fine, à la fois rejeter l’idée de revenu de base et pour, sur l’impulsion de cette confrontation, tenter de dégager des pistes d’améliorations du système de Sécurité sociale actuel à l’intérieur de celui-ci. Car l’auteur ne cache pas son dépit par rapport au manque de débats publics sur les façons de remédier concrètement aux insuffisances actuelles de notre système de protection sociale.
L’intérêt de la démarche est à la fois de donner une synthèse et une analyse des propositions de RDB actuellement en discussion en Belgique et une mise en rapport circonstanciée de celles-ci avec le droit de la Sécurité sociale existant ainsi qu’avec les débats qui sociaux qui la concernent. Outre son ancrage dans les faits et dans une large partie de la littérature scientifique concernant cette question, cette approche, qui se revendique a priori « agnostique » par rapport au revenu de base (tout en conduisant au scepticisme a posteriori), a le mérite de favoriser la tenue d’un débat argumenté sur le RDB et de mettre autour d’une même table, dans un climat d’échange, à la fois ceux qui y sont farouchement opposés et ceux qui la propagent comme un nouvel évangile, auquel il faudrait convertir l’humanité. C’est ainsi qu’au sein même du livre, le texte de Daniel Dumont est préfacé par un partisan du RDB, Olivier De Schutter (UCL) (qui y voit un « concentré d’intelligence »), suivi d’une postface d’un opposant notoire au RDB, Daniel Zamora (ULB) (3), mais encore d’une « réplique » de Philippe Defeyt, l’un des principaux promoteurs belges de cette idée, depuis 1985 (dans une vision ouvertement néolibérale) jusqu’à aujourd’hui (dans une version qui la présente comme un complément au système de Sécurité sociale) (4).
Daniel Dumont, avec qui nous partageons notamment le goût du débat argumenté, nous a fait le plaisir de nous accorder une longue interview pour nous présenter sa démarche. C’est notamment pour lui l’occasion de répondre à un certain nombre de critiques que nous portons par rapport à son analyse (Lire ici), qui selon nous a le grand mérite d’ancrer le débat dans le droit de la Sécurité sociale belge existante, mais ne s’enracine pas complètement dans la tradition social-démocrate revendiquée, à défaut d’accorder une attention suffisante à la conflictualité sociale qui traverse la question traitée et lui donne tout son sens.
Ensemble ! : Pourquoi avez-vous écrit ce livre sur le revenu de base ?
Daniel Dumont (ULB) : Je trouve que le débat sur le revenu de base (RDB) était englué entre deux camps qui ne parviennent pas vraiment à se parler. D’un côté, des partisans qui avancent des argumentaires qui me semblent parfois un peu « hors sol », du type « Pic et Poc sont sur une île. Ils doivent se partager des ressources de façon équitable. Que font-ils? Ils mettent en place un RDB ». De l’autre côté, des opposants dont les critiques au lance-flammes ne me paraissent pas toujours très soucieuses de bien contre-argumenter par rapport à ce qui est proposé. Il me semblait qu’il y avait quelque chose de plus à dire. J’ai tenté pour ma part de faire de cette proposition un examen « agnostique ». Partant de l’idée présentée sous son jour le plus élaboré et favorable – notamment le scénario et l’argumentaire développés par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght dans leur livre Le revenu de base inconditionnel. Une proposition radicale (2019) – je me suis livré à un examen critique de ce que pourraient être ses déclinaisons ici et maintenant en Belgique. J’ai fait cet exercice à partir de ma position d’observateur de la Sécurité sociale belge et du droit qui l’organise.
Il y a beaucoup de versions différentes des projets de « RDB ». Qu’entendez-vous par « version la plus favorable » du RDB ?
Il faut en effet définir suffisamment de quoi on parle, sans quoi le débat est aussi vide que celui de savoir si l’on est « pour ou contre une réforme fiscale », sans préciser de quelle réforme l’on parle. Pour ma part, je ne me réfère pas aux versions de Milton Friedman ou de Georges-Louis Bouchez, qui conçoivent le revenu de base comme un système qui remplacerait toute la Sécurité sociale existante (Friedman), ou à tout le moins une très large part de celle-ci (Bouchez). Les « scénarios les plus favorables » que j’étudie sont des versions récentes de Philippe Van Parijs et de Philippe Defeyt, qui consistent à proposer l’instauration d’un RDB d’un montant modeste (500, 600 ou 700 euros par mois), en tout cas pour commencer, qui viendrait s’ajouter à la Sécurité sociale existante. Dans ces propositions, on ne supprime pas les dispositifs en place, mais les allocations de remplacement et les allocations d’aide sociale existantes (pension, chômage, invalidité, revenu d’intégration…) seraient réduites à due concurrence du montant du revenu de base. Ce qui signifie que pour un chômeur ou un pensionné, une partie de son allocation serait inconditionnelle, mais sa situation pécuniaire nette ne changerait pas.
Quels sont les avantages de ces propositions qui sont mis en avant par leurs partisans ?
Les propositions de RDB réunissent trois caractéristiques fondamentales qui les distinguent de notre système de protection sociale actuel et chacune de ces trois caractéristiques clés implique un avantage qui mérite d’être pris en considération. Le RDB est un revenu individuel, universel et non conditionnel. Individuel : son montant serait identique pour tout le monde, alors que la Sécurité sociale existante tient toujours compte, peu ou prou, selon les branches, de la composition des ménages. Cette « défamilialisation » du montant rendrait le système moins intrusif par rapport à la vie privée des personnes. Universel : le RDB serait octroyé à toutes et tous sans considération du niveau de richesse. Les revenus de remplacement actuels sont critiqués par certains par le fait qu’ils sont peu cumulables avec des revenus du travail, et dès lors qu’ils causent des « pièges à l’emploi », en offrant de trop faibles incitations au travail. Le principe même du RDB est, au contraire, qu’il peut être cumulé avec un revenu du travail, puisqu’il serait octroyé sans égard pour le niveau de ressources. Inconditionnel : le RDB serait octroyé sans contreparties pour le « mériter », tandis que les revenus de remplacement et les prestations d’aide sociale actuels à destination de la population active conditionnent leur octroi à l’accomplissement de contreparties, par exemple en termes d’efforts de recherche d’emploi. Avec le tournant pris en faveur de « l’activation des chômeurs », ces attentes et cette responsabilisation sont parfois devenues trop lourdes et disproportionnées par rapport à la situation et aux possibilités réelles des personnes. Le mérite du RDB serait, à l’inverse, d’offrir à chacun la garantie inconditionnelle de disposer d’un socle de revenus en toutes circonstances.
Quels sont, selon vous, les aspect négatifs de l’introduction d’un RDB, même dans sa meilleure formulation possible ?
A titre liminaire, je voudrais indiquer qu’il y a deux types de critiques très fréquentes du RDB que je ne partage pas. Tout d’abord, je m’inscris en faux contre l’idée que l’introduction du RDB serait nécessairement liée au fait de faire table rase de l’ensemble du système de protection sociale existant. Il est exact que ce type de proposition a été soutenu par l’économiste néolibéral américain Milton Friedman ou, en Belgique, par Philippe Defeyt et Philippe Van Parijs au début des années 1980, mais il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que les variantes du RDB défendues aujourd’hui par Philippe Defeyt et Philippe Van Parijs sont très différentes et ne se situent plus du tout dans le même registre de la tabula rasa. Je comprends la frustration de Defeyt, qui chaque fois qu’il vient aujourd’hui avec des propositions de RDB, se fait attaquer sur un scénario radical (pour lequel je n’ai aucune sympathie) qu’il ne défend plus depuis trois décennies. Ensuite, je récuse l’argument selon lequel le fait que le RDB serait accordé à tous, y compris aux plus riches, soit à lui seul suffisant pour conclure à son caractère absurde. Il me semble en effet qu’il faut examiner de quelle façon ce RDB serait financé. Si son instauration est, par exemple, contrebalancée par un accroissement de la progressivité de l’impôt sur les personnes physiques (IPP), cela permettrait de lever cette objection, dans le sens où ce que l’État donnerait d’une main, il le reprendrait d’une autre et, au total, il reprendrait plus qu’il ne donnerait s’agissant des tranches de revenus les plus élevées.
« Il me paraît souhaitable de conserver une certaine prise en compte de la situation familiale »
Il y a cependant d’autres critiques du RDB qui me semblent beaucoup plus fondées. Reprenons tour à tour chacune des trois caractéristiques clés du RDB. Sur l’individualisation, celle-ci ne me paraît pas une valeur en soi : autant je soutiens sans réserve la suppression de la funeste catégorie « cohabitant » en vigueur dans certains secteurs de la Sécurité sociale, autant il me paraît souhaitable de conserver une certaine prise en compte de la situation familiale des ayants droit. Par exemple, l’octroi d’un taux d’allocation majoré de « chef de ménage » aux personnes qui assument seules, au moyen de leur allocation, la charge d’un ménage (familles monoparentales…). Quant à la question de l’universalité, il me semble également que ça ne peut pas être un objectif en soi : il reste légitime, au niveau de la Sécurité sociale, de cibler, de différencier les prestations en fonction des besoins des personnes. Il me semble beaucoup plus convaincant de maintenir une sélectivité des prestations tout en inscrivant celle-ci dans un horizon universel, c’est-à-dire de développer des assurances sociales qui ont un champ d’application englobant et visent à couvrir la plus grande partie de la population active.
« Il reste légitime, au niveau de la Sécurité sociale, de cibler en fonction des besoins des personnes »
C’est ce qui a été fait en Belgique concernant les soins de santé ou les allocations familiales : l’indemnisation a été universalisée à l’intérieur de la Sécurité sociale, mais la hauteur des droits n’est pas la même pour tout le monde. Tous les enfants donnent lieu à l’octroi d’allocations familiales, mais il y a des majorations du montant en fonction des revenus du ménage. C’est l’inverse de ce que l’on a fait depuis vingt ans concernant l’assurance chômage, où les gouvernements n’ont cessé de diminuer l’ampleur de la population couverte. Quant à la conditionnalité des prestations, il me paraît que c’est une caractéristique qui a une part de légitimité et qui doit être jugée de façon nuancée. La conditionnalité n’est pas acceptable lorsqu’elle tourne au harcèlement de personnes précarisées et à la perte brutale des droits, mais tout me semble une question de dosage de la conditionnalité. Dès leurs origines et leur organisation par le mouvement ouvrier, les allocations de chômage ont été conditionnées à la disponibilité au travail et au caractère involontaire du chômage. Pour ma part, je suis favorable à ce qu’en matière de chômage l’on individualise beaucoup plus qu’on ne le fait les attentes de disponibilité. Cela implique de la part des pouvoirs publics plus de travail social et d’accompagnement, ainsi que de différencier les demandes de contrepartie plutôt que d’imposer des conditions génériques de façon linéaire. C’est ce qu’on fait un peu plus dans certains CPAS, et il me semble que c’est un exemple inspirant.
Vous ne formulez vous-même aucune proposition précise de conditionnalité juste…
En particulier sur la conditionnalité des allocations, il me semble que les « vieux sociaux-démocrates » qui défendent le système traditionnel de protection sociale sont terriblement en panne de contre-propositions.
Vous semblez prendre au sérieux l’idée d’un cumul (aujourd’hui prôné par Defeyt) entre l’instauration d’un RDB et le système de protection sociale actuel. Mais s’il y a cumul, le RDB ne porterait plus remède aux problèmes du système actuel, qui continuerait à pénaliser les cohabitant.e.s, à contractualiser les aides, etc. Le cumul des deux systèmes n’est-il pas un leurre ?
Le paiement du RDB arriverait sur le compte en banque de personnes qui actuellement n’ont ni allocation ni salaire. Pour ces personnes-là, ça changerait quelque chose, dont notamment pour les jeunes suite à la réforme des allocations d’insertion. Ça changerait également quelque chose pour les personnes qui ont une allocation plus importante mais sont exposées au risque de sanctions. Il est néanmoins exact que les partisans déclarés d’un cumul du RDB et de la Sécurité sociale restent souvent un peu évasifs sur la forme précise que cette articulation pourrait prendre. Est-ce parce qu’ils n’y croient pas ? Est-ce parce qu’ils pensent que c’est à d’autres de faire ce travail ? Je ne veux pas en préjuger, mais si l’idée est en réalité que le RDB devrait être introduit progressivement puis augmenté au niveau de son montant pour se substituer aux autres prestations sociales, j’y serais foncièrement opposé.
Comment expliquer qu’on ne voie jamais des promoteurs du RDB, comme Van Parijs ou Defeyt, monter au créneau pour demander la suppression du statut cohabitant et la fin de la contractualisation des allocations de chômage ou du RI ? En 2002, Ecolo participait au gouvernement qui a instauré la contractualisation du revenu d’intégration. Quant à Van Parijs, on ne peut même pas imaginer qu’il défende réellement les allocations de chômage…
Il ne faut pas faire de mauvais procès aux promoteurs de l’idée de RDB, mais je comprends qu’il y ait de la suspicion qui plane. C’est exact que, par exemple, je n’entends pas Yannick Vanderborght ou Philippe Van Parijs, très présents dans le débat sur le RDB, formuler des propositions un peu détaillées au sujet des soins de santé, des pensions ou des allocations familiales. Est-ce par méconnaissance ou par manque d’intérêt ? Je ne veux préjuger de rien. Je concède cependant être perplexe lorsque je constate que de nombreux partisans du RDB passent beaucoup d’énergie à contester d’autres idées progressistes comme la réduction collective du temps de travail. Ils préfèrent leur instrument à eux, plus libertaire, qui conçoit la question du temps de travail comme une question de libre choix individuel.
Si on regarde les forces en Belgique qui soutiennent l’instauration d’un RDB, il y a d’un côté Ecolo qui prône un RDB « jeunes » qui se cumulerait avec la protection sociale actuelle mais il y a de l’autre des forces politiques, au MR, à l’Open VLD ou chez Les Engagés (ex-cdH) qui prônent le RDB en substitution d’une partie de la protection sociale actuelle et en particulier en lien avec la limitation dans le temps des allocations de chômage. Dans ce contexte, peut-on réellement prendre au sérieux le projet, ici et maintenant, d’un cumul des deux systèmes ?
Si on examine le contexte sociopolitique et les rapports de forces belges actuels, je partage la crainte que, si un RDB devait voir le jour, ce serait plutôt en substitution d’une bonne partie des protections sociales actuelles qu’en complément de celles-ci, comme le prône aujourd’hui Defeyt. Je pense qu’il est bien conscient de ce risque politique. Tout ça, dans le camp progressiste, on le sait. Mon point de vue est que l’idée de RDB peut malgré tout nous être utile pour réfléchir à l’amélioration de notre système de Sécurité sociale actuel, à l’individualisation des montants, au relâchement des conditionnalités, etc.
Pensez-vous que le débat sur le RDB puisse être abordé sans se placer du point de vue de la lutte des classes ? Sans le situer dans le cadre qui est à l’origine de la création de la Sécurité sociale, c’est-à-dire l’organisation du marché du marché du travail, qui est elle-même configurée par la confrontation entre les intérêts des détenteurs de capitaux et ceux des travailleur.euse.s ? Dans votre livre, vous ne mentionnez que de façon incidente les organisations syndicales et vous ne mentionnez pas du tout les organisations patronales, comme si c’était hors de propos… N’est-ce pas le signe d’une approche trop idéaliste des rapports sociaux et de la Sécu ?
Vos remarques font écho à des discussions que j’ai déjà eues à propos du RDB avec d’autres universitaires qui ont travaillé sur ce sujet comme mes collègues Mateo Alaluf et Daniel Zamora. Je comprends leurs réticences, mais est-ce que, du point de vue des rapports de forces et du rapport capital-travail, le fait de rester coincé, en matière de Sécurité sociale, dans une alternative binaire entre, ou bien le statu quo à tout prix au nom d’un passé glorieux, ou bien le grand délitement néolibéral, est tellement porteur ? En soi, et je pense que Daniel Zamora serait prêt à en convenir, l’opposition radicale au RDB ne nous fait pas avancer d’un pouce par rapport à la nécessaire reconfiguration de notre Sécurité sociale. La Sécurité sociale a des qualités, mais elle pourrait malgré tout évoluer sur bien des aspects. J’ai aussi lu et entendu bien des fois Mateo Alaluf rappeler les conditions de l’instauration de la Sécurité sociale après 1945. Mais que faire de ce récit pour penser le perfectionnement de la Sécurité sociale aujourd’hui ? Je trouve que leur ligne d’analyse est fort nostalgique et n’est pas plus prometteuse sur le plan de la lutte des classes.
Il y a un point essentiel différenciant les propositions de RBD et les allocations de chômage, comme le pointaient explicitement Van Parijs et Defeyt dans leur proposition initiale (Revue nouvelle, avril 1985). Le RDB a pour vocation de se cumuler avec les revenus du travail, alors que les allocations de chômage ont pour vocation première d’être versées en remplacement d’un revenu salarié. Or le but des organisations syndicales à travers les allocations de chômage, c’est non seulement de garantir au salarié un revenu en cas de perte involontaire d’emploi, mais aussi d’instaurer un « salaire de réserve », c’est à dire un niveau de salaire minimum que l’employeur doit offrir s’il veut que le chômeur accepte de travailler. Le débat public actuel ne devrait-il pas plus porter sur cette question : veut-on ou non conserver ce rôle de définition d’un salaire de réserve du système de protection sociale, ou veut-on au contraire le combattre, en tant que « piège à l’emploi », en instaurant le RDB ?
D’abord, j’entends bien les limites des raisonnements tenus « toute choses égales par ailleurs », en prétendant que l’on ajoute simplement un RDB au système actuel de Sécurité sociale et en maintenant le salaire minimum interprofessionnel, les réglementations sur le temps de travail, etc. Il est effectivement possible ou plausible que, si un RDB est mis en place, ce ne sera pas dans cette version « généreuse ». Si la question est légitime, je pense qu’on peut quand même la suspendre provisoirement pour ne pas s’interdire de réfléchir au RDB. Ensuite, quant à l’importance des « pièges à l’emploi » liés à la Sécurité sociale existante, je regrette que les partisans du RDB singent trop souvent la Sécurité sociale existante pour mieux la décrier. Il y a dans la Sécurité sociale certaines possibilités de cumul d’allocations et de salaires qu’ils « oublient » souvent de prendre en compte. Enfin, faut-il permettre, voire favoriser le cumul d’allocations et de salaire ? Plus fondamentalement, faut-il se préoccuper de lutter contre les pièges à l’emploi ? J’ai à l’esprit les raisons pour lesquelles à l’origine les protections sociales ont été conçues pour éviter ces cumuls, mais il me semble qu’il faut également mesurer le fait que les situations actuelles se prêtent de moins en moins à une classification binaire : « à l’emploi » ou « au chômage ». On a de plus en plus de situations entremêlées où les personnes bénéficient de plusieurs allocations, font plusieurs boulots, éventuellement pour l’un sous statut salarié et pour l’autre en tant qu’indépendant, etc.
Certes, il faut combattre les flexi-jobs, etc. mais je ne pense pas qu’on va faire marche arrière par rapport aux statuts hybrides, aux temps partiels et revenir au CDI à temps plein pour tout le monde. Bien sûr, les statuts atypiques intéressent le patronat, mais le souhait des personnes n’est pas pour toutes celui d’un CDI à temps plein. Dans ce contexte-là, avoir un système de cumul de salaire et d’allocations intelligent ne me paraît pas inutile. Je n’ai pas d’idée arrêtée en la matière. A priori, je trouve plus intéressant d’avoir des systèmes de cumuls avec des seuils dégressifs comme c’est le cas dans le régime de l’incapacité de travail (c’est-à-dire de permettre de conserver une part importante de l’allocation lorsque l’on reprend un travail peu rémunéré et que plus la rémunération augmente, plus l’allocation diminue), plutôt que d’avoir des systèmes binaires on-off au niveau de l’octroi des allocations. Si j’en crois la littérature empirique sur les politiques sociales, qui n’est pas mon domaine de compétence propre, le cumul a des effets positifs sur le retour sur le marché de l’emploi, qui ne créent pas seulement une main-d’œuvre bon marché pour le patronat mais répondent également aux aspirations des personnes concernées. C’est un problème qui est bien identifié pour les personnes qui bénéficient d’une allocation de remplacement de revenu (l’ARR, en matière de handicap) : elles se plaignent de pouvoir très peu cumuler leurs allocations et une reprise partielle du travail.
Faire sien cet horizon de cumul d’allocations et de salaire, n’est-ce pas rompre l’ambition d’organiser le marché du travail pour qu’il offre à tous de bons salaires et de bons statuts ? Et par là même renforcer la dualisation de ce marché entre une partie du salariat qui a un CDI à temps plein et des revenus relativement confortables et une autre partie, majoritairement composée de femmes, qui bricole sa survie dans des travaux à temps partiel subventionnés par la Sécu qui ne leur permettront ni d’avoir une vraie carrière professionnelle ni d’accéder à une bonne pension ? Le fait de considérer que la norme du travail à temps plein pour toutes et toutes serait « par nature » dépassée ne revient-il pas à adhérer à une restructuration du marché du travail dans une direction foncièrement inégalitaire ?
Le marché du travail dual, on est déjà en plein dedans depuis un certain temps. Je crois qu’il faut raisonner en termes relatifs : la bonne question est surtout de savoir quel est le scénario qui aggrave le moins cette dualisation. La crainte d’André Gorz était en effet que le RDB accentue la dualisation, même s’il a changé d’avis à la fin de sa vie. Mais est-ce que le statu quo sert tellement les attentes des premiers concernés ? Je suis agnostique en la matière. Est-ce que le cumul fait en partie le jeu du libéralisme ? Peut-être, mais si ça permet une certaine forme de fluidification du marché de l’emploi et d’avoir des trajectoires sociales ascendantes – ce qui reste à vérifier empiriquement – ça me va, pour une fois, d’être libéral.
Nous avions examiné ce que donnerait l’application de la proposition de « RDB jeunes » de Philippe Defeyt et d’Ecolo par rapport à la situation des livreurs de Deliveroo. Nous en étions venus à la conclusion que, pour un jeune qui bénéficie du revenu d’intégration, travailler comme livreur payé à l’heure et à temps partiel n’est actuellement pas vraiment intéressant financièrement. Par contre, le RDB jeunes rendrait ce type de travail attractif, en complément de l’allocation. Ce qui signifie que le RDB permettrait à Deliveroo de faire baisser la rémunération horaire de ses cyclistes. N’est pas très emblématique de l’effet du RDB sur la flexibilisation du marché du travail et sur la baisse des salaires ?
C’est une limite importante, mais assumée, de mon petit livre et de mon travail : j’ai étudié l’instauration du RDB du point de vue de la Sécurité sociale et non du marché de l’emploi et du droit du travail. Je serais très heureux et intéressé que quelqu’un produise une étude de ces deux autres autres dimensions. J’entends bien que Mateo Alaluf et Daniel Zamora me répondraient que ces trois aspects ne sont pas dissociables. Mais il me semblait qu’une étude, même partielle (dans mon cas, limitée donc à la Sécurité sociale), était déjà de nature à faire avancer la réflexion et le débat. Par ailleurs, on peut être favorable à certains cumuls d’allocations et de salaire tout en combattant les sous-statuts et en particulier le statut de faux indépendant imposé par Deliveroo à ses coursiers. Je vous rejoins toutefois dans l’idée que les discours « libertaires » du type « un RDB pour tous et puis chacun fait ses choix » ne sont pas convaincants. Philippe Van Parijs me reprochera sans doute de « caporaliser les libertés individuelles » et de prétendre mieux savoir que les personnes elles-mêmes, et en l’occurrence majoritairement des femmes, ce qui est bon pour elles. Même si certains me taxeront pour cette raison de « paternaliste », je pense que renvoyer entièrement aux choix individuels est faussement progressiste et faussement libérateur. Les choix sont modelés sociétalement et parfois contraints.
Vous avancez l’idée qu’en dehors du RDB, il y aurait un déficit de propositions de réforme de la Sécurité sociale. Mais est-ce fondé ? Il y a eu, par exemple, la proposition d’Ecolo, soutenue par de nombreuses associations, de supprimer le statut cohabitant et de relever les minimas sociaux au-dessus du seuil de pauvreté. En matière de conditionnalité, nous avions proposé en matière de chômage d’en revenir à un principe simple : pas de sanction pour manque de disponibilité active si ce n’est sur base du rejet d’une véritable offre d’emploi convenable.
A partir du moment où il y a toujours une série de conditions qui restent mises à l’octroi des allocations, la vraie question me semble de savoir comment réduire le plus possible l’arbitraire et comment faire que ces exigences génériques soient le plus possible calibrées en fonction des situations individuelles. Dans ce contexte, je pense, même si ça ne plaira pas à gauche, que la contractualisation de l’allocation, quel que soit le nom qu’on lui donne, peut être, si elle fait l’objet d’un cadre juridique suffisamment balisé et cadrant, une situation préférable à celle où on inscrit dans le code du chômage ou le droit à l’intégration sociale que « la personne doit être disponible sur le marché de l’emploi » et que l’on s’en remet au colloque singulier entre le chômeur et un évaluateur pour fixer si cette obligation est ou non remplie. Pour en revenir à la question du champ propositionnel, bien sûr il y a des propositions de réformes qui existent, mais je déplore un peu que dans le pilier social-démocrate, Ecolo y compris, on ne sent pas vraiment une réflexion très active sur l’avenir de la Sécurité sociale. Au-delà de quelques idées, si pas de slogans, du type « supprimons le statut cohabitant », les propositions sont faibles et peu élaborées sur le plan technique. Il y a aussi un manque de combativité sur certains enjeux qui échappent au radar de la gauche.
« A-t-on parallèlement déplafonné le montant des cotisations des indépendants ? Non »
Par exemple, l’accord de gouvernement fédéral de la coalition Vivaldi prévoit que l’on supprime le « coefficient de correction » qui rabotait la pension des indépendants d’un tiers, et il était prévu que cette suppression aille de pair avec un déplafonnement des cotisations des indépendants. La situation en la matière est scandaleuse, puisque les cotisations sociales des indépendants sont dégressives. Autrement dit, plus l’indépendant a un revenu élevé, moins il est proportionnellement mis à contribution sur le plan des cotisations. Eh bien, le MR a obtenu du gouvernement la suppression du coefficient de correction, c’est-à-dire sa part de l’accord de coalition. A-t-on parallèlement déplafonné le montant des cotisations des indépendants ? Non. Et est-ce qu’on entend la gauche sur cet enjeu ? Absolument pas : silence total. Pourtant, la dégressivité des cotisations pénalise les petits indépendants, qui ne sont vraiment pas tous des nababs mais dont la social-démocratie se fout pas mal. Idem, il y a un paquet « marché de l’emploi » qui a été récemment adopté au gouvernement fédéral, qui est très décevant. Il y a un gros effort à faire pour revivifier la boîte à idées.
- Par Arnaud Lismond-Mertes (CSCE)
(1) Daniel Dumont, « Le revenu de base universel, avenir de la Sécurité sociale ? Une introduction critique au débat », Ed. de l’ULB, (2021).
(2) Daniel Dumont, « La responsabilisation des personnes sans emploi en question : Une étude critique de la contractualisation des prestations sociales en droit belge de l’assurance chômage et de l’aide sociale », La Charte, 2012.
(3) Voir Daniel Zamora et Mateo Alaluf, « Contre l’allocation universelle », Ed Lux, (2016).