organismes de paiement

Mission impossible de service public ?

Quatre organismes de paiement (OP) assurent en Belgique le versement des allocations de chômage. Une mission publique dont le (sous-) financement pose question…

Le président du MR prétend, à tort, que les syndicats se font de l’argent grâce à leur fonction d’OP

Les syndicats ont géré dès le XIXè siècle les premières caisses de chômage dont l’État s’est longtemps désintéressé et que les patrons ont toujours combattues. (Lire ici). Aujourd’hui, concrètement, les trois organisations syndicales assurent la mission de verser aux ayants droit leurs allocations de chômage. Il faut rappeler qu’il s’agit là non pas vraiment, comme on l’entend souvent, « d’argent public » mais bien, comme l’ensemble de la Sécurité sociale, de salaire socialisé, d’une partie de leur rémunération (brute), les cotisations sociales (part employé ou ouvrier ET part patronale) que les salariés ont choisi de collectiviser. La collecte de ces cotisations est confiée à un organisme public (l’ONSS pour Office national de Sécurité sociale), les conditions d’octroi et de maintien du droit aux allocations sont de la responsabilité d’un autre organisme public (l’ONEm pour Office national de l’Emploi) et donc le paiement des allocations est du ressort des organisations syndicales qui, pour ce faire, ont créé des organismes de paiement (OP) qui sont distincts du syndicat lui-même (ce qui n’est pas toujours très lisible pour les chômeurs) et ont le statut de personne morale.

Trois plus un évidemment

Ces trois mousquetaires sont donc des organismes de paiement agréés, aussi souvent appelés organismes privés. Comme il ne peut évidemment être obligatoire de s’affilier à une organisation syndicale, un quatrième mousquetaire, public celui-là, a été créé en 1951. Il s’agit de l’Organisme Officiel de Paiement des Allocations de Chômage (O.O.P.A.C.) rebaptisé en 1955 CAPAC pour Caisse auxiliaire de paiement des allocations de chômage. Le terme d’auxiliaire, comme le précisait la FGTB à l’époque, « indique clairement le caractère supplétif de cet organisme de paiement [et] correspond entièrement aux intentions du législateur [… dont] l’intention était indiscutablement de faire payer les allocations de chômage aux chômeurs affiliés à un syndicat, par les organismes de paiement créés par ces syndicats. L’organisme officiel de paiement n’est donc appelé qu’à jouer un rôle supplétif : paiement des allocations aux travailleurs non-affiliés à un syndicat, et cela en vertu de la liberté d’association garantie par la constitution ». (1) Si on ne peut pas dire que la devise « Un pour tous, Tous pour un » soit chevillée au corps des quatre acteurs, précisons que, comme pour toutes les institutions belges de Sécurité sociale, la CAPAC est gérée sur un mode paritaire, c’est-à-dire avec une présence de représentants du gouvernement, des travailleurs (les syndicats) et des patrons. Au-delà de l’ironie, il va de soi que ces quatre opérateurs se parlent. (Lire l’encadré ci-dessous).

Deux leaders

Hors la situation atypique de la pandémie (sur laquelle nous reviendrons plus loin), la CSC et la FGTB sont les deux acteurs principaux de cette mission. La CSC, qui compte plus d’affiliés que la FGTB en Flandre (c’est l’inverse en Wallonie), a longtemps été « en tête » du nombre de dossiers. Mais, depuis quelques années, la FGTB précède la CSC. Quoi qu’il en soit, chacun de ces deux leaders oscille autour de 40 % des paiements d’allocations de chômage, les deux ensemble atteignant le plus souvent et parfois dépassant même les 80 % (82 % avant le Covid). La CAPAC se situe en temps normal entre 10 et 12 %, le syndicat libéral (CGSLB) gérant le solde de (bien) moins de 10 % donc. (2) Chacun de ces quatre acteurs assume donc une mission de service public qui consiste non seulement à payer les allocations de chômage mais aussi, en amont, à recevoir et introduire les demandes et, en aval, à gérer les différents aléas qui peuvent survenir pendant l’indemnisation. (Lire ici). Quels sont les fleurets que reçoivent nos mousquetaires et comment aiguise-t-on (ou mouchette-t-on) la pointe de leur épée ?

Une formule ancienne et complexe

En 1991, une formule a été mise au point, suite à un audit mené à la CAPAC (délibérément choisie pour ne pas privilégier l’un des trois acteurs « privés »), pour tenter d’objectiver le coût de la mission. Le résultat n’est pas facile à expliquer mais, moyennant quelques adaptations ponctuelles, il a longtemps donné une relative satisfaction. La formule a été coulée dans un arrêté royal du 16 septembre 1991 retouché seulement quelques fois depuis.

Les paramètres qui influencent le calcul des frais d’administration sont :
– le nombre de cas introduits par les OP auprès des bureaux régionaux du chômage de l’ONEm et qui sont acceptés : c’est-à-dire le nombre de paiements uniques pour le chômage et le chômage avec complément d’entreprise qui sont introduits auprès de l’ONEm pour un certain mois de chômage, et acceptés par la suite comme versements valables par l’ONEm (art. 2 de l’arrêté) ;
– la variation du nombre de cas vis-à-vis de 1991 ;
– l’évolution du salaire journalier moyen dans des secteurs analogues ;
– les changements de productivité dans des secteurs analogues et l’évolution de la complexité des cas introduits.

On voit donc que les critères retenus étaient censés tenir compte de l’évolution conjoncturelle inévitable. Après application de la formule, l’on obtient l’intervention totale dans les frais d’administration pour les quatre OP. Ce montant global est ensuite ventilé proportionnellement entre les OP selon leur part dans le volume de travail (leur nombre de cas donc). Des ajouts sont apportés aux montants ainsi obtenus :
– la CGSLB reçoit une indemnité complémentaire de 2.553.303 euros (montant non indexé dans la formule), en compensation de l’effet d’échelle qui lui est préjudiciable ;
– la CAPAC reçoit, le cas échéant, un supplément pour couvrir la différence par rapport au montant repris dans son budget.

La CAPAC coûte deux fois plus cher à l’Etat que la FGTB ou la CSC en frais d’administration.
La CAPAC coûte deux fois plus cher à l’Etat que la FGTB ou la CSC en frais d’administration.

Autrement dit, seule la CAPAC a une garantie de pouvoir être indemnisée à hauteur de ses coûts réels. Pour les OP privés, l’activité est déficitaire et les économies d’échelle ne justifient pas que la FGTB et la CSC aient reçu en 2019 deux fois moins par dossier que la CAPAC ! (Voir le graphique). Pour preuve que les économies d’échelle ne sont qu’une partie de l’explication, la CGSLB qui est dédommagée à ce titre n’obtenait tout de même en 2019 que 58 % de l’indemnisation de la CAPAC. (Voir le graphique). Il est à noter qu’en 1991, fidèle à une longue tradition d’opposition au rôle d’OP reconnu aux syndicats, la FEB n’avait pas donné d’avis favorable au système proposé, que le ministre a néanmoins imposé.

Une formule dépassée

Bien sûr, aucune formule n’est parfaite et il y a toujours eu quelques soucis dans l’application de cette règle. Mais, si on peut, sans trop de dommages, heurter l’épaule blessée d’Athos, se prendre les pieds dans le manteau de Porthos ou ramasser le mouchoir compromettant d’Aramis, quelque vingt ans après sa création (il y a donc onze ans déjà), la formule s’est révélée obsolète. Car, depuis une dizaine d’années, force est de constater que plusieurs critères posent problème. Au premier chef la variation du nombre de cas vis-à-vis de 1991. Il va de soi que la situation a bien changé depuis cette époque et que, du fait de l’évolution du marché de l’emploi, des nombreuses mesures d’exclusion du chômage (plus de 100.000 par exemple si on cumule l’activation du comportement de recherche d’emploi et la limitation à trois ans des allocations d’insertion), de la multiplication des emplois précaires (et donc de personnes en intérim, temps partiel ou CDD qui restent en partie concernées par un dossier chômage) et du changement du régime de prépension en chômage avec complément d’entreprise, le facteur de variation par rapport à 1991 n’a plus vraiment de sens. Dans le même esprit, là où auparavant il y avait des dossiers « simples » qui, une fois lancés, « vivaient leur vie », cela n’existe quasiment plus aujourd’hui (plus de prépensions, beaucoup moins de jeunes indemnisés, etc.). Et donc les dossiers complexes ne sont plus compensés par les « faciles ». La législation d’une part, les situations vécues d’autre part, de plus en plus fragmentées, font que le critère censé tenir compte de l’évolution de la complexité des cas introduits ne remplit plus non plus son office. Enfin, la rétribution par cas payé, et non par dossier introduit, pose problème. Les OP consacrent beaucoup de temps et de moyens à instruire des demandes qui, si elles font ensuite l’objet d’un refus de l’ONEm, ne compteront pas dans l’indemnisation du travail effectué… Pour corser le tout, le gouvernement Di Rupo a imposé une économie de 5.557.000 euros aux OP privés à partir de l’exercice 2013. En « compensation », un système de bonus a été ajouté mais pour des tâches nouvelles, ce qui n’allège pas, tout au contraire, la charge des OP. (Lire l’encadré ci-dessous).

Le projet Regis : le numérique au service du contrôle

Mieux vérifier et suivre les données déclarées par le chômeur : le projet Regis vise une utilisation optimale des banques de données pour le contrôle de la situation familiale, des coordonnées et de la nationalité renseignées par les chômeurs. Depuis 2012, les bureaux du chômage mènent des contrôles a priori de manière plus systématique lors du traitement de demandes d’allocations de chômage, en comparant les données et celles, par exemple, du Registre national. Le nom Regis vient du fait qu’il s’agit donc d’effectuer des vérifications dans plusieurs registres (électroniques). En 2013, ces contrôles ont été élargis. Les organismes de paiement se sont vus imposer un rôle plus important dans la prévention de la fraude. Ils doivent depuis collaborer activement au contrôle de l’adresse, de la nationalité et de la situation familiale des chômeurs.

Ainsi, depuis l’exercice 2014, les OP privés peuvent percevoir chacun trois bonis supplémentaires (compris dans une enveloppe financière fermée) dans le cadre de la lutte contre la fraude.
– Bonus Regis OP : bonus pour les contrôles réalisés au niveau de la situation familiale, de l’adresse et de la nationalité des chômeurs ;
– Bonus e-C3 : bonus pour la promotion de l’utilisation de la carte de contrôle électronique par les chômeurs complets ;
– Bonus L500 : bonus pour les contrôles réalisés en matière de cumul d’allocations de chômage avec des indemnités de maladie.

Le fait de pousser à l’utilisation de la carte de contrôle électronique pose question. Certes, pour les chômeurs qui maîtrisent le système, il offre certains avantages. Mais on sait que la facture numérique est particulièrement forte parmi les publics précaires. Notons que les OP ont obtenu que ces données électroniques passent bien d’abord par l’OP de chaque chômeur et ne partent pas directement à l’ONEm. Ce qui permet à l’OP de détecter des erreurs éventuelles avant qu’elles ne soient interprétées comme des fraudes par l’ONEm. C’est l’une de ces situations évoquées dans notre article où les quatre OP se sont parlés pour trouver un système garantissant le service à leurs bénéficiaires.

La parenthèse Corona

L’énorme augmentation du nombre de cas de chômage temporaire due à la crise Corona au cours des années 2020 et 2021 a évidemment eu un impact majeur sur les frais d’administration. Au total, plus de 850.000 personnes ont bénéficié d’au moins une allocation de chômage temporaire en 2021. Les victimes des inondations de juillet 2021 ont également eu droit au chômage temporaire. En moyenne, il s’agissait de 97.106 équivalents temps plein par mois en 2021. Ce chiffre a été multiplié par cinq par rapport à 2019 (19.186), mais reste deux fois moins important qu’en 2020 (194.650) qui fut bien sûr l’année record. Ces demandes de chômage temporaire ont fait heureusement l’objet d’une procédure allégée mais il n’empêche que cela a engorgé les services des organismes de paiement, d’autant plus que les contacts étaient difficiles en raison des mesures sanitaires. L’ONEm affirme que l’augmentation du volume de travail pour les OP privés a été absorbée par l’application mathématique de la formule des frais d’administration. Cela reste à vérifier. D’autant que l’ONEm ajoute que ce n’est pas le cas pour la CAPAC, qui, pour couvrir l’augmentation du volume de travail, s’est vue accorder un supplément pour les exercices 2020-2021 par la provision Corona fédérale (3). Quoi qu’il en soit, il ne faut pas prendre comme référence la situation d’exception de la pandémie pour évaluer les besoins futurs des OP.

Quelles solutions ?

Une nouvelle objectivation du coût de cette mission, par exemple via un nouvel audit, semble indispensable pour la refinancer à moyen terme sur la base de critères clairs et actualisés. A court terme, la formule existante serait sans doute plus réaliste en supprimant le facteur relatif à la situation de 1991. Dans ce contexte, il est choquant que le président du MR, G-L Bouchez, entre autres sorties intempestives, prétende que les syndicats se font de l’argent grâce à leur fonction d’organisme de paiement des allocations de chômage. (Lire ici). En amont, le « Service Vérification » de l’ONEm vérifie si l’organisme de paiement a correctement déterminé le montant, s’il a contrôlé les conditions d’octroi (inscription comme demandeur d’emploi, cumul avec une rémunération, jours de vacances ou jours fériés rémunérés, …) et s’il a effectué le paiement sur le compte bancaire du chômeur ou (en cas de cession ou de saisie) du créancier. En aval, l’ONEm contrôle scrupuleusement les dépenses des OP (le nombre de ces contrôles et leur nature sont systématiquement spécifiés dans le rapport annuel de l’ONEm) et donc leur comptabilité. Bouchez clame aussi que les syndicats n’ont pas intérêt à ce que les chômeurs trouvent un emploi pour conserver ces « avantages ». Or la vérité est que la cotisation syndicale d’un travailleur avec emploi est bien plus importante que celle d’un travailleur sans emploi. Et, surtout, l’activité elle-même est déficitaire (les frais octroyés sont insuffisants) et d’autres branches du syndicat doivent parfois lui venir en soutien. Bouchez voudrait retirer cette activité aux syndicats et la confier intégralement à la CAPAC, en prétendant qu’un service public doit gérer l’argent public (alors qu’il s’agit en fait de l’argent des travailleurs). Il faudrait lui dire, comme le montre notre graphique, que la CAPAC coûte deux fois plus cher à l’Etat que la FGTB ou la CSC en frais d’administration… Les syndicats ont toute la légitimité pour assurer cette mission, il faut la rendre possible dans les meilleures conditions en leur en donnant les moyens suffisants. Les organisations syndicales ont introduit des demandes de refinancement structurel de la mission des OP auprès du ministre de l’Économie et du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS). A ce stade, il ne semble pas qu’il y ait d’accord au sein de la coalition Vivaldi pour inscrire cette mesure au budget…

(1) FGTB, Congrès statutaire 14, 15 et 16 novembre 1953. Rapport moral et administratif pour les années 1951 et 1952, 1953, p. 341. Cité dans J. Faniel, Les syndicats, le chômage et les chômeurs. Raisons et évolution d’une relation complexe, Thèse de doctorat en sciences politiques ULB, sous la direction de P. Delwit, 2006, 4 vol., pp. 340 et 342.

(2) Tous les chiffres cités et les références réglementaires viennent de rapports de l’ONEm ou de réponses que cette administration a apportées à nos questions.

(3) Le gouvernement fédéral a constitué une provision Corona de plusieurs milliards d’euros mise en place pour financer les diverses dépenses générées par la crise Covid.

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