dossier titres-services

Mettre le travail déclaré au prix du noir ?

Augmenter le prix du titre-service payé par l’utilisateur à 12 euros ferait-il basculer les aides-ménagères dans le travail au noir ? Un raisonnement faux et dangereux.

L’idée que toute augmentation du coût du titre-service aurait pour conséquence une augmentation significative du travail au noir nous semble fausse.
L’idée que toute augmentation du coût du titre-service aurait pour conséquence une augmentation significative du travail au noir nous semble fausse.

Lors du récent débat que nous avons organisé sur l’amélioration des conditions de travail en titres-services, nous avons plaidé pour une augmentation du prix du chèque (actuellement de 8 à 9 euros, déduction fiscale incluse) afin de dégager des moyens permettant à la fois d’améliorer la rémunération des travailleuses et de permettre aux pouvoirs publics de réorienter une partie de leurs subventions vers un dispositif plus ciblé socialement, comme celui de l’aide familiale. Certains nous ont opposé l’argument que des utilisateurs laissaient déjà entendre qu’en cas d’augmentation du prix du titre-service, ils se tourneraient vers le marché du travail au noir pour faire effectuer leurs tâches ménagères. Les tenants de cet argument en concluent que, même si les utilisateurs de titres-services font globalement partie des ménages les plus riches, on ne peut soutenir une telle augmentation, sous peine de renvoyer une partie des aides-ménagères vers le travail au noir.

Le spectre du travail au noir

Ce type de raisonnement est fort similaire à celui du chantage à l’emploi ou à la délocalisation, brandi dès qu’il s’agit d’augmenter les impôts des mieux nantis ou de revaloriser les salaires. Cet argument, même si on sait qu’il mène à une impasse, mérite qu’on l’analyse en détail, puisqu’il revient comme une objection récurrente. La thèse est la suivante : toute augmentation du prix pour l’utilisateur aurait pour conséquence de faire basculer une partie des aides-ménagères du système des titres-services vers celui du travail au noir. Si le prix pour les utilisateurs passait de 8 à 9, 10, 11 ou 12 euros, ceux-ci et les aides-ménagères préféreraient organiser cette transaction « au noir ». La conséquence logique de ce type d’analyse est que pour obtenir, par exemple, une augmentation de trois euros de l’heure du salaire des aides-ménagères, il ne faudrait pas que le prix du chèque payé par l’utilisateur passe de 8 à 11 euros, mais que les pouvoirs publics augmentent leur subvention de 13 à 16 euros. En effet, même si les entreprises de titres-services réalisaient un bénéfice de 2 euros par titre-service (estimation syndicale, lire ici), et même si elles renonçaient entièrement à leur bénéfice (ce qui serait opposé à leur objectif de lucre), cette marge ne suffirait pas à financer l’augmentation du salaire à 15 euros de l’heure, revendiquée par la FGTB.

« En dessous de 12 euros, il n’y a aucun intérêt pour la travailleuse à travailler au noir »

Cette idée que toute augmentation du coût du titre-service pour l’utilisateur aurait pour conséquence une augmentation significative du travail au noir nous semble fausse. Quant à celle que cela justifierait une intervention publique accrue pour éviter cette augmentation, elle nous semble inacceptable. La première ne nous semble pas fondée économiquement dans les faits. La seconde nous paraît aussi suicidaire pour les finances publiques et la Sécurité sociale qu’elle est moralement inacceptable.

Un risque nul jusqu’à 12 euros de l’heure

Mettons les chiffres à plat. Une aide-ménagère en titres-services qui gagne 12 euros de l’heure et travaille 18 heures (rémunérées) par semaine atteint une rémunération mensuelle brute d’environ 850 euros (moyenne wallonne). Celle-ci bénéficie d’un « bonus emploi » (financement fédéral) équivalent au montant de ses cotisations sociales personnelles et, vu son bas salaire, elle ne devrait payer aucun impôt sur les personnes physiques (IPP). Il en est pratiquement de même pour l’aide-ménagère en titres-services qui travaille 30 heures par semaine (4/5ème temps) et atteint une rémunération brute mensuelle d’environ 1.500 euros. Celle-ci bénéficie aussi d’un « bonus emploi » (financement fédéral) équivalent au montant de ses cotisations sociales personnelles. Quant à sa contribution à l’IPP, elle dépendra de sa situation familiale mais restera à un niveau quasi nul. L’intérêt pour la travailleuse en titres-services de travailler « au noir » plutôt que de façon déclarée nous semble donc inexistant, sauf pour celles dont le temps partiel involontaire donne lieu à l’octroi complémentaire d’une allocation de garantie de revenus à charge de l’ONEm. (lire ici) Mais peu de travailleuses en titres-services sont dans cette situation.

Si les travailleuses gagnent actuellement 12 euros de l’heure (brut=net) en déclaré dans le système légal des titres-services, quel intérêt pourraient-elles avoir à accepter de travailler en noir pour un montant égal ou inférieur (sachant en outre qu’elles se mettraient dans l’illégalité et que ces heures de travail ne seront pas valorisées pour l’ouverture de leurs droits sociaux, le calcul de leurs indemnités d’invalidité, de chômage ou de pension) ? Pour trouver (en dehors des sans-papiers ou de chômeurs qui cumuleraient ce revenu avec une allocation de l’ONEm) des travailleuses qui acceptent de travailler au noir, les utilisateurs devraient donc payer une rémunération supérieure à 12 euros de l’heure. On voit donc mal, de ce point de vue, ce qui empêcherait d’augmenter de trois ou quatre euros le coût du titre-service pour l’utilisateur.

Un prix et un salaire actuellement trop bas

D’aucun objectent encore qu’il y a actuellement, dans certaines régions, des listes d’attente pour des aides-ménagères dans le cadre du système des titres-services. Et que ces utilisateurs non satisfaits par le système peuvent dès lors être incités à se tourner vers le marché du travail au noir. Mais il faut relever que, s’il y a des listes d’attente, si la demande de titres-services est supérieure à l’offre, c’est plutôt, tout d’abord, le signe que le prix du titre-service actuel est inférieur à ce qu’il devrait être pour équilibrer l’offre et la demande. C’est, ensuite, le signe que le salaire horaire des aides-ménagères dans le cadre du système des titres-services est actuellement trop faible pour rendre la profession suffisamment attractive pour permettre de rencontrer l’ensemble de la demande des utilisateurs. Quoiqu’il en soit, sauf à recourir au travail de sans-papiers ou de chômeuses, l’utilisateur sur une liste d’attente qui souhaite trouver une aide-ménagère devra la payer au minimum 12 euros. De facto, lorsque S. Dupanloup (FGTB) évoque le recours au travail en noir par les candidats utilisateurs inscrits sur des listes d’attente, il mentionne un prix horaire en noir de 15 euros. (lire ici) Ce qui tend à valider notre calcul. Enfin, on notera qu’au cas où l’augmentation du prix du titre-service servait à augmenter le salaire horaire officiel des aides-ménagères, il n’y aurait aucun effet négatif sur le travail au noir, puisque cette augmentation aurait pour effet de renchérir de la même manière le prix de l’heure de ménage sur ce marché.

Liquider la Sécurité sociale ?

L’idée qu’une augmentation de deux, trois ou quatre euros du prix pour l’utilisateur ne serait pas souhaitable parce qu’elle engendrerait une explosion du travail au noir dans le secteur nous semble donc indubitablement fausse. Elle est également inacceptable dans son principe lorsqu’elle est utilisée pour justifier le subventionnement à charge de la collectivité. Accepter l’idée que l’État devrait faire en sorte que le coût du travail déclaré s’aligne sur celui du travail au noir revient tout simplement à renoncer au prélèvement des cotisations sociales, de la TVA et de l’impôt sur le revenu des personnes physiques, car seul un tel abandon serait susceptible de rabaisser le niveau du salaire déclaré au niveau du noir. Si l’on défend, aujourd’hui, le fait que l’État doit intervenir financièrement pour que le prix pour l’utilisateur du coût de l’aide ménagère soit inférieur à celui du travail au noir, l’acceptation de cette motivation impliquerait que, demain, ce principe soit appliqué dans d’autres secteurs potentiellement touchés par le travail au noir, comme l’Horeca ou la construction. La conséquence d’une telle mesure, si elle était adoptée et étendue, serait la suppression de la Sécurité sociale, laissant alors à chacun le soin de constituer sa pension et de contracter des assurances individuelles contre les risques médicaux et sociaux. Le travail au noir est une fraude qui lèse la perception de l’impôt, les caisses de Sécurité sociale, ainsi que les travailleurs.euses déclaré.e.s. Il ne peut être ni toléré ni subventionné et doit être combattu. Par exemple en frappant les utilisateurs qui y recourent d’amendes véritablement dissuasives.

Renforcer parallèlement l’aide familiale

Le seul effet pervers d’une augmentation du prix du titre-service pour les utilisateurs consiste dans le fait que certains ménages âgés ou dépendants risquent de devoir diminuer leur recours au dispositif, faute de moyens suffisants. Mais il faut constater, d’une part, que cela n’est ni neuf ni propre à l’augmentation du prix du titre-service, de l’autre, que la réponse à ce besoin légitime relève plutôt d’une politique socialement ciblée des pouvoirs publics. En effet, déjà dans le système actuel, de très nombreux pensionnés ont des revenus trop bas pour pouvoir se permettre de faire appel aux titres-services pour effectuer des tâches ménagères qu’ils ne sont plus capables d’effectuer eux-mêmes. C’est donc plutôt du côté du développement des services d’aide familiale, qui adaptent le coût de la prestation aux moyens du ménage, que devrait se situer la prise en charge publique de ce type de besoins. Ces services sont actuellement sous-financés par les régions, ce qui les contraints à limiter leur offre. Si une partie de l’augmentation du prix payé par les utilisateurs des titres-services était réorientée vers ce secteur de l’aide familiale, cela permettrait non seulement de répondre à la demande de ces ménages, mais également d’offrir aux aides-ménagères des possibilités d’accès à de meilleurs emplois.

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