dossier titres-services

S’engluer dans la précarité

Pour Soizic Dubot, coordinatrice socio-économique de Vie Féminine, le dispositif des titres-services doit être analysé à la lumière des inégalités de classe, de genre et d’origine qu’il articule.

Soizic Dubot : « Vie Féminine s’est mobilisée contre les titres-services dès la mise en place du système »
Soizic Dubot : « Vie Féminine s’est mobilisée contre les titres-services dès la mise en place du système »

Dès 2006, l’association Vie féminine a adopté une position critique par rapport au système des titres-services. D’une part, elle dénonçait le système du point de vue de l’inégale répartition du travail ménager entre les hommes et les femmes. Celui-ci étant décodé comme un dispositif « utilisé par des femmes pour employer d’autres femmes afin d’alléger le quotidien de toute la famille » qui ne conduit pas à une répartition équitable de ce travail entre les genres et « perpétue les rôles traditionnels ». De l’autre, elle dénonçait ce système sous l’angle des mauvaises conditions de travail qu’il offrait, « s’inscrivant dans le cadre d’une diminution flagrante de la qualité de l’emploi et des statuts mais aussi dans la tradition d’un mépris pour le travail professionnel féminin » et stigmatisait le « retour d’un statut de domestique payé, comme jadis, au gage », ainsi que « la lourdeur du travail, en rien reconnue » (1). Quinze ans plus tard, comment l’association féministe se positionne-t-elle face à ce système ? C’est ce qu’explique Soizic Dubot, sa coordinatrice nationale socio-économique.

Ensemble ! : Vie Féminine s’est positionnée très tôt dans le débat sur les titres-services…

Soizic Dubot : En effet, Vie Féminine s’est mobilisée dès la mise en place du système en pointant directement qu’il piégeait les femmes dans une domesticité de services. En outre dans des emplois de piètre qualité qui, à l’époque, dérogeaient en beaucoup de points au cadre général du droit de travail. Il y avait des exceptions en termes de nombre d’heures du contrat minimum par exemple. Et tout cela à des salaires très très bas.

« Des ménages qui ont des moyens qui utilisent des femmes faiblement rémunérées »

La mesure était pourtant présentée de façon positive pour les femmes ?

C’est clair, mais ça ne résistait pas à l’analyse. Le discours sur une meilleure conciliation entre vies privée et professionnelle n’a trouvé d’écho, par l’externalisation d’une partie du problème de la répartition inégalitaire des tâches domestiques, que dans les ménages des utilisateurs, pas dans ceux des travailleuses. Nous l’avions annoncé dès les prémices du dispositif. Quant à la promesse de la sortie du travail au noir, en particulier des peu diplômées, elle n’a été tenue qu’au prix d’un système qui les a en réalité enfermées dans des emplois précaires et piégeux. Il ne faut pas oublier que, dans le cadre de l’activation du comportement de recherche d’emploi, on a poussé des femmes sans emploi, indemnisées ou non par le chômage, à se diriger vers les titres-services, menace à la clé. Nos avertissements sur la pénibilité de ce travail ont également été confirmés, avec de nombreux problèmes de santé.

Quel bilan en tirer alors ?

La moindre des choses à attendre d’emplois subsidiés est qu’ils soient de qualité. Or c’est à tout sauf ça à quoi on a assisté. Ce dispositif est emblématique des dérives de l’emploi dans une société néolibérale. Il est nécessaire d’en faire non seulement une lecture féministe mais aussi de classe (les pauvres travaillant pour les riches) et de « race », au sens de la répartition de ces postes entre personnes blanches et racisées. Une étude de l’Université d’Anvers montre ainsi que les titres-services sont la première activité professionnelle de 10 % des primo-arrivants. C’est particulièrement vrai à Bruxelles. Le fait qu’il n’y ait pas d’évolution de carrière possible prouve aussi que ce sont des jobs pour lesquels il n’y a aucune considération.

Que faire pour ces 150.000 travailleuses ?

Sur le fond, nous estimons qu’il vaudrait mieux développer les services d’aide familiale plutôt que de subsidier des services d’aide ménagère au profit de ménages plus aisés. Mais, à présent que le système existe, il faut améliorer la situation des travailleuses. Nous (l’associatif et les syndicats) avons obtenu de petites améliorations en commençant bien sûr par mettre fin aux manquements au droit du travail. Concernant la formation, il y a eu des engagements mais qui peinent à se concrétiser. Il faut évidemment régler la question de l’indemnisation correcte des frais de déplacement et considérer le temps de trajet entre deux clients comme du temps de travail. Un nombre suffisant d’heures de contrat (et pas seulement d’heures prestées) et un véritable encadrement sont aussi des revendications de longue date des organisations féministes. Le contrôle sur l’utilisation de l’argent public est donc indispensable.

C’est un dossier emblématique de la situation des femmes dans l’emploi ?

Oui et plus largement de leur position dans la société. Cela dit beaucoup de la place réservée aux femmes sur le marché de l’emploi bien sûr, mais aussi sur le travail invisible du travail domestique qu’on peut élargir au travail du soin, qui ne sont ni reconnus ni valorisés. Cela montre aussi que la question de la répartition des tâches au sein des ménages reste prégnante et questionne le type de société dans laquelle nous voulons vivre. Car ce type de services aux personnes, qui ne visent pas des personnes qui en ont besoin mais sont ce qu’on peut appeler des « services de confort ». Cela ne fonctionne que sur la base d’inégalités sociales : ici entre des ménages qui ont des moyens qui utilisent des femmes faiblement rémunérées et en situation précaire. Nous sommes donc au croisement des inégalités de classe, de genre, d’origine…

Comment se fait-il que les avertissements féministes n’aient pas porté ?

On nous a systématiquement opposé que cela créait de l’emploi et que c’était mieux que le travail au noir. Et c’est vrai que pour certaines travailleuses, de façon individuelle, cela a pu être positif. Tout dépend de la situation préalable. Et on ne peut pas négliger que les horaires sont en général plus corrects que dans le nettoyage de bureaux. Mais pour la plupart des femmes, cela a été s’engluer dans la précarité et ne jamais en décoller. Dès lors que l’objectif des entreprises est le profit et non l’insertion, on sera toujours dans la flexibilisation à outrance avec des contrats minimum et des heures complémentaires en fonction de l’employeur et des usagers, sans égard pour les travailleuses. Même s’il y a eu de petites améliorations, c’est un système pourri qui vise à créer des « emplois de seconde zone » pour des travailleuses pas considérées. Il n’y a guère de miracle possible dès lors…

« Un système pourri qui vise à créer des "emplois de seconde zone" pour des travailleuses pas considérées »

Les boulots mal rémunérés, qu’on considère comme « naturellement » féminins, nécessitant peu de compétences, cela existait bien sûr déjà avant les titres-services mais dans ce cas cela a été servi dans un tel paquet cadeau de subventions publiques aux employeurs commerciaux que cela n’est vraiment pas acceptable ! Et l’argument de sortir du travail au noir ne suffit pas. Sous ce prétexte, faudrait-il tout accepter et abandonner tous les standards d’emploi de qualité ?

L’ AGR, complément idéal des titres-services ?

Le nombre d’AGR est tombé de 52.606 en 2010 (nombre maximum de bénéficiaires) à 31.788 en 2020, soit 40 % de moins, ce qui est énorme. Sans surprise, plus de trois quarts de ces allocataires sont des femmes. Le graphique ne comprend les chiffres que depuis 2013 car, avant cette date, les données genrées n’étaient pas disponibles.

Les chômeurs qui reprennent un emploi à temps partiel peuvent, sous certaines conditions, percevoir en plus du salaire net à temps partiel, une allocation à charge de l’ONEm. Cette allocation s’appelle une “allocation de garantie de revenus” (AGR). Lorsque l’on est au chômage complet et que l’on signe un contrat de travail à temps partiel, il est impératif de prévenir son organisme de paiement (syndicat ou CAPAC) afin d’obtenir le statut de travailleur à temps partiel avec maintien des droits. Ce statut permet de récupérer le droit aux allocations de chômage complètes en cas de perte de l’emploi à temps partiel. Faute de cette démarche, le chômage pourrait n’indemniser le chômeur que sur la base de son emploi à temps partiel perdu. En outre, ce statut est nécessaire pour avoir droit au complément chômage/AGR.

En effet, le but de l’AGR est de faire en sorte que la personne qui quitte le chômage en acceptant un emploi à temps partiel perçoive (un peu) plus que l’allocation de chômage précédente. Dans cet esprit, le montant total du salaire net et de l’AGR sera :

– supérieur à l’allocation de chômage précédente si l’emploi à temps partiel représente plus d’un tiers d’un emploi à temps plein au sein de l’entreprise. Plus l’horaire est important, plus la différence sera grande ;
– au moins égal à l’allocation de chômage précédente si l’emploi à temps partiel ne représente pas plus d’un tiers d’un emploi à temps plein.

L’AGR est calculée en comparant la rémunération à temps partiel à l’allocation à laquelle la personne a théoriquement droit lorsqu’elle est chômeuse. Comme depuis 2012 cette allocation est davantage dégressive qu’auparavant, son montant n’est plus nécessairement assez élevé pour avoir droit à l’AGR. La plupart des cohabitant-e-s n’y ont pas droit et la situation est souvent semblable pour les allocataires d’insertion (chômage sur la base des études).

Les conditions à remplir pour avoir droit à une allocation de garantie de revenus sont les suivantes :
• être un travailleur à temps partiel avec maintien des droits au chômage complet;
• avoir un salaire mensuel brut inférieur à 1.806,16 €;
• la durée hebdomadaire moyenne de travail ne dépasse pas 4/5 d’une occupation à temps plein;
• avoir demandé à son employeur d’obtenir un emploi à temps plein qui deviendrait vacant dans l’entreprise;
• être inscrit comme demandeur d’emploi et rester disponible sur le marché de l’emploi à temps plein;
• ne plus avoir droit à une rémunération à charge du précédent employeur (préavis ou indemnité de rupture).

On pourrait croire que les travailleuses titres-services devraient être des bénéficiaires « logiques » de l’AGR. Nous n’avons pas pu malheureusement obtenir des données concernant le nombre précis de travailleuses en titres-services qui y avaient accès. Cependant, il n’est pas difficile de déduire qu’elles sont nombreuses à ne pas la recevoir. Il y a près de 150.000 travailleuses en titres-services en Belgique. Le secteur ne connaît quasi aucun temps plein. Or, en 2020, il n’y avait que 24.000 femmes qui bénéficiaient de l’AGR. Dont certainement beaucoup de travailleuses du secteur du commerce qui a aussi la caractéristique de pratiquer beaucoup le temps partiel et d’engager beaucoup de femmes. Ce secteur, et quelques autres qui ont beaucoup recours au temps partiel, est caractérisé par un taux de syndicalisation important, gage normalement de bonne information aux personnes licenciées. La déclaration de maintien de droits est donc plus courante pour ces personnes. Ce n’est pas nécessairement vrai pour les travailleuses en titres-services qui sont beaucoup plus isolées, côtoyant peu de collègues et étant moins syndiquées. En outre, comme on peut le lire par ailleurs, moins d’un cinquième d’entre elles viennent du chômage, sans doute moins encore du chômage complet (temps plein). Rappelons que 44% de l’ensemble des salariées, tous secteurs confondus, le sont à temps partiel. En cas de perte d’emploi, ces femmes n’ouvrent pas un droit au chômage temps plein si elles ne l’ont pas obtenu précédemment et demandé un maintien de droits de cette situation antérieure. Les « femmes rentrantes » n’auront généralement pas droit non plus à l’AGR. La notion de « femmes rentrantes » fait référence aux femmes au foyer qui souhaitent (ré)intégrer le marché de l’emploi après une période plus ou moins longue d’inactivité. Si elles avaient un droit au chômage complet avant cette inactivité, elles ne l’ont pas nécessairement conservé ou ignorent comment, dans certains cas, le réactiver. Enfin la dégressivité accrue frappe plus vite et plus fort les cohabitantes. Or, la plupart des travailleuses en titres-services sont en couple d’après les rapports d’Idea Consult. On peut donc conclure que l’AGR n’améliore la situation des travailleuses en titres-services que pour un nombre très faible d’entre elles. Il serait évidemment intéressant d’en connaître le nombre précis.

Plus globalement, le nombre de bénéficiaires de l’AGR, qui avait atteint un pic de 52.606 personnes en 2010, ne cesse de baisser depuis. Deux réformes du gouvernement Di Rupo expliquent en grande partie cette diminution, mesures qui ont été encore durcies par le gouvernement Michel. Comme dit précédemment, la dégressivité accrue des allocations de chômage exclut de plus en plus de gens de l’AGR, y compris des personnes qui en étaient initialement bénéficiaires. On remarque souvent que lorsque le montant devient dérisoire, le travailleur à temps partiel renonce aux lourdes démarches nécessaires pour conserver le droit. D’autre part, beaucoup de personnes qui travaillent à temps partiel n’ont jamais ouvert un droit au chômage complet sur la base du travail. Dès lors, elles avaient droit à l’AGR sur la base de leur droit à un chômage complet acquis sur la base de leurs études. La limitation à trois ans de ce droit et le durcissement de l’accès à ce statut expliquent donc également en partie la diminution observée.

Le ministre Clerfayt a annoncé réfléchir à augmenter la participation des utilisateurs, donc la valeur du chèque.

Il est sûr que payer si peu son aide-ménagère, cela n’aide pas à considérer la valeur de son travail. Mais dès qu’on parle d’augmenter la valeur du chèque, on ressort l’argument du travail au noir. Un ménage belge sur cinq fait appel aux titres-services. Les plus riches n’ont pas besoin du système, mais c’est la classe moyenne et moyenne supérieure qui y a principalement recours. Cela dit, chez Vie Féminine, quand nous avons des réunions avec des militantes, ce sont des discussions parfois difficiles. Certaines militantes font appel aux titres-services et ça peut les aider, tant au plan professionnel que familial. Le système a bien sûr son utilité mais on aurait pu arriver à ce type de résultat tout en offrant un statut et un salaire corrects aux principales intéressées qui sont les travailleuses. Et on peut aussi se demander si, à grand renfort de publicité, on n’a pas créé un besoin de ce type de services bien plus important qu’il n’était jusque-là…

(1) Vie féminine, Les titres-services un statut « plaqué or » (position), juillet 2006.

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