Régionalisations : stop, encore ?

Bilan des défédéralisations des soins de santé et des allocations familiales

Une première évaluation de la 6ème réforme de l’Etat concernant les allocations familiales et les soin de santé peut être effectuée à la lumière de son application en Région de Bruxelles-Capitale.

La 6ème réforme de l’Etat, en ce qu’elle concernait des secteurs de la Sécurité sociale, a désormais été implantée dans les entités fédérées. On peut en faire un premier bilan. Cet article est consacré aux allocations familiales et à la santé. On aurait pu parler aussi de l’application de la réglementation du chômage en matière de disponibilité pour le marché de l’emploi. Bien que les compétences régionales se déploient dans un « cadre normatif » qui reste fédéral, les régions ont développé des procédures et des méthodes de travail assez différentes. Ce sera peut-être l’objet d’un autre article.

Le nœud bruxellois

La Sécurité sociale gagne à avoir une assise aussi large que possible

Le texte a été rédigé en ayant principalement sous les yeux la situation à Bruxelles. Ce choix n’est pas dicté uniquement par mes compétences personnelles ou une volonté bruxello-centriste. Bruxelles a toujours été identifiée comme la région où la scission de la Sécurité sociale serait la plus problématique. Il est intéressant de vérifier si les craintes qu’on pouvait avoir se sont vérifiées.
Une Sécurité sociale bruxelloise est problématique d’abord pour des raisons financières, si du moins, comme dans le cadre belge actuel, elle est basée sur la capacité contributive des habitants de la région, et ne peut mobiliser l’ensemble de la richesse qui y est produite. Pour assurer au mieux la solidarité, la Sécurité sociale gagne à avoir une assise aussi large que possible. Les cantons suisses, la Communauté germanophone de Belgique, certains fonds sectoriels ou d’entreprise, montrent qu’il n’est pas en soi impossible d’organiser la protection sociale sur une base plus étroite, mais on dira que la solidarité n’y gagne pas.

Elle est problématique aussi et surtout en raison des compromis compliqués sur le statut de Bruxelles. En 1989, Bruxelles a fini par être reconnue comme région, autrement dit comme entité compétente dans les matières désignées comme régionales par les lois successives de réforme de l’Etat. A l’exception peut-être de l’indemnisation du chômage, liée à la politique de l’emploi, compétence régionale, la plupart des branches de la Sécurité sociale sont liées à des matières dites « personnalisables », donc de compétence communautaire : la santé, la politique familiale, la politique en faveur des personnes âgées ou handicapées, etc Dans ces matières, à Bruxelles, il y a compétence concurrente entre les Communautés française et flamande, sans que l’une d’elle soit responsable de la matière au profit de l’ensemble des Bruxellois.

Comme l’on sait, la grande majorité des matières personnalisables (mais pas toutes) ont été, du côté francophone, régionalisées entre la Région wallonne et la Commission communautaire française de Bruxelles-Capitale (« Cocof »), qui a reçu une compétence décrétale que ne possède pas son homologue néerlandophone.

La concurrence des deux Communautés est cependant parfois inapplicable. Elle n’est en réalité applicable que dans la mesure où l’action des pouvoirs publics s’exerce par des dispositifs auxquels le citoyen s’adresse librement. C’est par exemple en inscrivant leur enfant dans une crèche ou une école d’une Communauté déterminée que les parents déclenchent, pour cet aspect de leur vie et de celle de leur enfant, l’application de la législation de cette Communauté.

Ce mécanisme ne trouve pas à s’appliquer lorsque les pouvoirs publics sont amenés à contraindre les citoyens. Par exemple, en matière d’aide à la jeunesse, s’il s’agit de prendre des mesures contraignantes à l’égard de mineurs délinquants, ou de parents qui mettent en danger leurs enfants. Ou, en matière de protection sociale, s’il s’agit d’imposer au citoyen une obligation de cotiser, ou d’accorder une prestation soumise à des conditions d’octroi.

Elle n’est pas applicable non plus dans certains secteurs, dits « bicommunautaires ». Dans le domaine de la santé, par exemple, la législation linguistique impose dans la région bruxelloise le bilinguisme aux institutions publiques de soins, comme les hôpitaux ou les maisons de repos relevant des CPAS. Toutes les institutions privées ne s’arrangent pas non plus du choix entre Communauté flamande ou française. Dans le domaine des maisons de repos, la grande majorité des institutions bruxelloises se déclarent « bicommunautaires ».

C’est pour gérer les matières où on ne peut déterminer la Communauté compétente qu’a été créée la Commission communautaire commune de Bruxelles-Capitale. La « Cocom » est une entité juridiquement, budgétairement et administrativement distincte de la Région de Bruxelles-Capitale, même si son personnel politique (parlementaires et ministres) s’identifie à celui de la Région. Les ordonnances de la « Cocom » doivent en principe être votées à la majorité dans les deux groupes linguistiques du parlement bruxellois, et promulguées au consensus par les deux ailes linguistiques du gouvernement.

Communautariser la Sécurité sociale implique, à Bruxelles :
– Soit de sacrifier un élément essentiel, qui est la solidarité basée sur l’affiliation obligatoire. Les Bruxellois devraient choisir la Communauté qui les couvrirait pour les risques sociaux, comme ils choisissent le réseau d’enseignement de leurs enfants. En instaurant son « assurance de soins » (1), la Flandre l’a ouverte aux habitants de Bruxelles sur la base d’une affiliation facultative. Une telle entorse aux principes peut être passée par pertes et profits pour ce dispositif, qui couvre de façon très limitée un risque très spécifique. C’est inconcevable pour des secteurs aussi importants que la santé ou les allocations familiales.
– Soit de créer à Bruxelles des sous-nationalités. Indépendamment de la question de savoir comment définir, en dehors de la volonté des intéressés, ce que serait un francophone ou un néerlandophone, un tel choix constituerait, dans le domaine de la Sécurité sociale, une manifeste discrimination, contraire à toutes les normes constitutionnelles ou internationales.

Concernant les allocations familiales, le bilan confirme que la scission de ce secteur est une idiotie.

En ce qui concerne les allocations familiales, le bilan après sept ans ne fait que confirmer ce que tout le monde pressentait : la scission de ce secteur est une idiotie. En ce qui concerne la santé, à l’étonnement peut-être de certains, je serais amené à défendre une position plus nuancée.

Les allocations familiales ont été communautarisées, à la nuance près qu’à Bruxelles on déroge à la règle générale de concurrence des Communautés française et flamande : la « compétence exclusive » en matière de « prestations familiales » a été attribuée à la Cocom. Cette compétence exclusive est le compromis trouvé entre les tenants d’une communautarisation pure et simple et les partisans de la régionalisation.

Ce compromis dresse à Bruxelles une frontière entre les « prestations familiales » et le reste de la politique familiale, qui reste de compétence communautaire « classique ». L’argument de cohérence des politiques parfois avancé pour justifier la communautarisation joue en Flandre et en Communauté germanophone, mais non à Bruxelles. Il ne joue en Wallonie que pour les éléments des compétences communautaires qui ont été régionalisés, ce qui n’est par exemple pas le cas des matières gérées par l’ONE, par le système scolaire ou les bourses d’études.

Ce compromis nécessite aussi de définir les « prestations familiales » au sens de la loi de réforme de l’Etat. Cela n’est pas facile, car il n’existe aucune définition transcendante de la notion. Les conventions de l’OIT, par exemple, proposent une définition qui, en Belgique, était dépassée par les faits dès avant la réforme de l’Etat.

Un exemple de telles discussions est apparu dès l’implémentation de la 6ème réforme. En instituant son « Paquet de Croissance » (Groeipakket), nouvelle appellation en Flandre du régime des prestations familiales, la Flandre y a inclus un dispositif issu en fait des bourses d’études ou de l’accueil de l’enfance : l’octroi d’une somme d’argent si l’enfant est inscrit dans une structure d’accueil de l’enfance ou un établissement d’enseignement néerlandophone. Quoique rattaché organiquement et administrativement au secteur des allocations familiales, ce dispositif est présenté comme distinct, avec la conséquence qu’il bénéficie aussi aux enfants non domiciliés en Flandre, mais inscrits dans une crèche ou une école néerlandophone en Flandre ou à Bruxelles. Les familles concernées percevront cet avantage d’une caisse flamande, distincte de celle qui leur paiera les allocations bruxelloises, wallonnes ou germanophones.

Dans les débats qui ont précédé l’ordonnance bruxelloise, le MR a proposé que les allocations familiales puissent être liées, même avant 18 ans, à la fréquentation effective d’une école. Cette idée a été retoquée par le Conseil d’Etat, non pour des raisons de fond, mais parce que, à son estime, cela ne relevait pas des allocations familiales pour lesquelles la Cocom est compétente. Nul doute que des discussions de ce genre réapparaîtront dans le futur.

Un financement socialement absurde

Les entités fédérées compétentes sont responsables du financement des allocations familiales. Les lois de financement prévoient qu’elles perçoivent une dotation de l’Etat fédéral. Cela ne signifie pas qu’elles sont tenues d’affecter aux allocations familiales l’intégralité des sommes reçues au titre de cette dotation, ou qu’il leur serait interdit d’y affecter d’autres moyens. Elles sont seulement bridées dans leur autonomie par l’affirmation des allocations familiales comme droit constitutionnel. Cela leur interdit de supprimer le système, ou même de le réduire substantiellement sans justification valable. La dotation équivaut aux dépenses pour allocations familiales, tous régimes confondus, avant la sixième réforme. Elle est répartie entre entités fédérées au prorata du nombre d’enfants jusque dix-huit ans, résidant sur le territoire de l’entité.

Ce mécanisme de financement est étranger à une logique de Sécurité sociale. En fait, il n’est cohérent avec aucun critère social, ou même économique. Pour commencer, ni le régime fédéral existant avant la réforme, ni aucun des régimes mis en place par la suite, ne limitent le droit aux allocations familiales à 18 ans. La Région bruxelloise, par exemple, tire un avantage de ce qui est en fait un échec de la politique d’éducation qui y est menée, car la proportion d’enfants qui poursuivent leurs études au-delà de 18 ans y est inférieure à ce qui existe dans les autres régions.

En fonction de la réglementation belge comme des normes internationales qui lient la Belgique, le droit aux allocations familiales n’est pas limité aux enfants résidents. Les statistiques ne sont pas très claires à ce niveau, mais on peut penser que la région bruxelloise compte proportionnellement plus de familles dont les enfants sont éduqués à l’étranger, et est donc désavantagée par ce critère.

Tous les enfants résidents ne sont pas bénéficiaires d’allocations familiales. La Communauté germanophone tire un avantage qu’il est permis de trouver indu, en raison du fait qu’une proportion importante de sa population travaille en Allemagne ou au Luxembourg, et relève du régime d’allocations familiales de ces pays. C’est cela, et non une volonté politique d’affecter des moyens supplémentaires ou une prospérité économique particulière qui a permis à la Communauté germanophone de mettre en place le système le plus avantageux des quatre, sensiblement plus avantageux en particulier que celui de la Wallonie francophone. On ne voit pas la justification économique et sociale de cet avantage, d’ailleurs suspendu au risque que l’Union européenne, comme il en a déjà été question, modifie les règles de coordination des régimes de Sécurité sociale, en désignant comme Etat compétent pour le paiement des prestations familiales le pays de résidence de l’enfant. A noter qu’en fonction du même critère, Bruxelles bénéficie aussi d’un certain avantage (cependant moins conséquent) du fait des enfants de diplomates ou de fonctionnaires internationaux ne relevant pas de la Sécurité sociale belge. Mais surtout, tous les enfants n’ouvrent pas le droit au même montant d’allocations familiales. On a entendu à un certain moment des élucubrations inspirées du projet de l’allocation universelle, proposant d’unifier le montant des allocations familiales, quel que soit l’âge ou l’état de santé de l’enfant, et quel que soit le niveau de revenu de la famille où il est éduqué. Aucune entité fédérée n’a fait ce choix. Toutes ont reconnu que les allocations familiales sont, fondamentalement, un complément de revenu aux personnes qui éduquent un enfant. Sans avoir l’ambition de couvrir intégralement les charges de l’éducation, il est justifié qu’il varie selon les revenus des parents ou la charge que représente l’enfant.

Sous cet angle, les régions wallonne et bruxelloise sont fortement désavantagées en raison de la proportion, plus élevée qu’ailleurs, des familles à faibles revenus. Pour ce qui est de Bruxelles, les premiers chiffres semblent indiquer que ce désavantage est partiellement compensé par d’autres facteurs qui l’avantagent. Outre ceux déjà mentionnés, Bruxelles compte une proportion moins élevée d’enfants handicapés ; même si ce chiffre ne reflète sans doute pas une donnée de santé publique, mais un problème d’information ou d’accès au droit, il a pour effet de rosir les comptes.

Des réformes qu’on aurait tout aussi bien, ou mieux, réalisé au niveau fédéral

L’absurdité fondamentale de la scission apparaît sans doute le mieux dans les choix faits par les entités fédérées en accueillant la matière. Toutes ont fait le choix de supprimer les différences de taux en fonction du « rang » de l’enfant, c’est-à-dire de sa place dans la fratrie. Ces différences, par ailleurs compliquées à gérer dans le cadre de familles recomposées, s’inscrivaient dans une politique favorisant les familles nombreuses. Je ne sais pas si, comme on l’a écrit (3), il s’agissait à proprement parler d’une politique « nataliste », visant à reconstituer le stock de main-d’œuvre et de chair à canon mis à mal par les guerres mondiales. Plus vraisemblablement vivons-nous dans un contexte social où la famille nombreuse a cessé d’être le paradigme de la famille heureuse.

Quoi qu’il en soit, dans toutes les régions, la réforme a abouti à accorder un avantage considérable, par rapport au régime antérieur, aux familles à enfant unique, au détriment des familles nombreuses. Ce qui ne veut pas dire que ces dernières aient été totalement négligées. Des suppléments spécifiques sont accordés, dans tous les régimes, aux familles nombreuses à faibles revenus. Autre réforme, les suppléments sociaux sont accordés en fonction du montant des revenus des parents, et non en fonction de la nature de ceux-ci : autrement dit des suppléments sont accordés aux « travailleurs pauvres », et plus seulement à certaines catégories d’allocataires sociaux. L’évolution respective des revenus du travail et des allocations sociales (en raison entre autres du développement de l’emploi à temps partiel), et de la fiscalité sur les revenus, rendaient cette réforme indispensable ; elle a été implémentée depuis plusieurs années pour les remboursements de soins de santé.

Les différences entre régions s’expliquent par les disponibilités budgétaires

En dehors de ces modifications, qui étaient inscrites dans les astres bien avant la réforme de l’Etat, les régions sont restées remarquablement fidèles aux éléments fondamentaux du régime existant. Les différences entre régions s’expliquent par les disponibilités budgétaires, et non par le souci de prendre en compte des sensibilités ou des besoins sociaux différents. A une réserve près : au contraire des régions wallonne et flamande, la région bruxelloise a instauré un système qui, au bout d’une période transitoire limitée à quelques années, sera intégralement applicable à tous les enfants, quelle que soit leur date de naissance, sauf le maintien de droits acquis au profit des familles pour lesquelles l’ancien système était plus avantageux. Tandis que la Flandre et la Wallonie connaîtront, pendant toute une génération, la cohabitation de deux systèmes, selon que l’enfant est né avant ou à partir de la date d’entrée en vigueur. Même si la Cour constitutionnelle a validé ce choix sous l’angle du principe de non
-discrimination, il est permis de le trouver socialement injuste, et surtout opaque sous l’angle de son efficacité sociale.

Une simplification administrative contrebalancée par les complications inhérentes à la scission

Avant la réforme de l’Etat, le régime avait achevé sa tendance à l’universalisation, c’est-à-dire son détachement du statut socio-professionnel des parents : le montant des allocations familiales était identique, que les parents soient salariés, fonctionnaires ou indépendants. Cela rendait fondamentalement inutile la recherche d’un « attributaire », c’est-à-dire de la personne (majoritairement le père) dont le statut social ouvre le droit aux allocations ; c’était en soi une simplification. Cela ouvrait aussi la voie à une considérable simplification administrative et à un changement radical des relations avec la caisse de paiement. Celle-ci pouvait être choisie par la personne qui touche effectivement les allocations (« l’allocataire », majoritairement la mère), et non plus déterminée par l’employeur ou le statut social des parents. Toutes les entités fédérées ont d’ailleurs fait ce choix.

En dehors de la Communauté germanophone, dont le système est géré directement par l’administration, elles ont préféré continuer à s’appuyer sur les caisses de compensation privées existantes. Je ne sais pas dans quelle mesure ce choix était inspiré par le « grand compromis historique » d’après-guerre, qui situait les allocations familiales dans l’orbite du monde patronal, et par la crainte d’une mise en cause d’autres éléments de ce compromis (le rôle des mutuelles dans la santé et des syndicats dans le chômage). En fonction de ce qu’on a entendu à Bruxelles, le monde patronal régional semblait indifférent à cette question. Plus vraisemblablement n’a-t-on pas voulu se priver tout de suite de l’expertise des caisses privées, ni voulu gérer les importantes restructurations de personnel qu’aurait entraînées leur disparition.

Il reste que la réforme entraîne un changement profond du cadre dans lequel fonctionnent les caisses publiques. Héritières des employeurs publics et du rôle de l’ONAFTS/Famifed en tant qu’organisme de paiement pour certaines catégories d’attributaires, elles sont désormais en concurrence libre avec les caisses privées, sans être confinées au rôle de « caisses auxiliaires». Les idées sont bien avancées en Flandre, et gagnent du terrain à Bruxelles, pour supprimer les caisses privées, ce qui constituerait une simplification supplémentaire -et une économie en frais d’administration.

En cas de déménagement de l’enfant, il y a changement de régime

Cette simplification est cependant compensée (voire peut-être réduite à néant) par la complication que représente la division en quatre régimes territoriaux : en cas de déménagement de l’enfant, il y a changement de régime. Cette question est apparemment étrangère aux préoccupations en Flandre ou en Wallonie profondes, où il faut croire que les gens sont attachés à leur terroir. A Bruxelles et dans sa banlieue c’est une question majeure.

Un accord de coopération définit de façon assez précise les facteurs de rattachement de l’enfant à une entité fédérée. Pour les enfants éduqués en Belgique, il s’agit essentiellement du domicile. Mais ce texte détermine uniquement l’entité compétente, et n’établit pas comme tel le droit. Chaque entité détermine de façon autonome les conditions, notamment de domicile, auxquelles un enfant doit satisfaire pour ouvrir le droit aux allocations familiales. Inévitablement apparaîtront des différences de détail, par exemple dans l’interprétation de la notion de domicile, qui seront sources de pertes de droit, et à tout le moins d’incertitudes et de retards de paiement.

La santé

Le volet « santé et aide aux personnes » de la sixième réforme concerne des dispositifs assez différents quant à leur nature.
-Il y a d’une part des sous-secteurs de l’assurance maladie : les maisons de repos pour personnes âgées et institutions apparentées, la rééducation fonctionnelle, les aides à la mobilité.
-Il y a aussi quelques dispositifs logés à l’INAMI, parfois comme rubrique spécifique des soins de santé, parfois même dans les frais d’administration, et qui ne constituent pas à proprement parler des remboursements de soins, mais des mesures de prévention ou d’aide à l’organisation des soins.
-Il y a une partie du prix de journée des hôpitaux, dont la trésorerie est assurée depuis quelques années par l’INAMI, mais qui relève fondamentalement du ministère de la santé publique.
-Il y a enfin l’allocation d’aide aux personnes âgées (APA), qui relève du régime des allocations pour personnes handicapées. Ce régime fédéral, organiquement et financièrement distinct de la Sécurité sociale, couvre dans une logique d’assistance le risque de handicap non couvert par l’assurance-maladie. L’APA intervient dans les frais (notamment d’aide de tierce personne) liés à la dépendance, lorsque celle-ci apparaît à partir de 65 ans (4) : elle offre un complément d’aide de revenus aux bénéficiaires de la GRAPA ou de pensions d’un montant analogue.

Dans le domaine de la santé, la scission soulevait des tas de questions, notamment quant au rôle des mutualités, des interlocuteurs sociaux et des autres corps intermédiaires, et aussi quant aux droits des patients qui se font soigner en dehors de leur région, ou qui tout simplement déménagent.

Du côté flamand, l’affaiblissement de la tendance favorable à la concertation se marque dans les pratiques et dans la législation

Aucune de ces questions n’est parfaitement résolue à l’heure où j’écris. En ce qui concerne Bruxelles, on dira seulement, provisoirement, que les réponses prennent la bonne direction. Les questions de mobilité des patients sont petit à petit identifiées, et des solutions sont cherchées. Le gouvernement a annoncé sa volonté de travailler en concertation avec tous les acteurs concernés, y compris les interlocuteurs sociaux. La concertation entre les mutualités et les prestataires doit encore s’affirmer, mais en prend le chemin. Entre parenthèses, une partie du travail à accomplir -et des incertitudes- se situe dans l’affirmation du fait régional bruxellois lui-même dans les structures mutuellistes. Du côté wallon, les échos qu’on en a sont plus contrastés. La concertation semble y être en tout cas plus conflictuelle. Du côté flamand, la tendance jacobine des principaux acteurs de la politique régionale, ou l’affaiblissement de la tendance favorable à la concertation, se marque dans les pratiques et dans la législation.

Un peu moins absurde

On peut longuement discuter sur la cohérence de certains choix. Pourquoi a-t-on transféré les forfaits d’aide aux actes de la vie de tous les jours dans les maisons de repos, alors que les mêmes forfaits restent fédéraux s’il s’agit de soins infirmiers à domicile ? On s’arrache les cheveux pour savoir si la part payée par le patient dans les soins transférés interviennent dans les dispositifs fédéraux, comme le maximum à facturer (MAF), qui allègent le poids des « tickets modérateurs » dans le budget des ménages.

Les modalités du transfert en matière de santé étaient un peu moins absurdes que pour les allocations familiales

Mais pour le reste, il faut reconnaître que les modalités du transfert étaient un peu moins absurdes que pour les allocations familiales.

Les entités fédérées reçoivent une dotation calculée sur la base des budgets existant à la veille de la réforme, et répartie selon la proportion de personnes âgées de plus de 80 ans, pour ce qui concerne les dispositifs relevant de l’aide aux personnes âgées, et selon la population, pour ce qui est des autres dispositifs. Ces critères de répartition correspondent sinon à une approximation valable des besoins, à tout le moins à un compromis plausible.

La vraie interrogation vise plutôt l’évolution de la dotation globale. L’accord de réforme prévoit une forme de liaison à l’évolution des prix et du PIB, ainsi que du nombre de personnes âgées de plus de 80 ans, mais rien ne garantit que cela suffira à couvrir les besoins. Le secteur des maisons de repos, en particulier, inconnu comme tel dans l’assurance maladie avant les années 1990, a connu en trois décennies une croissance très importante, bien supérieure aux paramètres prévus par l’accord ; c’était un des secteurs qui tirait vers le haut les dépenses globales de l’assurance maladie. Cette croissance est liée à la demande de professionnalisation de l’aide aux personnes âgées, qui ne disposent pas nécessairement dans leur entourage des personnes susceptibles de leur fournir les soins dont elles ont besoin. Elle est liée aussi aux revendications salariales légitimes des travailleurs du secteur. Elle est liée enfin à la politique hospitalière, qui limite le séjour hospitalier au strict nécessaire, et se traduit donc par le renvoi à domicile (ou dans des institutions du type maison de repos) des périodes de convalescence, des soins de continuité, etc…

A ce jour, on n’a pas encore pris la mesure exacte de ce besoin. A Bruxelles, on vient d’entamer des études pour réaliser une évaluation pluriannuelle des besoins de financement, mais ces études prospectives se heurtent à de nombreuses inconnues. On devine cependant les difficultés à venir, si l’on sait que la Cocom, étroitement spécialisée dans les matières héritées de la 6ème réforme, ne pourra guère opérer d’arbitrages budgétaires dans le cadre de ses compétences. Elle ne pourra pas non plus mettre sur pied un système efficace et équitable de perception de cotisations ou autres sources de financement complémentaire. Celui-ci, dans l’état actuel des choses, doit nécessairement provenir de la Région de Bruxelles-Capitale, qui est financée au moins en partie par des recettes dont elle a une certaine maîtrise.

On notera que les dispositifs transférés, même lorsqu’ils constituent formellement des remboursements de soins, s’apparentent dans une large mesure à des financements d’institutions.

Dans le secteur de la rééducation fonctionnelle, un budget global est déterminé par une convention avec l’institution, laquelle détermine également un taux d’occupation jugé acceptable. C’est sur la base de ces paramètres qu’est déterminé un « prix de journée » par patient que les mutualités remboursent en « tiers payant ».

Dans le secteur des maisons de repos, l’assurance maladie rembourse forfaitairement un paquet de soins déterminé en fonction du degré de dépendance de l’assuré social, mesuré selon une grille inspirée des techniques d’évaluation des besoins en nursing, autrement dit du temps de travail du personnel concerné. Le montant du remboursement est calculé en fonction du coût du personnel selon les normes sociales en vigueur, en tenant compte de certaines spécificités de l’institution, notamment l’ancienneté du personnel. On notera que ce sont les pouvoirs publics qui financent les derniers « accords du non marchand » dans le secteur des soins, même en ce qui concerne le personnel non soignant, et même dans les institutions commerciales (qui sont majoritaires à Bruxelles).

Du point de vue du patient, ce mécanisme est finalement assez semblable à ce qu’il connaît pour les écoles, les crèches et autres structures subventionnées, où le « fait communautaire » est entré dans les mœurs, à défaut d’être unanimement considéré comme idéal.

Une meilleure prise en compte des spécificités d’une grande ville

Mais le point essentiel est que si tout le monde s’accordait pour juger exemplaire la gestion fédérale des allocations familiales, on ne peut en dire autant, en tout cas d’un point de vue bruxellois, dans le domaine de la santé. La politique de santé au niveau fédéral est largement faite par et pour des habitants de petites villes ou de banlieues. La dimension spécifique des grandes villes est peu prise en compte, tout comme d’ailleurs celle des vraies zones rurales, tout simplement parce qu’elle ne relève pas de l’expérience quotidienne de la plupart des acteurs.

D’autre part, les strates successives de réforme de l’Etat ont créé à Bruxelles, sans que cela résulte d’une volonté du monde politique bruxellois, et encore moins des Bruxellois eux-mêmes, un extraordinaire éclatement des compétences. On a ironisé, à l’occasion de l’épidémie du coronavirus, sur le fait que la Belgique compte neuf ministres de la santé. Mais à Bruxelles, pas moins de sept niveaux de pouvoirs ont en charge un morceau plus ou moins important de la politique de la santé (5) ; au sein de certaines entités, à commencer par l’Etat fédéral, la matière est éclatée entre plusieurs systèmes, plusieurs organismes ; il existe à Bruxelles deux « plans santés » -celui de la Cocom et celui de la Cocof, plus ou moins coordonnés et concertés, plus les effets de la politique de la Communauté flamande et de l’Etat fédéral, qui ne sont ni coordonnés ni concertés. Un avis de Brupartners (le conseil économique et social bruxellois) s’efforce de décrire cet éclatement des compétences (6) ; ce qui frappe, ce n’est pas seulement la multiplicité des intervenants, c’est surtout l’absence totale de logique d’ensemble, du point de vue des besoins des citoyens : la seule logique discernable est celle des divers épisodes de réforme de l’Etat, qui est loin d’avoir été univoque.

Par exemple, la médecine générale est, dans l’assurance maladie, largement basée sur la figure du « médecin de famille » (huisarts) caractéristique de villages, ou éventuellement de quartiers de petites villes, à la population relativement stable et homogène, typique du tissu social flamand (ou de la perception qu’en a le monde politique flamand). C’est à partir de cette figure qu’on essaie de réduire le recours aux services d’urgence des hôpitaux, et que s’est organisée la notion d’échelonnement, qui évite le recours trop rapide à des médecins spécialistes. Des formules comme les maisons médicales (wijkgezondheidcentra), qui combinent abonnement (et donc absence de ticket modérateur), médecine de groupe (et donc réponse souple à l’indisponibilité du médecin de référence) et offre de services connexes (kiné, soins infirmiers, soutien psychologique, consultations juridiques et sociales), mieux adaptées à un tissu urbain, ne sont soutenues que du bout des lèvres et se heurtent encore à l’hostilité d’une partie du corps médical. L’absence à Bruxelles de « première ligne de soins » adaptée aux besoins est la première responsable du retard pris par la région dans la lutte contre la pandémie du Covid, notamment dans la vaccination.

Dans le secteur des maisons de repos, l’agrément était déjà de compétence communautaire, l’assurance maladie remboursant sur une base forfaitaire une « aide et assistance dans les actes de la vie de tous les jours ». Du côté francophone, l’agrément avait été régionalisé, mais la « Cocof » s’était peu profilée sur cette compétence, qu’elle a complètement déclinée après la 6ème réforme. La majorité des maisons de repos, publiques comme privées, sont désormais agréées par la « Cocom », une petite minorité s’étant placée sous l’égide de la Communauté flamande. Lorsque la compétence a été reprise par Iriscare, le nouvel organisme de la Cocom chargé de la santé et des allocations familiales (équivalent de l’AVIQ wallon), on s’est aperçu que les normes, pourtant laxistes en comparaison des normes flamandes, n’étaient souvent pas respectées, et que les contrôles par la Cocom, les mutuelles ou l’INAMI, étaient pratiquement inexistants. Et le tableau est assez identique dans le secteur de la rééducation fonctionnelle, notamment dans le secteur psychiatrique. Bien plus, profitant de l’absence, à Bruxelles, d’autorité vraiment responsable, s’est développé un secteur informel de maisons de repos, d’institutions pour personnes handicapées ou de structures pour patients psychiatriques, fonctionnant en dehors de tout agrément sur une base purement commerciale. Certaines de ces institutions visent le segment du luxe, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Certaines des situations que l’on commence à découvrir sur le terrain, y compris dans des institutions publiques, a de quoi faire se dresser les cheveux sur la tête.

Conclusion

Je n’ai rencontré personne, même en Flandre, pour estimer que la scission des allocations familiales avait apporté du bien

Jusqu’à présent, je n’ai rencontré personne, même en Flandre, pour estimer que la scission des allocations familiales avait apporté du bien. Au lendemain de l’accord politique de réforme de l’Etat, Béatrice Cantillon, qui fut la dernière présidente du comité de gestion de « Famifed », a exprimé le vœu que la scission soit l’occasion de réaliser les réformes, évoquées ci-dessus, qui auraient pu et dû être réalisées au niveau fédéral. Elle-même n’a trouvé à évoquer aucun sujet sur lequel les différentes entités auraient pu se distinguer pour mieux tenir compte de besoins ou de sensibilités de la région. Même si son texte était imprégné de ce qu’on pourrait appeler un optimisme de la volonté, il comportait de nombreuses mises en garde. (7)

C’est bien ainsi que les choses ont évolué. Dans le meilleur des cas, on a opéré des réformes qui étaient inscrites dans les astres au niveau fédéral. Les différences qui existent entre régimes sont liées aux différences de moyens budgétaires, eux-mêmes déterminés par un financement sans aucune logique sociale, ni même économique.

Dans le domaine de la santé, je ne voudrais pas que ce texte soit interprété comme une approbation de la 6ème réforme, et encore moins comme un plaidoyer pour la scission du reste de l’assurance maladie. Mais on aura noté que les paramètres en fonction desquels ont été déterminées les dotations fédérales sont un peu moins absurdes que dans le domaine des allocations familiales. Et il faut reconnaître, en ce qui concerne les dispositifs attribués aux régions, que leur gestion par l’assurance maladie fédérale, et l’articulation entre celle-ci et les matières déjà communautarisées était loin d’être idéale. Dans le cas de Bruxelles, elle a amélioré la conscience de ce que le système de santé est fondamentalement mal adapté à la réalité des grandes villes.

J’ai d’ailleurs la conviction que ce qu’on constate à Bruxelles vaudrait aussi à Anvers, à Charleroi, à Gand ou à Liège. J’émets l’espoir que cette prise de conscience se traduira par une action plus déterminée pour exercer au mieux ses compétences, améliorer la cohérence des différentes entités compétentes et porter les intérêts de la région aux niveaux où les décisions se prennent. Cette action ne doit pas provenir seulement du monde politique. Il importe que les acteurs de terrain, y compris les mutualités et les organisations syndicales, jouent leur rôle. Et à cette fin continuent d’adapter leur structure au fait régional.

(1) Aujourd’hui intégrée à la « protection sociale flamande » sous le nom de « budget de soins pour personnes très dépendantes » (Zorgbudget voor zwaar zorgbehoevenden)

(2) Psaume 42 (41), 8 « L’abîme appelant l’abîme »

(3) Par exemple sur le site internet de l’AVIQ wallonne, alors que la Wallonie conserve ce système pour les enfants nés avant 2020.

(4) Le même risque pour les personnes handicapées avant cet âge est couvert par une allocation d’intégration, qui n’a pas été communautarisée, de même que l’allocation de remplacement de revenu, qui offre un revenu minimum (son montant est proche du RIS) aux personnes handicapées non titulaires de l’assurance indemnités (la notion d’incapacité est proche de celle de l’assurance maladie dans le secteur des salariés).

(5) Par ordre d’importance quant aux budgets engagés : l’Etat fédéral (assurance maladie), la “Cocom”, la “Cocof” la Communauté flamande, la Communauté française, la Région de Bruxelles-Capitale, la Commission communautaire flamande (VGC).

(6) Avis d’initiative A-2021-043 relatif à la politique bruxelloise de santé ; 17 juin 2021

(7) Béatrice Cantillon, Veerle De Maesschalck, « De 4×4 splitsing van de kinderbijslagen », in La Communautarisation des allocations familiales, Séminaire de l’association belge pour le droit du travail et la Sécurité sociale, Bruges, Bruxelles, Die Keure – La Charte 2013, p. 3 à 12.

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