Chômage

« Le choix du chômage », dans les coulisses de la violence économique

Les éditions Futuropolis publient un livre important, relatant des années d’enquête auprès des acteurs de l’économie néolibérale des dernières décennies, ces années durant lesquelles le chômage de masse s’est imposé. Nullement fatalité, celui-ci est le résultat de politiques délibérées… Plongée, en bande dessinée, dans la violence économique.

Depuis plus de quarante ans, les discours des responsables politiques sur le chômage restent identiques, année après année, législature après législature... En Belgique comme en France, publier ces discours à la suite les uns des autres, en parallèle avec les chiffres de la précarité en augmentation constante, permettrait assurément d’atteindre le statut de best-seller… dans le genre burlesque ! © Collombat et Cuvillier - Futuropolis

Lorsqu’un ouvrage rejoint pleinement nos préoccupations, nous avons l’envie de le présenter et d’en suggérer sa découverte à nos lecteurs. Nous nous penchons aujourd’hui sur une bande dessinée documentaire intitulée Le choix du chômage, parue aux éditions Futuropolis. Écrite par Benoît Collombat et mise en image par Damien Cuvillier, son sous-titre De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, nous plante le décor : les choix économiques des gouvernements occidentaux des dernières décennies sont marqués par un radical « tournant néolibéral ».

Contrairement aux discours officiels, les politiques des États ne visent pas l’atteinte du plein emploi et la lutte contre le chômage…

Dans ce contexte, contrairement aux discours officiels scandés par tant de responsables politiques depuis bientôt un demi-siècle, les politiques des États ne visent pas l’atteinte du plein emploi ni la lutte contre le chômage… Au contraire, ce dernier est un élément fondamental de la stratégie néolibérale. Par une longue enquête minutieuse, les deux auteurs de ce livre vont démontrer les choix politiques précis opérés en France durant cette période, souvent à contre-courant des discours officiels. Les presque trois cents pages de l’ouvrage nous permettent de rencontrer des interlocuteurs de premier choix : anciens ministres, chefs de cabinets ministériels, conseillers politiques et économiques, responsables d’institutions européennes, banquiers, économistes, sociologues,… pour un dialogue sans tabou sur les choix réels du passé, dont les conséquences sont cependant pleinement d’actualité.

Si les politiques décrites dans le livre sont liées à la France, les constats et processus à l’œuvre éclairent toute la politique économique européenne de ces années-là, dont celle de la Belgique. Nous y voyageons également aux États-Unis, pour une description du travail d’influence des penseurs du néolibéralisme, mais aussi en Grande-Bretagne, dont la violence sociale des années Thatcher (Première ministre de 1979 à 1990) fera tache d’huile sur le continent européen durant les années quatre-vingt.

Le socialisme ou la mort ?

Tel est le titre de la préface fort opportunément demandée au cinéaste britannique Ken Loach. (1) Connu pour ses films aux préoccupations sociales marquées, son socialisme évoque bien entendu une véritable politique de répartition des richesses, et non les partis portant ce nom… « Que nous apprend le projet politique qu’on appelle néolibéralisme ? Puisant ses racines idéologiques dans « La route de la servitude » de Friedrich Hayek et les développant au sein de l’École de Chicago, le néolibéralisme a atteint l’Europe à la suite des luttes ouvrières des années septante. Le cadre a été fixé par les représentants politiques du grand capital. En Grande-Bretagne, ce fut le gouvernement de Margaret Thatcher ». Pour assurer la réussite du capitalisme et accroître les profits, l’effort doit porter sur l’exploitation de la classe ouvrière. Thatcher mènera cette politique sur trois fronts, « retirer les subventions de l’État aux industries défaillantes et permettre une augmentation massive du chômage, promulguer des lois afin de restreindre la capacité des syndicats à résister, et provoquer des grèves que le gouvernement savait pouvoir briser. »

Tout s’est passé comme prévu, nous dit Ken Loach : les industries font faillite, les usines ferment et le chômage augmente rapidement, dans un contexte où « la plupart des dirigeants syndicaux, des sociaux-démocrates de droite, ont choisi de ne pas mobiliser les militants alors que beaucoup étaient prêts à se battre ». Aujourd’hui, au moment où les entreprises ferment dans une indifférence quasiment générale, ces propos ne sont pas propices à nous dépayser, en Belgique comme partout ailleurs en Europe. Dans la Grande-Bretagne de Thatcher, avec de nombreuses personnes sans emploi, il devient de plus en plus compliqué de se battre pour des salaires décents et une amélioration des conditions de travail. Tel que l’écrit le cinéaste, « Si vous ne voulez pas travailler dans ces conditions, dix autres personnes sont prêtes à prendre votre place » devient la phrase-clé du climat social. Elle le reste aujourd’hui. Avec de nombreuses mesures politiques anti-sociales, ce climat aura notamment pour but, dans l’imaginaire collectif, de rendre les pauvres responsables de leur situation, tout en gommant la visibilité des politiques à l’origine de celle-ci. Monter les gens les uns contre les autres et créer une concurrence entre personnes aux intérêts communs, voilà la recette bien connue des politiques néolibérales contemporaines.

Valéry Giscard d’Estaing, débarrassé depuis longtemps de sa charge présidentielle. À l’heure d’une crise sanitaire hors du commun, accompagnée d’une démonstration criante du manque de moyens mortifère des finances publiques, les plus riches ne contribuent toujours pas à l’effort commun nécessaire à la hauteur de leurs moyens. Lorsqu’une révolte émerge au sein des victimes de cette non-répartition des richesses, la répression politique et policière peut atteindre des niveaux de violence extrêmes, comme nous l’ont par exemple montré les mutilations de manifestants lors du mouvement des Gilets jaunes en France… © Collombat et Cuvillier - Futuropolis

« Nous allons regarder de plus près ce moment où le politique décide de remettre les clefs du pouvoir à l’économie et à la finance... »

Les milieux économiques prennent le pouvoir

L’approche du néolibéralisme adoptée dans la préface résume parfaitement le fil rouge de toute l’enquête de Benoît Collombat et Damien Cuvillier : démontrer le basculement lors duquel nous passons d’un monde dans lequel les États possèdent un pouvoir placé au-dessus des marchés, vers un monde où les milieux économiques ont la mainmise sur ces derniers. Les intentions sont claires, la suite de l’ouvrage vise à « analyser ce grand basculement de la fin des années septante, où des grands choix économiques vont être opérés. Nous allons regarder de plus près ce moment où l’économique et le financier prennent la main sur le politique. Plus précisément, je dirais, où le politique décide de remettre les clefs du pouvoir à l’économie et à la finance… ». (2) Avec cet objectif, l’actualité politique et économique des dernières décennies est décortiquée, tout en évoquant les conséquences sociales toujours d’actualité.

Non seulement le chômage et la précarité ne font qu’augmenter, mais en outre les écarts de richesse se creusent inlassablement entre riches et pauvres

La démonstration commence par un joli lapsus de la ministre française du Travail, Muriel Pénicaud, lors d’une présentation d’un plan le 18 juin 2019 : « Une réforme contre le chômage et pour la précarité… heu… contre la précarité ». (3) Lapsus révélateur car tous les gouvernements, depuis des décennies, annoncent comme priorité la lutte contre le chômage et les inégalités… Depuis, non seulement le chômage et la précarité ne font qu’augmenter, mais en outre les écarts de richesse se creusent inlassablement entre riches et pauvres. Que se passe-t-il donc réellement ? Nous le découvrons dans ces trois cents pages dessinées…

Afin de reprendre une politique économique humaine, et couper l’herbe sous le pied des systèmes fascistes, le Conseil national de la Résistance publie son programme en mars 1944. La Sécurité sociale d’après-guerre s’inspirera largement de ce programme. Le choix du chômage décrit le retour en arrière de ces dernières décennies, et le détricotage savant des avancées sociales par les néolibéraux français et européens. Retour à la barbarie. © Collombat et Cuvillier - Futuropolis

Avant de nous plonger dans le cas français, les auteurs nous emmènent aux États-Unis durant les années trente. Une scène résume parfaitement les enjeux décrits dans le cœur de l’ouvrage, scène dans laquelle les auteurs rencontrent l’économiste James Galbraith. Ils lui apportent deux photos, la première date de 1933 et nous montre le président américain assis, occupé à signer un document et entouré d’hommes debout, la mine défaite. « Dans la foulée du New Deal, qui suit la crise de 1929, Franklin Delano Roosevelt décide de séparer les banques de dépôt et les banques d’affaires. Cette loi est connue sous le nom de ‘Glass-Steagall Act’ ». Lorsqu’ils lui tendent la seconde photo, l’économiste rit, car elle montre la même scène, en 1999, avec le président Bill Clinton. Cette fois, les hommes debout autour du président sont souriants, ils applaudissent ! « 1999, Bill Clinton abroge le Glass-Steagall Act. C’est la différence entre les gens qui sont dans la poche des banquiers… et ceux qui n’y sont pas ! ». Montrant aux lecteurs les deux photos, James Galbraith commente : « Ici, la politique exerce son pouvoir, elle prend la première place. Là, la politique accepte de ne plus avoir le pouvoir ». (4)

La bande dessinée documentaire

Certains déconsidèrent encore la bande dessinée, supposément non sérieuse et calée dans l’humoristique ou l’aventure… Ils risquent ici d’être sérieusement secoués ! Le choix du chômage. De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique représente un grand moment de bande dessinée documentaire. Au sein de ce genre de la bande dessinée contemporaine, les éditions Futuropolis représentent sans aucun doute un acteur majeur, dont plusieurs titres valent assurément le détour. Voici d’excellents vecteurs de vulgarisation des connaissances théoriques, et de bons outils de sensibilisation.

Au sein de leur catalogue, nous pouvons citer les livres suivants : Le faux soir, un récit de Denis Lapière dessiné par Christian Durieux, présentant le coup le plus audacieux de l’histoire de la presse clandestine, un pastiche du ‘Soir volé’ (géré par l’occupant nazi) diffusé à 60.000 exemplaires dans les kiosques. Résistance à la belge par l’éclat de rire ; Le travail m’a tué, un récit de Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande dessiné par Grégory Mardon, qui présente le parcours d’une victime du monde du travail ; La ZAD. C’est plus grand que nous, un récit de Thomas Azuélos et Simon Rochepeau dessiné par Thomas Azuélos, qui nous plonge dans les événements de la lutte contre la construction de l’aéroport à Notre-Dame des Landes ; Gaza 1956. En marge de l’histoire, de Joe Sacco, une enquête sur un massacre de la population palestinienne par l’armée israélienne ; Les meilleurs ennemis, de Jean-Pierre Filiu dessiné par David B., une histoire des relations entre les États-Unis et le Moyen-Orient ; Un printemps à Tchernobyl d’Emmanuel Lepage, un reportage sur les lieux de la catastrophe nucléaire survenue le 26 avril 1986, réalisé vingt-deux ans plus tard, jour pour jour ; Pierre Goldman, la vie d’un autre d’Emmanuel Moynot, présentant le demi-frère du célèbre chanteur français, militant d’extrême gauche et écrivain, assassiné le 20 septembre 1979 à Paris, un attentat revendiqué par un commando signant ‘Honneur de la police’ ; Johnson m’a tué, de Louis Thellier, un reportage au cœur d’une usine qui se bat contre sa délocalisation et le cynisme de ses dirigeants ; ou encore, déjà par Benoît Collombat, Cher pays de notre enfance, dessiné par Étienne Davodeau, une enquête sur les années de plomb de la Ve république.

Plus d’informations sur tous ces ouvrages, et bien d’autres, sur le site www.futuropolis.fr

L’exemple du « tournant de la rigueur »

L’ouvrage est dense, impossible dès lors de le décrire intégralement ici, mais nous pouvons évoquer, en guise d’exemple, un moment bien connu de l’histoire française de la fin du vingtième siècle.

Le chapitre intitulé Vive la crise ! nous plonge dans les années Mitterrand, ainsi que la législature précédant son élection durant laquelle a lieu en France le véritable tournant néolibéral, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing entre 1974 et 1981. Les auteurs et leurs nombreux interlocuteurs montrent comment « vont commencer à être démantelés, morceau par morceau, des circuits de contrôle de l’État, autour de la masse monétaire, du crédit… La plupart des banques sont alors publiques. Un ancien responsable de l’époque utilise l’image du barrage hydraulique. Il y avait à l’époque des barrages au sein des circuits de l’État pour contrôler les flux financiers. Puis, brique par brique, ça va se renverser. » (5)

Le message est clair, une partie de la population peut être sacrifiée, nul besoin de viser le plein emploi, leur ordre monétaire doit primer

Alain Supiot, juriste spécialiste du droit du travail, expose : « Il va y avoir une conversion du patronat français à l’ouverture à la concurrence internationale. Dans le cas français, c’est beaucoup plus long car il y a une structuration juridique de l’État social que les libéraux n’ont pas réussi à démanteler aussi rapidement qu’ailleurs ». Il prend alors en exemple un club de réflexion patronale dont les communications au Premier ministre Raymond Barre ne tarissent pas d’éloges, tout en glissant des conseils politiques majeurs. « La politique économique et financière menée actuellement est la bonne. Elle est dans le couloir des bonnes options. Cela ne marche pas si mal : contrôle de la masse monétaire et du budget, tout cela va dans le bon sens. En revanche, il est impossible de régler le chômage à court terme. Il ne faut pas y songer. Il ne faut surtout pas utiliser la politique conjoncturelle pour tenter d’enrayer le chômage ». (6) Le message est clair, une partie de la population peut être sacrifiée, nul besoin de viser le plein emploi, leur ordre monétaire doit primer.

D’un côté les gouvernements annoncent vouloir lutter contre le chômage, de l’autre leur politique augmente le nombre de chômeurs. © Collombat et Cuvillier - Futuropolis

Durant cette période, le programme de François Mitterrand est vu comme une catastrophe par les néolibéraux. En mai 1977, le futur président déclare : « Il y a une large part d’inflation préfabriquée par la politique internationale des plus grands groupes, en même temps que se développe une stratégie du chômage. Car à mesure que se développent les concentrations, que disparaissent de France, de nos petites villes, des usines qui appartiennent déjà à des capitaux étrangers, en même temps l’emploi s’en va. ». (7) Quatre ans plus tard il est élu et, dans le contexte français de l’époque, c’est une déflagration. Des années marquées, pour certains, par l’espoir d’un vrai tournant social dans la politique française. Le Parti communiste entre au gouvernement, le programme politique du président Mitterrand est marqué par ses discours de campagne avec en ligne de mire, notamment, la nationalisation des banques. En d’autres mots, le but est de permettre à l’État de reprendre la gestion financière de ce secteur économique primordial.

Les électeurs vont bien vite devoir déchanter. Si le début du mandat est marqué par une mise en place de promesses de campagne, pour donner des gages aux électeurs, très vite va arriver ce qui a été appelé le « tournant de la rigueur », qui verra se réaffirmer une nette vision néolibérale de la France. Toutes les coulisses de ce tournant sont décrites en détail dans l’ouvrage par les acteurs de l’époque. Dans la mise en place graphique des entretiens, nous voyons défiler les « visiteurs du soir », assistons aux manœuvres non officielles, aux jeux d’influence des milieux financiers, aux discussions d’un soir au restaurant… dont le but est d’infléchir durablement les décisions à la tête du pays. Nous rencontrons les conseillers de l’ombre, les économistes, les professeurs d’université qui, par leur influence sur les représentants politiques, vont construire le cadre idéologique français. Les promesses du candidat socialiste vont progressivement perdre leur substance, pour finir par être totalement niées. Un exemple : si 197 banques sont au départ concernées par le processus de nationalisation, à force de reniements la France se retrouvera avec… une seule banque à nationaliser !

Edith Cresson, éphémère première ministre française (du 15 mai 1991 au 2 avril 1992), plusieurs fois ministre sous la présidence de François Mitterrand, décrit dans le livre les discussions des gouvernants sur l’instauration de la monnaie unique. © Collombat et Cuvillier - Futuropolis

Le début de la présidence de Mitterrand ne sera finalement qu’un accident de parcours dans la mainmise des néolibéraux sur la France et, si c’est aujourd’hui évident, l’enquête des deux auteurs nous montre le processus précis menant à cette conclusion. À la fin de son premier mandat présidentiel, Mitterrand aura finalement parfaitement répondu aux attentes des bénéficiaires du tournant néolibéral, acté sous la législature précédente. Les auteurs nous montrent un document interne de la banque JP Morgan, datant du 23 octobre 1987, peu avant la réélection du président Mitterrand. « Quels sont les risques politiques ? En mai 1988 se tiendra la prochaine élection présidentielle en France ». (…) Si Mitterrand l’emporte, « il est improbable qu’on assiste à un retour au style socialiste de 1981. Je rappelle qu’en France c’est un gouvernement socialiste sous la présidence de François Mitterrand, qui a entamé la dérégulation et la libéralisation des marchés financiers en 1984 ». (8) La note de la banque se termine sur une absence totale d’inquiétude sur la poursuite de la « bonne voie », quel que soit l’élu de l’élection présidentielle à venir.

Un chapitre important réalise le même travail au sujet des étapes de la construction européenne, dès le départ un projet néolibéral

Si ce tournant de la rigueur n’est qu’un exemple d’un tout impossible à présenter ici, signalons cependant un important chapitre réalisant un travail pointu identique – rencontres avec des témoins-clés confortées par une riche documentation – au sujet des étapes de la construction européenne, dès le départ un projet néolibéral.

Rendre accessible l’Histoire

Benoît Collombat, journaliste, n’est pas un inconnu chez Futuropolis, il est déjà l’auteur d’un précédent ouvrage paru en 2015, Cher pays de notre enfance, dessiné par Étienne Davodeau. Il y rend compte des affaires politico-judiciaires françaises de la cinquième république, en partant de l’assassinat en 1975 du juge François Renaud, sur le point de révéler d’étranges procédés de financement de partis politiques. Ses dossiers disparaîtront et l’enquête n’aboutira jamais, celle-ci est en quelque sorte reprise par le journaliste, partant avec son dessinateur à la rencontre de témoins capables d’éclairer le lecteur sur les angles morts des gouvernements durant les années d’après-guerre. Il présente notamment en détail les agissements de la SAC – la Section d’action civique -, une association de soutien au général de Gaulle devenue progressivement le bras armé des basses besognes du régime, une véritable police parallèle. L’enquête, fouillée, mène à des constats dignes des régimes dictatoriaux.

Selon les mots de l’auteur, les deux ouvrages mènent en quelque sorte un travail complémentaire. Cher pays de notre enfance explorait la violence politique de la France, dans une époque où le politique avait encore la main sur l’économique et le financier, en partant à la rencontre d’anciens barbouzes ou de truands. Aujourd’hui, Le choix du chômage explore la violence économique de la France, à une époque où les clés du pouvoir ont été livrées au monde financier, en partant à la rencontre d’anciens acteurs-clés de la finance. Benoît Collombat désirait livrer, en quelque sorte, un véritable polar financier. « L’idée, en fait, c’est de réaliser une sorte d’enquête policière. À Damien Cuvillier, je disais que nous devions trouver les pièces à convictions, comme dans ce type d’enquête. Les pièces à convictions, ça veut dire retrouver les personnes qui ont vécu toute cette histoire-là, retrouver ces grands témoins, ces ministres, ces collaborateurs de ministres de l’économie, des directeurs du Trésor, des gouverneurs de la Banque de France, etc. C’est à dire les gens aux manettes de l’Histoire. Et de croiser ces témoignages avec ceux de sociologues, d’économistes, des philosophes, des juristes, pour essayer d’avoir un tableau d’ensemble. » (9)

Le bas de la page précédant celle-ci présente un discours du ministre français de l’économie, datant du 17 mai 2017 : « Dans une famille, on ne dépense pas plus qu’on ne gagne. Je souhaite qu’en France ce soit exactement la même chose ». Si l’ouvrage présente des éléments historiques, l’intention est également de connecter cette enquête à l’actualité, afin de comprendre les origines de la situation sociale catastrophique actuelle. © Collombat et Cuvillier - Futuropolis

Aux lecteurs qui auraient peur de la forme documentaire, et d’une éventuelle « lourdeur » du sujet, nous les rassurons de suite… Si l’enquête est rigoureuse et les informations très précises, la forme du livre est assurément choisie pour être vivante ! Oui, une bande dessinée, un art parfois encore considéré comme simple vecteur de délassement, peut offrir un moment agréable de lecture tout en permettant d’apprendre énormément sur des moments-clés de l’Histoire, afin de comprendre et décoder l’actualité. Les auteurs n’y apparaissent pas comme des « donneurs de leçon », le ton n’est nullement assommant et, si les intentions sont claires, les auteurs laissent aux lecteurs une marge de réflexion personnelle, sur base des faits exposés. « Nous n’avons pas de thèse, plutôt un point de vue sur une base archi-documentée, ce n’est pas tout à fait la même chose… Une thèse, ça voudrait dire qu’on part uniquement sur base de présupposés, nous en avons tous bien entendu, mais ce n’est pas notre démarche. Nous désirons vraiment nous plonger dans toute cette masse documentaire, recueillir ces témoignages et à la lisière de ces documents, nous avons un point de vue qu’on expose dans le livre, mais on ne l’impose pas au lecteur, on le laisse juge, on laisse la distance nécessaire… On dit d’où on parle, et ça c’est très important pour nous, les auteurs. On est justement là pour déconstruire des discours imposés à tout le monde, ce n’est pas pour en imposer au lecteur, il est assez grand pour se faire son opinion lui-même ». (10)

« Le choix du chômage a été fait parce qu’il sert notre système économique. Le but, c’est de transformer le plus possible les chômeurs en pauvres et en main-d’œuvre taillable et corvéable à merci »

Pour terminer, laissons la parole à Pierre-Edouard Magnan, délégué du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP). Il évoque le climat de harcèlement et d’infantilisation actuels, bien connu des chômeurs en relation avec les administrations belges (ONEm, Actiris, Forem, VDAB) qui tendent à leur faire endosser la responsabilité de notre situation économique contemporaine. « Le choix du chômage a été fait parce qu’il sert notre système économique. Le but, c’est de transformer le plus possible les chômeurs en pauvres et en main-d’œuvre taillable et corvéable à merci. C’est nécessaire au fonctionnement du système. S’il y avait le plein emploi, le rapport de force serait différent. Les conditions de travail seraient différentes, les salaires seraient plus élevés, le rapport de force avec l’actionnaire et l’employeur ne serait pas le même. Si on veut que les actionnaires continuent de gagner très bien leur vie, que les patrons continuent de ‘patronner’ tranquillement et si on veut que les salariés ferment leur gueule… Il faut beaucoup de chômeurs et de précaires ». (11) Sous ce phylactère, la plume de Damien Cuvillier nous montre… un livreur à vélo Deliveroo.

Le choix du chômage, assurément une pièce maîtresse de la bande dessinée documentaire à lire impérativement, pour décrypter le réel.

(1) Auteur de plus d’une trentaine de films de fiction – et quelques documentaires – depuis Poor cow (Pas de larme pour Joy) sorti en 1967. Nous pouvons citer entre autres classiques Family Life en 1971, Looks and smiles en 1981, Riff-Raff en 1990, Raining Stones en 1993, Ladybird Ladybird en 1994, Land and Freedom en 1995, Bread and Roses en 2000, The Navigators en 2001 ou son dernier film à ce jour, Sorry we missed you sorti en 2019. Ken Loach fait partie des quelques cinéastes à avoir reçu deux fois la Palme d’Or au Festival de Cannes, pour The Wind that Shakes the Barley (Le vent se lève) en 2006 et I, Daniel Blake en 2016. Ses citations sont issues de Le socialisme ou la mort ?, préface de l’ouvrage Le choix du chômage, pages 2-3, Futuropolis, 2021.

(2) Interview vidéo Benoît Collombat – Le choix du chômage, par la librairie Mollat. www.mollat.com

(3) Benoît Collombat et Damien Cuvillier, Le choix du chômage. De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, édité par Claude Gendrot pour Futuropolis, 2021, page 16.

(4) Le choix du chômage, op.cit., pages 29-30.

(5) Benoit Collombat : enquête sur l’histoire politique du chômage, France Inter, 18 mars 2021.

(6) Le choix du chômage, op.cit., page 55.

(7) Citation de François Mitterrand, France Inter, voir note 5.

(8) Le choix du chômage, op.cit., page 151.

(9) Interview vidéo de Benoît Collombat, par la librairie Kléber, disponible en ligne.

(10) Interview vidéo de Benoît Collombat, voir note 5.

(11) Le choix du chômage, op.cit., page 23.

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