chômage

Vider un étang avec une cuillère à café

Le projet « Territoire zéro chômeur de longue durée », venu de France, est un chant des sirènes pour nombre d’acteurs bruxellois, ainsi que pour quelques wallons. Décodage.

Le CSCE alerte, comme Circé avait jadis prévenu Ulysse du charme fatal des sirènes, que celui qui écoute leurs chants est perdu. L’expérimentation « Territoire zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) est menée depuis 2016 sur dix territoires français (cinq ruraux et cinq urbains ou semi-urbains). Le projet TZCLD a été élaboré en France par ATD Quart Monde (qui est dans ce pays une association bien plus grande que chez nous) au départ de trois credos :

1) personne n’est inemployable,
2) ce n’est pas le travail qui manque mais bien l’emploi,
3) ce n’est pas non plus l’argent qui manque puisque chaque année le chômage de longue durée entraîne de nombreuses dépenses et manques à gagner que la collectivité prend à sa charge.

Zéro honnêteté

En 2019 déjà, nous critiquions les aspects qui nous semblent contestables dans cette démarche. (1) Ces critiques et cet article restent largement d’actualité. Depuis, le projet de TZCLD rencontre, en particulier en région bruxelloise, une adhésion et un enthousiasme qui ne manquent pas de nous étonner. Qu’il s’agisse de son concept, de sa praticabilité, de son financement ou tout simplement de son intérêt, ce projet de soi-disant « Territoire zéro chômeur de longue durée » nous a laissé tour à tour dubitatifs, énervés, découragés et revendicatifs. Nous écrivons «  soi-disant » car de quoi est-il question ? Il s’agit de réduire le chômage d’une zone déterminée, une micro-zone en fait, par la mise sur pied d’une « Entreprise à but d’emploi » (EBE). L’EBE est l’employeur, sur un territoire donné, de chômeurs de longue durée qui décident de rentrer dans le projet. Or, pour qu’une démarche soit sincère, son nom doit correspondre au contenu. En décembre 2020, sans tenir compte de possibles nouvelles vagues de la pandémie de Covid-19, la BNB prévoyait une augmentation de plus de 100.000 chômeurs en Belgique. Il est clair que l’emploi et le chômage dépendent de la conjoncture économique générale et des politiques macro-économiques menées. Prétendre résoudre (« zéro chômeur ») le problème du chômage avec des politiques micro-territoriales revient à prétendre vider un étang avec une cuillère à café. Le nom trompeur du projet peut aussi poser problème pour les sans-emploi et faire naître de faux espoirs : les quelques personnes qui pourraient être engagées dans le cadre de l’expérience ne mèneront évidemment nullement à un territoire zéro chômeur, avec la concurrence entre chômeurs.euses candidat.e.s et la sélection que cela entraîne.

Il ne faudrait pas que la création de TZCLD devienne celle de TZDS, c’est-à-dire de « Territoires Zéro Droits Sociaux »

Zéro équité

Les organismes publics de placement ont notamment pour mission de créer un « marché de l’emploi », c’est-à-dire un lieu où chaque travailleur.euse peut être mis.e en relation avec un maximum d’offres d’emploi qui lui correspondent, afin de pouvoir valoriser au mieux ses talents. Faire de la résidence dans un quartier déterminé une condition sine qua non pour accéder à certains emplois est à cet égard problématique. Quelle légitimité y a-t-il à ce qu’une personne qui habite cinq cents mètres au-delà du quartier choisi soit à ce seul titre a priori exclue de l’accès à un emploi ?

Zéro effet sur la pauvreté

Théoriquement, l’emploi est une protection contre la pauvreté, mais qui n’est pas nécessairement suffisante. C’est notamment le cas pour une série de personnes qui travaillent avec de petits salaires, à temps partiel ou de façon intermittente, etc. Dès lors, en termes de dignité humaine, la question est moins l’emploi à tout prix que l’emploi qui permet de sortir de la pauvreté. Et donc il n’est pas émancipateur de travailler pour un revenu à peine supérieur à une allocation de chômage tout en restant pauvre. Oui au droit à l’emploi, mais à condition que cet emploi soit associé aux droits sociaux et aux rémunérations qui rendent cet emploi réellement émancipateur. Si les conditions salariales dérogent aux barèmes des secteurs d’activité et sont trop basses (comme c’est le cas pour les emplois TZCLD en France), la situation du travailleur avec emploi risque d’être à peine meilleure que celle qu’il vivait quand il n’en avait pas, et même parfois pire, en particulier pour les familles monoparentales (en France d’ailleurs ce sont surtout des hommes qui ont été engagés). L’impact sur la réduction de la pauvreté risque donc d’être infime et dépendra tant des critères de sélection (le recrutement sera-t-il ou non orienté vers les sans emploi qui ont déjà une allocation de remplacement ?) que du barème appliqué.

Zéro pertinence économique

Même si l’intention affichée est contraire, le risque de concurrencer des activités existantes et des emplois de meilleure qualité est réel, que ce soit dans le privé marchand, le non marchand ou le public, on a pu l’observer en France. Cela se fera d’autant plus facilement au détriment des personnes actuellement exclues du bénéfice des allocations que le financement du projet repose en partie sur « l’activation » de l’allocation du sans-emploi. Même si l’intention est de réserver un certain nombre de postes à des personnes privées de toute allocation, ce public qui devrait selon nous être prioritaire dans ce type de dispositif n’y aura sans doute accès dans les faits qu’à la marge. En outre, il est prévu qu’une part du financement du projet provienne du résultat de l’activité. Il y aura donc des impératifs de productivité qui ne seront pas nécessairement compatibles avec une logique d’insertion et pèseront aussi sur la sélection.

Zéro prise en compte des critiques syndicales

En France, la CGT a dressé un bilan cinglant de l’expérience : « Alors que les promoteurs de l’expérimentation TZCLD ont assuré que les emplois seraient « des emplois nouveaux, non concurrentiels », le CNTPEP relève que 80% des travaux effectués relèvent des compétences des agents territoriaux ou du tissu économique déjà présent localement. Ils forment donc directement une attaque contre les agents territoriaux de ces communes et accentuent la concurrence entre les salariés. » (2). Il s’agit soit d’une substitution au rabais d’emplois qui devraient être publics, soit de procurer à vil prix des travailleurs au secteur privé. Les conditions de travail et de salaires sont aussi dénoncées : « L’absence de conventions collectives conduit à une absence de grille salariale (donc d’évolution de carrière possible) ou d’évolution de salaire qui reste bloqué au SMIC horaire, quel que soit le niveau de qualification au moment du recrutement ou acquises pendant le contrat. L’absence de fiches de poste entraîne une flexibilité et une polyvalence imposées, qui conduit systématiquement à des entretiens disciplinaires voire des licenciements ».

Zéro droits sociaux

La qualité de l’emploi dépendra aussi de la commission paritaire dans laquelle le projet s’inscrirait, de la présence ou non d’une délégation syndicale forte et d’un encadrement à la fois compétent et conscient des spécificités de l’insertion. Il ne faudrait pas que la création de TZCLD devienne celle de TZDS, c’est-à-dire de « Territoires Zéro Droits Sociaux ». Or, la CGT nous dit : « Avec « Territoire zéro chômeur de longue durée », les « entreprises à but d’emploi » deviennent des entreprises qui ne servent plus au tremplin vers l’emploi comme annoncé, mais un lieu de non-droits sociaux, avec une exploitation d’autant plus sournoise qu’elle repose sur le matraquage médiatique qu’un retour à l’emploi n’aurait pas été possible pour ces travailleurs sans l’expérimentation ; et donc une exploitation d’autant plus brutale qu’elle s’exerce sans conventions collectives. »

Zéro orientation sociale

S’il y a une volonté de créer un nouveau dispositif de mise à l’emploi, il faut éviter de reproduire les écueils de l’expérience française. S’il s’agit d’un subventionnement pour une durée réellement indéterminée, n’est-il pas préférable de les réaliser via le dispositif ACS, que certains veulent parfois remettre en cause, et qui a le mérite de soutenir des associations existantes qui rendent des missions d’intérêt général ? En tout état de cause, il faudrait éviter de démolir le dispositif ACS pour financer un dispositif nouveau et à maints égards hasardeux. S’il s’agit d’un subventionnement pour une durée déterminée, qu’est-ce qui est prévu au terme de cette durée pour les travailleurs ?

De zéro à plus

Nous pensons que le dispositif pourrait avoir une pertinence par rapport à ceux déjà existants s’il est suffisamment ciblé sur les personnes qui pour le moment passent totalement en dehors de toute protection sociale. Il s’agit de personnes sans emploi, en âge de travailler, qui n’ont pas ou plus droit aux allocations de chômage et qui ne peuvent ou ne veulent pas s’adresser au CPAS. Il peut s’agir autant de jeunes qui n’ont jamais réussi à faire ouvrir leur droit aux allocations de chômage, de chômeurs exclus que de petits indépendants faillis. Nous plaidons depuis plusieurs années pour qu’un mécanisme d’aide à l’emploi ouvert à ces personnes soit créé, afin de leur permettre soit de reprendre pied sur le marché du travail, soit de travailler suffisamment pour ouvrir leurs droits sociaux, comme le dispositif « article 60 » (devenu « emploi d’insertion ») le permet pour les bénéficiaires du Revenu d’intégration. Tout le contraire du dispositif TZCLD qui, basant son financement notamment sur l’activation de l’allocation, ne privilégie pas ce public.

On peut enfin sedemander si actuellement le plus urgent pour Actiris est bien de lancer un nouveau dispositif calqué sur l’expérience française. Les budgets publics étant forcément limités, l’urgence est-elle de lancer le TZCLD ou de sauver les emplois et les entreprises existantes ? Le tissu associatif est sous pression et en mauvaise santé financière, la priorité ne serait-elle pas d’assurer une meilleure prise en charge par Actiris des coûts salariaux réels des postes ACS ? On permettrait ainsi de soulager les associations et de sauver l’emploi dans ce secteur. De nombreux indépendants sont menacés de faillite, notamment dans le secteur culturel et dans l’Horeca. N’est-il pas prioritaire d’aider à préserver ces vrais emplois existants grâce à des aides ponctuelles, plutôt que de créer de toutes pièces des « entreprises à but d’emploi » dont l’utilité sociale paraît factice et le coût s’étendrait sur un nombre d’années indéterminé ?

(1) Yves Martens, « Territoires zéro chômeur de longue durée : outil intéressant ou poudre aux yeux ? », 15 octobre 2019, www.revuepolitique.be

(2) CGT Chômeurs, « Note revendicative – Territoires Zéro Chômeur Longue Durée (TZCLD) », janvier 2020

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