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Une bavure isolée ? Non : une des pointes émergées de l’iceberg…

La mésaventure qu’a connue Anne Vergison et qu’elle nous relate dans les pages précédentes est tout sauf anecdotique, et encore moins exceptionnelle. Elle n’est que le reflet d’une violence policière de plus en plus banalisée, encore encouragée par les mesures d’ « exception » prises dans le cadre de la politique de prévention de la pandémie…

De jeunes et paisibles « maquisards », dans la tradition de la « désobéissance civile » et de la résistance non violente (Photo : Fabien Lafontaine)
De jeunes et paisibles « maquisards », dans la tradition de la « désobéissance civile » et de la résistance non violente (Photo : Fabien Lafontaine)

L’évacuation brutale de la ZAD d’Arlon, comme les répressions violentes de manifestations pourtant pacifiques, témoignent des progrès d’un « modèle » autoritaire, eux-mêmes boostés par les progrès de l’extrême droite, tant au niveau électoral que de son ascendant au sein d’une fraction non négligeable de l’appareil répressif d’État. Loin d’être une vulgaire bavure parmi tant d’autres, le fait même que cette arrestation violente, arbitraire et traumatisante se soit produite à Arlon, chef-lieu d’une province plutôt réputée pour son cadre bucolique, traditionnellement (c’est le mot) considérée comme un havre de verdure et de paix, où règne d’ordinaire une vie sociale et une gestion politique très « tempérée » et… policée, rend ces événements encore plus significatifs – et préoccupants !

Car, a priori, ce n’est vraiment pas là qu’on s’attendait à voir (et encore moins vivre, comme notre « héroïne », bien malgré elle) une telle « démonstration » de force… brute, totalement imprévue, injustifiée et disproportionnée, visant de jeunes et paisibles « maquisards » tout ce qu’il y a de plus non violents, et dans la foulée, des manifestants tout aussi pacifiques. Et surtout, cerise blette sur ce gâteau pourri, une simple citoyenne et « spectatrice », dont le seul tort est d’avoir pris des images de l’ « interpellation » archimusclée de l’un de ces braves protestataires. Alors que, comble de l’ironie, elle avait elle-même joué la « madame bons offices » avec le pouvoir local, précisément pour demander (et obtenir… croyait-elle), d’une part, une « tolérance » officielle pour le rassemblement en question, et d’autre part et préalablement, que l’évacuation de la « ZAD » locale ne tourne pas à l’ « invasion barbare ».

Une agression unilatérale et débridée

Quoi qu’il en soit, une chose était sûre : cette confrontation ne virerait certainement pas à « l’affrontement », car répétons-le, on ne le soulignera jamais assez, « en face », il n’y avait que de très calmes et « innocent-e-s » jeunes filles et jeunes gens, toutes et tous adeptes, eux, de l’écologie la plus douce. Et, au « pire » (plus exactement si le pire advenait), de la tradition de la « désobéissance civile » et de la résistance non violente, façon Mahatma Gandhi et Martin Luther King, ou du mouvement antiguerre (du Vietnam) aux Etats-Unis.

Alors que, inversement, la « chasse à l’homme » – et « à la femme » – dont ils ont fait l’objet au petit matin, a été d’une rare agressivité. Disons d’ailleurs plutôt la chasse aux filles et aux garçons, vu l’âge moyen des cette nouvelle génération de contestataires, animés par des sentiments et des valeurs tout ce qu’il y a de plus pacifistes, sympathiques et louables… A l’image des cortèges des « Jeunes pour le Climat », ou, une décennie plus tôt, des occupants de Wall Street et des Indignados de la Puerta del Sol.

Lesquels activistes peace and love , lors de cette rafle d’une rudesse effarante, se contentaient de faire barrage littéralement de leur corps, brandi symboliquement en guise de bouclier. Cela au nom du droit à une vie saine et « bonne », à l’épanouissement personnel et généralisé, et d’abord à la protection du monde vivant – humain, animal et végétal -, bref du biotope « commun » et vital. Quitte pour ce faire à défier à mains nues la toute puissance de l’argent fou et roi – en un mot, du Capital, prédateur, mortifère et suicidaire. Et de ses appuis politiques au niveau local.

Une nouvelle génération de contestataires, adeptes de l’écologie la plus douce, à l’image des cortèges des « Jeunes pour le Climat » (Photo : Didier Joannes)
Une nouvelle génération de contestataires, adeptes de l’écologie la plus douce, à l’image des cortèges des « Jeunes pour le Climat » (Photo : Didier Joannes)

Partenariat public-privé… d’humanité

Car, en l’occurrence, ce sont d’abord les « pouvoirs publics » qui sont à la manœuvre. D’abord via Idelux, une intercommunale, toute entière mise au service des entreprises privées et de la « croissance », à travers le sempiternel « partenariat public-privé » mercantile. Laquelle a décidé de livrer aux« libres » forces du marché un espace vert d’une très riche diversité environnementale, sacrifié sur l’autel de l’ « horreur économique » et du profit pour les uns, et pour les autres, de la « valorisation » de tout ce qui peut se vendre, pour renflouer les caisses du pouvoir local. Au nom du développement de « l’économie » (capitaliste ») et de l’emploi, alibi massue et commode pour toutes les dérives, et « donc » du tout à l’entrepreneuriat (privé, car bien entendu, lui seul peut pourvoir à l’une comme à l’autre), l’argent des contribuables sert une fois de plus de manière ouvertement assumée à « renforcer nos réseaux de prospection pour attirer de nouveaux investisseurs ». Cela, pour citer quelques-uns des axes et « objectifs stratégiques » du Plan 2020-2022 de l’intercommunale, « en poursuivant notre métier historique de vente de terrains », et en s’attelant à « poursuivre les constructions en cours », « développer de nouveaux projets », « gérer notre patrimoine immobilier de façon professionnelle en tenant compte des technologies contemporaines » (sic), et « accroître la maîtrise juridique en matière d’expropriation » (re-sic). Mais aussi à « accompagner la création de start-ups et la croissance des entreprises », « développer une nouvelle génération de parcs d’activité », ou encore « développer la filière agroalimentaire »…

Une intercommunale, toute entière mise au service des entreprises privées et de la « croissance »

Et ensuite, face à l’opposition déterminée mais bon enfant d’une partie de la population locale, soutenue par des sympathisants venus de villages voisins, mais aussi de toute la Wallonie et même des pays limitrophes, à travers la réaction de la majorité communale, qui n’a pas hésité à déployer un contingent tout à fait insensé de cow-boys (et girls) casqué-e-s et suréquipé-e-s, envoyé d’abord « nettoyer le terrain » de la ZAD. Puis, quelques heures plus tard, au centre de la ville, pour réduire à leur tour au silence les habitants, activistes et sympathisants, nouveaux « indignés » (avec ou sans majuscules) face à la liquidation manu militari de cette expérience « alternative » et inspirante. Et, dans un cas comme dans l’autre, à travers des « offensives éclair » organisées dans de véritables souricières. D’autant plus que, pour ce qui est du rassemblement, cette seconde et brusque charge a été lancée sans aucun motif, et sans préavis – mais pas… « sans bavure(s) ». Plus grave encore, en contradiction flagrante avec les engagements de « tolérance » du bourgmestre et du commandant de ces troupes de choc, qu’Anne Vergison avait, croyait-elle, acquis, quand elle s’était proposée pour jouer les médiatrices ! Ce qui ne l’a pas empêchée d’être prise elle aussi à partie dès son arrivée, pour partager le sort des autres incarcéré-es victimes de ce mauvais film… policier.

Un contingent tout à fait insensé de cow-boys casqués et suréquipés

Un contraste frappant (si on ose dire), entre une jeunesse dont le « crime » est de rejeter la dictature du néolibéralisme austéritaire et triomphant, et d’en appeler à une insurrection des consciences, ainsi qu’à la mobilisation des riverains… et le « pragmatisme » bien belgo-belge de nos élus « gestionnaires ». Un divorce qui, à la réflexion, s’avère aussi choquant que le déploiement puis le déchaînement de brutalité « légale » et inouïe, que cette « occupation »… des plus inoffensives s’est vue implacablement opposer – et sans doute pas étranger à celui-ci.

Aussi modeste puisse-t-il paraître, cet épisode, certes localisé et éphémère, est emblématique à plus d’un titre, justement en raison de la démesure dans la répression tous azimuts qui s’y est manifestée. Emblématique et symptomatique. Car la ZAD d’Arlon nous dit quelque chose de l’état de notre pays, et plus largement du monde, comme toutes les autres initiatives prises sous le même « sigle » et mot d’ordre des « Zones à Défendre » et à sauver. Des plus connues et médiatiques, telle la fameuse bataille de Notre-Dame-des-Landes, aux plus discrètes et méconnues, comme celle que menèrent naguère les étudiants du campus de la Plaine de l’ULB, contre un semblable « ratiboisage » d’une friche verdoyante, également pleine de vie et de variété biologique…

La ZAD d’Arlon nous dit quelque chose de l’état de notre pays, et plus largement du monde

« Monopole de la violence illégitime et disproportionnée »

Ce qui nous amène à notre conclusion quant aux leçons à tirer des tribulations de Madame Vergison, mais aussi de ses filles et de sa mère. Conclusion que, spontanément, notre témoin et interlocutrice nous lance, en forme de très lucide et inquiétante interrogation, et que nous avons reprise comme conclusion à cet entretien, tant elle nous semble pertinente. En effet, comme elle le relève avec acuité, l’ahurissante réaction des « forces de l’ordre » qu’elle a « provoquée » en faisant simplement usage de son droit, c’est-à-dire en tentant de filmer leurs débordements, en dit long sur le degré de « brutalisation » de notre société et du pouvoir. Et singulièrement sur celle, « aux ordres », des « gardiens de la paix », chargés par le pouvoir de mater les conflits sociaux, comme on l’a vu ces dernières années, des Gilets jaunes aux syndicalistes de combat, et des militants environnementalistes aux migrants et à leurs soutiens citoyens.

Une démesure qui se vérifie toujours plus, à tous les étages de notre démocratie… de plus en plus théorique, où les tentations autoritaires et liberticides se dévoilent et « démasquent » (la pandémie et le confinement ayant d’ailleurs permis toutes les dérives sous cet angle) dangereusement, jour après jour. Entre judiciarisation et criminalisation des militants, délégués, et mêmes de responsables de premier plan de la FGTB, à Anvers comme à Liège, traque des sans papiers, harcèlement des jeunes des quartiers, contrôlés (voire embarqués sans ménagement) « au faciès », ou coursés sur les plages du littoral où ils ont osé chercher une échappée belle à leur claustration dans des immeubles surpeuplés et des logements étriqués…

Idelux a choisi de ratiboiser une zone verdoyante, pleine de vie et de variété biologique (Photo : Fabien Lafontaine)
Idelux a choisi de ratiboiser une zone verdoyante, pleine de vie et de variété biologique (Photo : Fabien Lafontaine)

Culpabiliser les victimes pour mieux blanchir les coupables…

Des « interventions » tellement excessives qu’elles virent parfois à la tragédie, avec mort de femmes (Sémira, il y a deux décennies déjà) et d’hommes, jeunes (Lamine, Adil…) ou moins jeunes (Chovanek) et même d’une (petite) enfant (Mawda) – le plus souvent « étrangers », « de papiers » (ou au contraire sans), voire simplement « d’origine »…

Mais « pas que », comme le prouve l’exemple de la ZAD arlonnaise, avec sa mise à sac sauvage et gratuite, puis l’attaque injustifiable de la protestation démocratique et posée de simples habitants et sympathisants – paradoxalement venus au centre de la ville pour clamer leur « objection de conscience » contre cet emploi, abusif sur tous les plans, de la « force publique »… avant d’en faire eux-mêmes les frais ! Heureusement, ici, sans décès ni blessures graves, mais avec néanmoins un manque total de retenue et d’une quelconque déontologie. Et même d’un minimum de scrupules, n’hésitant pas après… coup, à recourir au mensonge et au « retournement de l’accusation » contre celles et ceux qui ont eu le seul tort de se mettre en travers de leur… ruée. Selon le « bon » vieux procédé policier, en vigueur depuis toujours sous toutes les latitudes, y compris dans nos contrées démocratiques, censément les plus attachées à « l’État de droit ».

Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?

Oui, Anne Vergison a raison : si une tranquille « mère de famille » (1) se voit traiter de la sorte, on n’ose imaginer ce qui attend celles et ceux d’entre nous qui sont engagés activement dans un ou plusieurs des ces combats. La saga du « survivaliste », même s’il n’a pas survécu à sa cavale, et néonazi Jurgen Conings (lire l’encadré), vient encore de nous le rappeler : ce n’est pas que dans les rangs de la police que les bruits de bottes se font entendre. Les forces armées aussi sont gangrenées par les idées, et même les hommes, de l’extrême droite, dont certains se préparent au pire. Et si une telle perspective peut faire légitimement frémir, cela exige surtout d’organiser une vigilance et une résistance immédiates, une « veille » permanente face à cette dérive et cette menace, à prendre très au sérieux.

La cavale du caporal cinglé : un solide coup de semonce.

Au cours de la chasse à l’homme dans le Parc national de la Haute Campine, plusieurs autres militaires « d’élite », aussi rompus à l’art de la guerre et des techniques commandos que ce Rambo du pauvre – mais pas fascistes ni complotistes, eux -, avaient livré spontanément leur témoignage dans la presse. Il y soulignaient, d’une part, le niveau non seulement d’infiltration, mais plus largement d’influence de l’extrême droite (pignon sur rue avec le Vlaams Belang, et/ou des groupes occultes et semi-terroristes type Blood and Honor), au sein des forces armées, dont beaucoup de membres étaient déjà fascisants voire fascistes « purs et durs », avant même de rejoindre celles-ci… et souvent de ce fait même !

Et d’autre part, ils prévenaient que, si Conings ne s’était pas donné la mort, fin de partie qui leur semblait la plus vraisemblable, l’autre seule hypothèse crédible était que, vu les évidentes complicités dont il avait pu jouir, il devait déjà être bien loin du terrain de jeu… « de piste » où on le recherchait vainement, et peut-être même exfiltré hors du pays. Mais, dans ce cas, qu’il fallait s’attendre à ce qu’il y revienne, pour mettre ses menaces à… exécution et frapper des cibles, civiles et anonymes (le plus probablement musulmanes, lui qui avait évoqué un attentat contre une mosquée), ou au contraire en vue, politiques ou médiatiques: ministres fédéraux (de la Défense, de la Santé…), experts du type Van Ranst et/ou autres virologues, épidémiologistes… « au choix ».

On peut certes se réjouir de ce que, parmi ces mises en garde et divers scénarios évoqués, ce dernier… « variant », le plus noir, ne se soit pas vérifié. Mais il n’y a pas lieu de pavoiser pour autant. Car on peut être sûr que l’homme a éveillé des vocations, voire inspiré des « copy cats », prêts à passer à l’acte : déjà qu’en quelques jours seulement, il a rassemblé sur les réseaux sociaux, et ensuite jusque dans les rues, un « fan club » décomplexé de plusieurs milliers de fascistoïdes en tous genres. Y compris de nombreux militaires affichant leur sympathie et admiration pour leur « héros ». Et il n’est pas sûr que nous ne nous en tirerons toujours aussi bien (façon de parler)… car cette ou ces fois-là, il se peut bien qu’eux… ils tireront. Sans hésitation, ni « sommation ».

(1) …qui est bien plus que cela : ce n’est pas nous qui réduirons cette très ancienne camarade à un tel rôle stéréotypé, même si, de fait, elle est très proche de ses filles, et de leur combat social, féministe, antiraciste et antifasciste, pour la défense des réfugiés et du droit d’asile…

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