dossier justice de la jeunesse

Ces jeunesses perdues

Le réalisateur Eric D’Agostino sait faire entendre la voix des damnés de la terre. En 2014, avec « La Nef des fous », il avait vécu aux côtés des internés de l’annexe psychiatrique de la prison de Forest. En 2020, il donne à voir la réalité de ces jeunes délinquants dont la justice de la jeunesse s’est « dessaisie » pour les renvoyer devant la justice pour adultes. Un documentaire coup de poing.

« Nos jeunesses perdues », film documentaire réalisé par Eric D’Agostino et coproduit notamment par Arte et la RTBF.

« Nos jeunesses perdues », c’est un uppercut à l’estomac. Nous voici, pour une petite heure d’une rare intensité, enfermés entre les murs de la section des « dessaisis » du centre de détention de Saint-Hubert.
Les « dessaisis », ce sont les jeunes multirécidivistes pour lesquels un juge de la jeunesse a estimé que les mesures de protection prises à leur égard dans le passé, dans le cadre de la justice de la jeunesse, ont été vaines. Si l’un de ces jeunes se représente devant lui, suite à un nouveau délit, et que le juge de la jeunesse estime ne plus pouvoir lui être utile, alors ce dernier se « dessaisit » du dossier, et le jeune est renvoyé devant la justice pour adultes, plus précisément devant la chambre des « mineurs dessaisis » du tribunal correctionnel.

A la prison de Saint-Hubert, dans la province de Luxembourg, une section est réservée douzaine de « déssaisis ». Cela ne veut pas dire qu’ils sont tous mineurs : il arrive souvent qu’au moment du déssaisissement, ces jeunes soient déjà majeurs . Mais pour « mériter » l’étiquette de « déssaisi », il faut qu’ils aient perpétré les actes qui leur sont reprochés avant l’âge de 16 ans. D’où, parfois, cette aberration : un jeune adulte, ayant commis un délit après sa majorité et ayant déjà purgé une peine dans une « vraie » prison pour adultes pour ce fait, peut, quelques années plus tard, se retrouver en situation de « déssaisi » pour un délit commis avant l’âge de 16 ans, et se retrouver ainsi dans l’aile spéciale des déssaisis. De quoi, parfois, lui rendre les choses bien incompréhensibles…

Quand la haine monte

Dalhad, sous mandat d’arrêt pour meurtre, viol et trafic de coke. Il y a Franco, enfermé là pour des vols à répétition. « Je regrette tout le mal que j’ai fait aux gens, assure-t-il devant une éducatrice. Je regrette que des gamins comme moi, des merdes, on rentre la nuit chez des gens qui ont travaillé toute leur vie et on leur prend des trucs. Mais j’ai jamais su comment arrêter ça. » « Maintenant, mes filles elles grandissent en solo, sans moi. Je les vois grandir, c’est pas ça, mais sans moi », lâche-t-il dans un filet de voix qui s’étrangle.

Fethi, 18 ans, a commis des vols avec violences avec circonstances aggravantes. « Ce fait-là, Madame, je l’ai avoué ou bien j’ai nié ? », demande-t-il avec candeur à l’éducatrice. Quand il ne suit pas des cours, dans sa cellule, pour décrocher un diplôme, il fume des cigarettes, souvent « améliorées ». Augustin, lui, évoque sa libération prochaine. « Mais honnêtement, m’sieur, je sens la haine monter en moi. Quand on déssaisit un jeune de 16 ans, on lui retire toutes ses chances ! Cela fait un an et demi que je suis ici pour des faits que j’ai commis quand j’avais 15 ans. J’en ai 21 ! Et ici, en vrai, il n’y a pas de psychologues : il n’y a que des tarés. »

« Pour les déchets, il y a un tri : les bouteilles, le carton, le papier, le plastique, et les vraies ordures. On ne peut pas tout mettre ensemble. Ici, tout est ensemble. Les vraies ordures comme le reste », lâche un jeune délinquant qui s’insurge de devoir au quotidien en côtoyer d’autres, qui ont commis des meurtres.

« Pour les déchets, il y a un tri : les bouteilles, le carton, le papier, le plastique, et les vraies ordures. On ne peut pas tout mettre ensemble. Ici, tout est ensemble. Les vraies ordures comme le reste. » 

Vont-ils récidiver ? C’est bien sûr la question que l’on se pose en visionnant « Nos jeunesses perdues » . Sans voix off, sans voyeurisme, avec une grande sobriété, le réalisateur ne juge pas ces jeunes cabossés. Il n’en fait pas non plus les victimes innocentes d’un mauvais karma.

Eric D’Agostino montre aussi la patience des adultes – assistantes sociales, psychologues, éducateurs.rices, responsables de la section des déssaisis de Saint-Hubert – dont le métier est d’encadrer et d’accompagner ces jeunes, dans un quotidien fait de frustrations toujours, de bruits et de fureurs parfois, d’intenses moments d’émotion et d’authenticité aussi. Ses images et les confidences qu’il a recueillis sont de fameux témoins : de la misère de ces damnés de la terre, et des dérives du système : « Qui tu es, toi, pour dire que je suis ‘‘hors normes’’, que je suis perdu ? » Témoins de ces « jeunesses perdues », autant que de notre échec collectif…

« Nos jeunesses perdues », film documentaire réalisé par Eric D’Agostino et coproduit notamment par Arte et la RTBF.
« Nos jeunesses perdues », film documentaire réalisé par Eric D’Agostino et coproduit notamment par Arte et la RTBF.

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