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Justice de la jeunesse : le fil est près de se rompre

On ne sort pas indemne d’un reportage dans le monde de la justice de la jeunesse. Pour ceux qui y ont affaire, comme pour ceux qui y travaillent au quotidien, l’enfer n’est jamais loin.

Cette image est initialement parue dans Axelle 224 (décembre 2019), pour illustrer le premier article de la série « Enfance et prise en charge des violences ». © Diane Delafontaine
Cette image est initialement parue dans Axelle 224 (décembre 2019), pour illustrer le premier article de la série « Enfance et prise en charge des violences ». © Diane Delafontaine

Celui ou celle qui tente une immersion dans l’univers de la justice de la jeunesse, doit être résistant.e aux chocs. Les situations sont tellement tragiques, désespérantes, sinistres, sordides parfois, qu’il faut avoir un tempérament résolument optimiste pour ne pas se laisser miner le moral. Ce que l’on y découvre, c’est un concentré de tout ce que la société produit de violence, d’exclusion, de fragilité, de détresse, de précarité. Ces enfants violentés, malmenés, négligés, ou simplement pauvres, et ces parents maltraitants, paumés, mal outillés, ou simplement pauvres, emportés dans un tourbillon infernal dont ils ne s’extrairont pour la plupart jamais, nous renvoient à la violence sociale et institutionnelle : quel est ce monde qui permet cela ?

La violence du choc

Pourtant, le monde, notre monde, permet cela. Et cette prise de conscience, brutale parce que confrontée aux faits les plus crus, constitue le premier choc asséné à celle ou celui qui ose une incursion dans ce domaine si particulier de la justice.

Ce choc s’accompagne d’une grande perplexité. Car dans cet univers-là, il n’y a guère de place pour les certitudes : tout le monde – les juges, l’administration, les institutions, les « référents » des jeunes, leurs proches, l’école, etc. – évolue, en permanence, sur un fil. Un fil si mince et si fragile que le moindre défaut d’estimation, la plus petite mauvaise interprétation du contexte, le plus petit retard dans l’exécution d’une éventuelle mesure prise par le juge ou par les institutions d’aide et de protection de la jeunesse, un couac dans l’accompagnement du jeune et de sa famille, bref, le moindre dysfonctionnement, peut produire des effets dramatiques.

Dans ces matières terriblement « humaines », le « droit », sa technicité et sa rigoureuse logique se brouillent et se muent en prise de risque, en pari. Les frontières entre « bien » et « mal », entre « coupables » et « victimes », entre « compétence » et « incompétence », entre « aide » et « contrôle », entre « autorité » et « empathie » sont ténues, floues, changeantes. Et rien de tout cela n’est rassurant : c’est tellement plus réconfortant de savoir avec certitude qui a raison, et qui a tort…

Il y a loin des intentions aux faits

La première loi sur la protection de la jeunesse date du 8 avril 1965. On voit apparaître la notion de l’intérêt supérieur de l’enfant et la volonté de responsabiliser la société face à la jeunesse « déviante », tandis que les textes précédents protégeaient exclusivement les intérêts de la société. La notion de mineurs en danger émerge, aux côtés de celle de mineurs délinquants.

Les droits de l’enfant constituent, eux, une notion encore plus récente : en 1989, la Convention internationale des Droits des Enfants – 196 pays signataires – couche noir sur blanc, au fil de ses 54 articles, ce qui constitue l’intégrité morale et physique des enfants.

En Belgique, le décret du 4 mars 1991 relatif à l’aide à la jeunesse retire au pouvoir fédéral les compétences en matière de protection de la jeunesse pour les confier aux Communautés. Il s’agit là d’une première avancée vers la voie de la déjudiciarisation : les maîtres d’œuvre du décret souhaitent que l’on apporte une réponse de plus en plus sociale, et de moins en moins judiciaire, aux difficultés des jeunes. Le maintien du jeune dans son milieu familial devient, en théorie, la priorité absolue. Mais cette belle intention – qui sera répétée au fil du temps avec toujours plus d’intensité, surtout du côté francophon – suppose d’énormes moyens, qui devraient être consacrés au renforcement de l’aide aux familles fragiles… lesquels ne suivent pas.

On peut lire, à l’article 1er alinéa 4 du Code Madrane de janvier 2018 : « Quiconque concourt à l’application du présent code est tenu de prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant ou du jeune et de respecter les droits et libertés qui lui sont reconnus. » C’est magnifique. Sur papier. Mais sur le terrain, les services, débordés, sont insuffisamment accessibles. Les dossiers s’accumulent, les enfants ne sont pas pris en charge, ou mal pris en charge, ou trop tardivement ; ils deviennent des numéros.

Preuve de la faillite des intentions préventives, de nombreux enfants entrés dans le système en tant que mineurs « en danger » deviennent des mineurs « délinquant ». La logique de protection doit primer sur la logique répressive ? Comment expliquer, dans ce cas, que les 5 Institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ) fermées, ces prisons pour mineurs, affichent inexorablement complet ?

Du bricolage, par manque de moyens

Le deuxième choc résulte de la prise de conscience de l’inadaptation des réponses et des aides que la société, la justice, les institutions, le monde politique proposent à ces jeunes et ces familles et désorientés. Un sentiment d’injustice, d’impuissance, de révolte, prend rapidement le pas sur l’ « objectivité » journalistique. Manque de moyens financiers, manque d’empathie, manque de personnel formé et outillé, manque d’outils à disposition, manque d’institutions adaptées, manque de places : le manque est partout, criant, scandaleux, révoltant. Le bricolage auquel sont contraints tous les acteurs de l’aide à la jeunesse est fatigant, énergivore et, surtout, totalement insuffisant à changer le cours des choses.

Mortelles incohérences

Le troisième choc, c’est la confrontation à la complexité institutionnelle, qui en rajoute à la complexité de la mission des juges et des autres intervenants, et contribue à l’opacité totale du secteur ainsi qu’à son illisibilité pour les justiciables : la justice de la jeunesse, de compétence communautaire, ne s’exerce pas de la même façon en Wallonie qu’à Bruxelles ou en Flandre. Un jeune ne bénéficiera pas de la même aide selon l’endroit où il réside : le juge de la jeunesse pourra éventuellement être le repère d’un jeune bruxellois, une sorte de « coparent », alors qu’il ne représentera qu’un rendez-vous annuel pour un jeune wallon. Un mineur délinquant allochtone bruxellois peut être placé en IPPJ à Saint-Hubert, où il ne comprendra pas un traître mot de ce qu’on tentera de lui expliquer. Le Code Madrane (1) versus l’ordonnance bruxelloise (2), complexes, incohérents, tellement imparfaits.

S’immerger dans le monde de la justice de la jeunesse, c’est être confronté à ceci : les batailles d’ego, les susceptibilités malmenées, les chasses gardées, la politisation de l’administration, le sentiment de supériorité des magistrats, le si peu de respect dans lequel se tiennent les uns et les autres. On est fatalement amené à s’insurger contre la lenteur de la justice, contre ces jugements jamais exécutés car, lorsqu’ils pourraient enfin l’être, la situation a tellement évolué que la réponse serait totalement inadéquate. C’est pleurer avec ces enfants placés en temps de Covid, que leurs parents ne peuvent visiter, c’est hurler contre ces liens qui se rompent, ces drames qui se jouent si jeunes, et qui s’imposeront pour la vie…

La perte de sens

« Parfois, mon métier m’apparaît vide de sens, et je me demande aussi comment font ces éducateurs, ces responsables d’institutions de placement pour mineurs, tous ces gens confrontés au quotidien à la grande misère de la justice de la jeunesse et à ses énormes failles, pour se lever chaque matin et se rendre au boulot », avoue un juge de la jeunesse du barreau de Liège. « Au mieux on sauve des jeunes, au pire, on leur évite de tomber plus bas », ajoute, plus optimiste, Tristan Liévain, avocat au barreau de Charleroi.
« Le pire, c’est quand je vois apparaître devant moi un jeune qui a manifestement besoin de soins psychiatriques, et que je suis obligée de le placer en centre fermé car rien n’est prévu pour une prise en charge rapide et efficace des mineurs fragilisés ou violents en souffrance psychique. Et dieu sait s’ils sont nombreux… », s’insurge cet autre magistrat.

Le pire et le meilleur

La justice de la jeunesse, c’est tout cela, et bien d’autres choses encore. Ces parents fragilisés que l’on n’écoute pas, ou si peu, et que l’on « aide » si mal. Ces parents incestueux qui répètent à l’infini ce qu’ils ont vécu eux-mêmes, et ces enfants bousillés, sans réparation possible, à moins d’un miracle. Ces travailleurs de terrain si peu outillés, si insuffisamment formés, si débordés. Ces institutions tenues à un protocole rigide de type managérial, tellement inadaptées aux soins de l’âme humaine et des blessures d’enfance. Ces magistrats échaudés, énervés, découragés parfois. La justice de la jeunesse, c’est tout cela. Et bien d’autres choses encore. Comme, parfois, ce gosse résilient, cette jeune femme si blessée et pourtant si vivante, si belle, si intelligente. Cette juge qui parle avec tellement d’enthousiasme et d’amour de « ses » gosses. Ces organisations qui se battent au quotidien, sur le terrain, sans perdre la foi, pour que les damnés de la terre soient écoutés, respectés, soutenus. La justice de la jeunesse, c’est tout cela : le pire. Et, parfois, le meilleur.

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