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Titres-services : qui profite et qui paie ?

Il ne peut y avoir aucun doute sur les gagnants et les perdants du système des titres-services. Au plus aisés vont les subventions, aux travailleuses vont les mauvaises paies.

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Si les travailleuses en titres-services sont actives dans ce secteur, c’est qu’elles y trouvent certains avantages personnels, et tout d’abord un salaire ou un complément de salaire, même si celui-ci reste très faible et insuffisant. Les promoteurs du système des titres-services vont plus loin et présentent volontiers celui-ci comme globalement bénéfique tant pour les aides-ménagères que pour l’ensemble de la société. Une affirmation mensongère, qui ne résiste pas à une analyse objective.

« On donnera à celui qui a »

Le système des titres-services mis en place en Belgique à partir de 2001 est un dispositif très particulier. Super subventionné, puisque 70 % du coût de l’heure de travail ménager est pris en charge par les pouvoirs publics, il bénéficie néanmoins essentiellement aux ménages ayant les plus hauts revenus. Ive Marx (UIA) et Dieter Vandelannoote (UIA) tiraient déjà ces constats en 2014 : « Avec plus de 150.000 travailleurs employés, le système belge des titres-services s’apparente à une success story. Cela n’a rien de surprenant si l’on considère le niveau extrêmement élevé de subventionnement de ce système. (…) les titres-services aboutissent surtout à subsidier le temps libre de ménages aux revenus relativement élevés. Le système semble donc être un exemple archétypal de l’effet Matthieu décrit par Deleeck dans le contexte de la politique sociale : initialement mis en place pour aider les plus faibles sur le marché de l’emploi, le système s’est avéré être un dispositif surtout favorable à la classe moyenne, voire au segment supérieur de la classe moyenne. (…) ». (1)

Déterminant pour les inégalités entre hommes et femmes

Ce système prend lui-même place dans un secteur très particulier et essentiel pour la structuration du marché de l’emploi, la répartition des richesses et la reproduction des inégalités selon le genre : celui du travail ménager (nettoyage, lessive, préparation de repas, courses quotidiennes…). Depuis au moins les années 1950, les féministes dénoncent l’inégale répartition du travail ménager entre les hommes et les femmes qui, non valorisé dans la sphère monétaire, conduit à une inégalité dans l’accès aux revenus et à une dépendance économique des femmes par rapport à leur conjoint. Si, depuis lors, les femmes sont massivement rentrées sur le marché du travail reconnu, l’exigence formulée en 1975 par Simone De Beauvoir d’une prise en charge « exactement de la même manière » par les hommes et les femmes des soins du ménage et de l’éducation des enfants (Lire l’encadré) est loin d’avoir été satisfaite.

Un service visant les hauts revenus

En 2013, selon une étude de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (2), le temps moyen consacré au temps productif un jour de semaine par les femmes et les hommes belges de plus de 18 ans était de 2h16 pour le travail rémunéré chez les femmes et 3h17 chez les hommes, de 3h17 pour les tâches ménagères chez les femmes et 1h57 chez les hommes, de 30 minutes pour les soins et l’éducation des enfants chez les femmes et 15 chez les hommes. Ces données varient selon les situations et notamment les classes d’âge, mais le constat global reste valable partout : les hommes travaillent en moyenne plus dans la sphère du marché du travail reconnu, tandis que les femmes prennent une plus grande part au travail ménager, qui ne donne pas lieu à une rémunération. On peut relever que, d’après cette même étude, l’explosion du secteur des titres-services entre 2005 (28.933 travailleuses) et 2012 (151.137 travailleuses) ne semble pas avoir bouleversé la donne au niveau du travail ménager et de sa répartition pour l’ensemble des Belges, puisque celui-ci a seulement diminué en moyenne de 9 minutes par jour pour les femmes et de 8 minutes pour les hommes. A cette inégale répartition des tâches ménagères correspond une inégale répartition du temps de travail rémunéré, et donc des salaires et des droits dérivés (pension, invalidité, chômage…). En 2021, 89,5 % pourcent des hommes salariés travaillaient dans le cadre d’emplois à temps plein et 11,5 % à temps partiel. Alors que les femmes salariées étaient seulement 58 % à travailler à temps plein, 42 % d’entre elles travaillant à temps partiel (3).

Un travail externalisé sans gain de productivité

Enfin, le travail effectué sous le régime des titres-services a la caractéristique d’être d’une nature qui lui permet d’être effectué directement par les usagers. En outre, son externalisation par le ménage et sa réalisation dans la sphère marchande n’apporte aucun gain de productivité. Au contraire, ces tâches semblent demander plus de temps pour être effectuées lorsqu’elles sont déléguées. Il suffit à cet égard de songer au temps de déplacement nécessaire pour se rendre au domicile du ménage. Hormis pour des publics spécifiques (personnes âgées et dépendantes), le travail effectué sous le régime des titres-services aurait pu être effectué par l’utilisateur lui-même et celui-ci ne choisit de l’externaliser que si son salaire horaire est supérieur au prix horaire auquel il paie l’aide-ménagère. André Gorz le relevait déjà en 1988 : « Le travail des hommes et femmes de ménage ne libère pas de temps à l’échelle de la société et n’améliore pas le résultat que les clients auraient eux-mêmes pu obtenir. Simplement, les serviteurs font gagner une ou deux heures de loisir par jour à leurs clients en travaillant une ou deux heures à leur place ». (4) En 2011, François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau précisaient : « La question des tâches ménagères est d’abord un arbitrage entre « faire » et « faire faire ». (…) La demande est rendue possible par l’écart entre le revenu des demandeurs et celui des offreurs : le prix de l’heure de ménage doit être inférieur au salaire horaire du client. Les inégalités de revenus sont nécessaires pour que ces services soient externalisés et non pas effectués « en interne » par les membres du foyer. Effectuons un rapide calcul : une heure de ménage coûte en moyenne 10 euros de salaire net, auxquels s’ajoutent les différentes cotisations sociales, soit un coût employeur d’environ 16,50 euros. Or une heure payée fait économiquement (à nouveau en moyenne) environ une demi-heure de travail domestique (si l’on se réfère à la fois aux entretiens réalisés avec des employeurs et aux données des enquêtes « Emploi du temps »). Donc pour gagner une heure, il faut bien en acheter deux, et dépenser 33 euros. La salariée, quant à elle, a dû consacrer au moins un quart d’heure de déplacement pour offrir une heure de travail effectif. Conclusion : la salariée vend une heure de son temps à 8 euros, tandis que pour son employeur cette heure « gagnée » revient à 33 euros, soit un rapport de 1 à 4. Ce calcul donne une idée du rapport interdécile minimal (le rapport entre le niveau de salaire des 10 % les moins payés et celui des 10 % les mieux payés) en termes de salaire horaire pour que les emplois domestiques se développent. On retrouve ces ordres de grandeurs dans les enquêtes qui étudient la demande de services domestiques » (5).

Un système qui suppose et renforce les inégalités sociales

Les chiffres de salaires cités datent d’il y a dix ans et concernaient la situation en France. Le même raisonnement serait cependant applicable aujourd’hui en Belgique. Il fait bien apparaître en quoi l’aide ménagère à destination des ménages valides ne peut qu’être structurellement ciblée sur ceux qui ont de hauts revenus et n’être prestée que par des personnes qui ont des revenus bas, et donc en quoi les considérables subventions publiques qui sont octroyées à travers le régime des titres-services bénéficient nécessairement pour l’essentiel aux plus riches. Les évaluations officielles effleurent ce sujet, en ne précisant pas à quel degré se situe la concentration de la consommation des titres-services dans les plus hauts revenus. On y trouve cependant des indications à ce sujet. Par exemple, les chiffres donnés par le dernier rapport d’Idea Consult concernant la Région de Bruxelles-Capitale indiquent qu’il y a, au sein de la population bruxelloise active de plus de 18 ans, proportionnellement huit fois plus d’utilisateurs de titres-services qui ont un salaire moyen journalier supérieur à 140 euros qu’il n’y en a dans la catégorie des ménages qui ont un salaire journalier moyen compris entre 80 et 100 euros (6). Ces données sont recoupées, dans la même étude, par celles qui concernent la répartition géographique des utilisateurs et des travailleuses. En 2020, les titres-services ont été utilisés par 11,6% de la population bruxelloise. Ce pourcentage était inférieur à 5 % à Saint-Josse et Molenbeek (communes pauvres), tandis qu’il était entre 20 et 25 % à Uccle, Woluwé Saint-Pierre et Watermael-Boisfort (communes riches). (7) Inversement, moins d’un 1 % de la population active des communes de Woluwé Saint-Pierre et Watermael-Boisfort travaillait dans le secteur des titres-services, pour entre 3,5 % et 4 % à Saint-Josse. (8)

24,8% en invalidité 14 ans après le début du travail en T.S.

Enfin, la même étude révèle l’ethnicisation de ce segment du marché du travail régional : « En comparant les Bruxellois actifs dans le dispositif des titres-services bruxellois selon leur origine, nous pouvons constater qu’ils sont majoritairement d’origine étrangère, que celle-ci soit issue de l’Union Européenne (58,7%) ou non (39,1%). Les travailleurs d’origine belge ne représentent ainsi que 2,2% des Bruxellois actifs dans le dispositif des titres-Services bruxellois. A titre de comparaison, les caractéristiques de la population active bruxelloise apparaissent plus équilibrées puisque 28,8% d’entre eux sont d’origine belge, 33,3% sont issus de l’Union Européenne et 37,8% ont une autre nationalité ». (9) La situation est également inverse de ce point de vue pour les utilisateurs, même si c’est de façon moins marquée : « près de la moitié (46,6%) sont d’origine belge tandis que 40,4% proviennent d’un pays de l’Union européenne et 13% d’un autre pays ». (10) En Région de Bruxelles-Capitale en particulier, la question du « pays d’origine » n’est donc pas neutre par rapport à l’emploi en titres-services et les rapports de domination et d’exploitation qui se nouent dans ce secteur ont non seulement une dimension de genre, une dimension de classe sociale mais également une dimension qui renvoie à l’origine géographique des personnes, aux flux migratoires, aux rapports post-coloniaux ou centre-périphérie.

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Un autre partage des tâches et du travail est possible

Le développement des titres-services s’inscrit en lien et de façon complémentaire avec une évolution particulière de la structure du marché du travail, qui a cessé de convertir les hausses de productivité en diminution de la durée hebdomadaire légale du travail. Alors que celle-ci avait été abaissée de 48h à 40 heures entre 1950 et 1975, la réduction de la durée légale du travail a depuis lors été bloquée, la dernière réduction de 39 à 38 heures intervenant en 2003. Le subventionnement public de l’externalisation d’une partie des tâches ménagères constitue donc une forme particulière de modalité d’intervention publique pour favoriser « l’équilibre entre vie privée et professionnelle ». Plutôt que de continuer à réduire le temps de travail hebdomadaire de tous, d’augmenter le temps disponible pour les hommes comme pour les femmes et de leur permettre ainsi de s’occuper de leurs tâches ménagères (ou d’augmenter leurs loisirs), le choix a été fait de faire baisser la pression du travail sur une partie de la population, la mieux nantie, en subventionnant l’externalisation d’une part de ses tâches ménagères, dans la cadre d’emplois sous-payés et dangereux pour la santé de celles qui l’effectuent. La poursuite de la réduction collective du temps de travail aurait été une alternative beaucoup plus favorable tant en termes d’égalité de la répartition des revenus et des tâches entres les femmes et les hommes qu’en termes de répartition égale entre les genres de la prise en charge des tâches ménagères, puisque lorsque ces tâches sont déléguées dans la cadre des titres-services, elle sont à 95 % effectuées par des femmes, elles-mêmes à 100 % sous-payées. La réduction collective du temps de travail serait également plus favorable aux aux travailleuses des titres-services, car elle s’accompagnerait de création d’emplois mieux rémunérés, dont une partie leur serait accessible, tandis que les titres-services les coincent dans un sous-statut, financièrement et socialement dévalorisé. Comme le relevait André Gorz : « Le travail de serviteur empêche ce dernier de démontrer, d’acquérir ou de développer des capacités supérieures. Le statut social subalterne dans lequel il est confiné sert à masquer ce fait et à attribuer le caractère subalterne de son travail à son infériorité congénitale. C’était là chose facile à l’époque où les serviteurs étaient recrutés dans les classes ou les peuples opprimés ; elle devient plus difficile quand ils ont des diplômes de l’enseignement secondaire ou supérieur ». (11)

De Beauvoir, 1975 : «  Que les hommes prennent part au soin du ménage de la même manière »

Il y a presque 50 ans, Simone De Beauvoir (1908 – 1986), auteure du Deuxième sexe (1949) et pionnière du mouvement féministe français, dénonçait le travail ménager comme un « travail non salarié, non payé », « non reconnu », « extorqué » aux femmes et les appelait à obliger les hommes à prendre part au soin du ménage et à l’éducation des enfants « exactement de la même manière que la femme ». Aujourd’hui, les femmes sont massivement rentrées sur le marché du travail salarié, mais l’égale prise en charge du ménage est loin d’être devenu une réalité.

De Beauvoir : « Si les femmes faisaient la révolution sur le plan du travail ménager, si elles le refusaient, si elles obligeaient les hommes à le faire avec elles, si ce travail n’était plus ce travail clandestin auquel elles sont, je dirais, condamnées – parce que je trouve que mener cette vie à longueur d’années et de vie, sans rien de productif, c’est vraiment une condamnation – eh bien, si ceci était changé, toute la société en serait bouleversée. (…) Je crois qu’une des clés de la condition imposée à la femme, c’est ce travail qu’on lui extorque, un travail non salarié, un travail non payé qui lui permet tout juste d’être entretenue plus ou moins luxueusement, plus ou moins misérablement par son mari, mais dans lequel il n’y a pas de fabrication de plus-value, dans lequel la valeur d’apport du travail n’est pas reconnue. Et ça, c’est très important. En 1955, on a fait des statistiques : pour 45 milliards de travail salarié en une année, en France, il y avait environ 46 milliards de travail ménager, donc non rétribué. Ce travail ménager, pour une ouvrière qui a plusieurs enfants et qui a peu d’argent, est un travail extrêmement fatigant. […] Il faudrait que les hommes prennent part au soin du ménage et à l’éducation des enfants exactement de la même manière que la femme. Il faudrait qu’ils partagent toutes les tâches. (…) La femme de son côté est tellement persuadée qu’être une vraie femme c’est de laisser le mari travailler, que souvent elle l’accepte. Quelquefois, elle est divisée. On lui donne tellement mauvaise conscience si elle veut à la fois travailler et avoir son foyer et ses enfants que cela devient souvent très difficile pour elle. Encore que ce soit loin d’être impossible, mais on lui donne mauvaise conscience, on lui dit qu’elle n’est pas assez à la maison avec ses enfants, et elle accepte. Pour moi l’essentiel, quelles que soient les difficultés, c’est d’avoir l’indépendance économique, même si elles doivent le payer assez cher, et je sais qu’on leur fait payer très cher, puisqu’on leur imposera en même temps d’avoir le soin de leur intérieur. Mais c’est la première condition pour avoir une indépendance morale, mentale, parce que sans ça elles sont obligées de penser de la manière dont elles vivent, c’est-à-dire d’avoir les idées de leurs maris, de se soumettre aux caprices, aux désirs de leurs maris, etc. Elles sont obligées à rester avec leur mari, même quand elles ne tiennent plus à lui (…) » (TF1, Questionnaire, 1975).

Ni sauvées du travail au noir, ni durablement à l’emploi

Un des enseignements des dernières évaluations officielles est en effet que, contrairement à une idée sous-entendue plus ou moins ouvertement par les promoteurs du système, qui justifient par là même les mauvaises paies, les travailleuses en titres-services ne sont pas « bonnes qu’à ça », sans aucune qualification et vouées à travailler au noir ou au non-emploi si « l’opportunité » du travail en titres-services ne leur était pas « offerte ». L’évaluation réalisée en Wallonie par Idea Consult indique, tout d’abord, que l’idée que les femmes qui travaillent en titres-services sont dépourvues de diplôme est largement fausse. Moins d’une sur dix n’a pas poursuivi sa scolarité au-delà de l’enseignement primaire, 34 % ont au plus un diplôme de l’enseignement secondaire inférieur, 40 % ont au plus un diplôme de l’enseignement secondaire supérieur et 6,5 % de ces travailleuses ont un diplôme universitaire ou de l’enseignement supérieur, tandis que 8,8% détiennent un diplôme d’autre type (généralement un diplôme étranger non validé par une équivalence en Belgique). (12) La même étude indique également que « Lorsqu’on s’intéresse, à la situation professionnelle antérieure des travailleurs du dispositif des titres-services wallons, nous constatons que 61,3% déclarent qu’ils étaient déjà à l’emploi avant d’intégrer le dispositif. Plus précisément, 57,9% étaient salariés, que ça soit dans le secteur du nettoyage (pour 21,3% des répondants) ou dans un autre secteur (pour 36,6% des répondants) alors que 3,4% travaillaient en tant qu’indépendant. Ce résultat est quelque peu interpellant quand on considère que l’un des objectifs du dispositif est d’offrir un travail à des personnes éloignées du marché de l’emploi » . (13)

Enfin, sur base des déclarations recueillies par l’enquête d’Idea, il apparaît que seuls 2,5% des répondantes actives dans le secteur travaillaient préalablement au noir comme aide-ménager et 0,8% travaillait au noir mais pas en tant qu’aide-ménagère (0,8%). La même étude présente également l’évolution de la situation en 2019 des Wallonnes qui avaient commencé à travailler dans les titres-services en 2004 : quatorze années plus tard, 26,8% d’entre elles travaillaient encore dans ce secteur, 23,8% travaillaient dans un autre secteur tandis que… 24,8% étaient en invalidité . (14)

Un renvoi massif et de longue durée vers l’invalidité

Maintenant qu’un certain nombre de travailleuses a déjà passé plus de dix ans dans le régime des titres-services, les conséquences désastreuses (dont les troubles musculo-squelettiques) à moyen ou long terme des conditions d’exercice du métier sur la santé des travailleuses apparaissent donc de plus en plus nettement . Vu la croissance, année après année, du nombre de travailleuses renvoyées vers le régime d’invalidité à long terme, il n’est pas impossible que, dans les prochaines années, le nombre de travailleuses en invalidité suite à leur travail en titres-services dépasse celui des travailleuses actives du secteur. Les rapports officiels multiplient les publications de chiffres qui objectivent ce désastre sanitaire et social : « 65,3% des travailleurs estiment que leur santé s’est (fortement) dégradée depuis leur entrée dans le dispositif titres-services » (15), « la croissance observée sur les dernières années de la proportion de Wallonnes passés par les titres-services qui sont en incapacité de travail est encore plus inquiétante quand on considère que seulement 15,7% retrouvent l’emploi après un an, 22,2% après 5 ans et 23,1% après 10 ans ». (16) Au point que ces rapports commencent à exprimer des doutes par rapport à la viabilité du système : « une proportion de plus en plus importante d’aides-ménagères titres-services voient leur santé se dégrader dans le temps et se retrouvent, de ce fait, en incapacité de travailler. Il apparaît essentiel, si pas urgent, de proposer des solutions pour éviter que le dispositif des titres-services ne mène un nombre trop important de Wallonnes, non pas vers un emploi stable et de qualité, mais à se retrouver dans des situations d’invalidité avec peu de perspective de retour à l’emploi à temps plein ». (17)

Des travailleuses sous-payées

L’exploitation, la non-reconnaissance sociale des travailleuses en titres-services et leur assignation aux marges du marché du travail s’exprime dans leur très faible niveau de rémunération. Celui-ci est l’effet combiné de trois éléments : une grille barémique qui offre une très mauvaise rémunération horaire, une présence massive du temps partiel et une partie du temps de travail non rémunérée. Idea consult indique : « En termes de salaire horaire, un travailleur titres-services domicilié en Région wallonne gagne en moyenne 12 € de l’heure en 2020 » (18) et précise que « compte tenu de la moyenne hebdomadaire de 18 heures de travail en 2019, le salaire brut mensuel d’un travailleur titres-services wallon s’élevait à 850 euros en 2019. Ce montant apparaît comme très faible au regard du salaire mensuel brut moyen en Wallonie qui était de 3.383 euros en 2018 selon l’IWEPS et du seuil de pauvreté fixé en 2019 à 1.187 euros pour un isolé et 2.493 euros pour un ménage wallon ». (19) La situation apparaît à peine meilleure à Bruxelles où, en 2019, le temps de travail rémunéré était en moyenne de 22,9 heures par semaine : « en termes de salaire horaire, un travailleur titres-services domicilié à Bruxelles gagne en moyenne 12,10 euros de l’heure (…) L’équivalent en salaire brut mensuel d’un travailleur titres-services bruxellois est toutefois estimé à 975 euros, ce qui est bien en deçà du seuil de pauvreté ». (20) Le temps de travail hebdomadaire moyen plus long en Région de Bruxelles-Capitale, qui génère une rémunération plus importante, s’explique sans doute par des temps de déplacement plus courts entre deux prestations car, c’est une spécificité du secteur des titres-services, ce temps de déplacement entre deux lieux de travail dans une même journée n’est pas rémunéré. Il constitue donc une forme de travail presté gratuitement par les travailleuses. Idem, l’adaptation des horaires aux variations de la demande des usagers est à leur charge.

Des travailleuses "kleenex", pas chères et jetées après usage

 En Wallonie « pour 21% des travailleurs, le salaire varie tous les mois, alors qu’il varie souvent pour 25,4% d’entre eux, que ce soit pour effectuer des remplacements ou encore pour répondre à des demandes ponctuelles des utilisateurs (…) un tiers des travailleurs déclare que leur entreprise utilise (très) fréquemment des avenants au contrat et un autre tiers que c’est parfois le cas ». (21) Les heures supplémentaires prestées ne donnent pas lieu à une majoration du salaire horaire et les travailleuses doivent elles-mêmes assumer une perte de revenu lorsque la demande d’heures supplémentaires diminue. En outre, la difficulté ou l’impossibilité de travailler à temps plein vu la pénibilité du métier, en particulier sur une longue durée, ne fait l’objet d’aucune prise en charge collective. L’horaire de travail légal théorique (sur base duquel sont calculés les droits dérivés) reste de 38 heures semaine, la pension reste fixée à 67 ans, il n’existe pas de régime spécifique de prépension, pas de jours d’octroi de jours de congés supplémentaires liés à l’âge, pas de fonds sectoriel améliorant l’indemnisation de l’invalidité, pas de reconnaissance des maladies professionnelles, etc. Alors qu’il est établi que l’exercice de leur métier détériore la santé des travailleuses en titres-services, les employeurs n’offrent à peu près aucune indemnisation pour ce préjudice, dont les conséquences reposent alors sur les épaules des travailleuses elles-mêmes. Même les rapports officiels en pointent des conséquences dramatiques : « nous avons vu un trop grand nombre d’aides-ménagères qui reprennent du service avant d’être pleinement guéries car elles ne peuvent se permettre de vivre avec, plus ou moins, 60% de leurs revenus contractuels ». (22)

Les plus pauvres paient, les plus riches profitent

Le système des titres-services produit donc du travail ménager à bas prix et des travailleuses « kleenex », pas chères, jetées et remplacés par une autre après usage. Mais, à la différence des mouchoirs en papiers, il s’agit d’êtres humains et l’organisation du système repose entièrement sur l’organisation et le soutien des pouvoirs publics. Qui en profite et qui en paie le prix ? La réponse est dénuée de toute ambiguïté. Ceux qui profitent des titres-services, des bas salaires et des subventions publiques de 70 %, ce sont les utilisateurs, massivement concentrés parmi les ménages qui ont les plus hauts revenus. Ceux qui en paient le prix, ce sont tout d’abord les contribuables qui financent ces subventions régionales à travers les différentes formes d’impôts (IPP, TVA, etc.), et en particulier la moitié des contribuables qui ont les plus faibles revenus, qui financent le dispositif mais n’en bénéficiant pratiquement pas. Celles qui en paient le prix, ce sont ensuite les travailleuses en titres-services elles-mêmes, qui prestent un travail sous-payé, si pas gratuit, qui les enferme dans la pauvreté, dégrade leur santé et, à terme, les renvoie massivement vers l’invalidité, en les excluant du marché du travail. Celles qui le paient, ce sont enfin- globalement les femmes, qui subissent la persistance, organisée par ce dispositif, de l’inégale répartition avec les hommes du travail ménager. Est-ce cela le projet de société que nous souhaitons que les pouvoirs publics régionaux promeuvent par leurs subventions ?

(1) Ive Marx (UIA) et Dieter Vandelannoote (UIA), Revue belge de Sécurité sociale, 2eme trim 2014, p. 189.

(2) Ignace Glorieux et Theun-Pieter Vantienoven (VUB) pour l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Gendre et emploi du temps. (Non-)évolution des stéréotypes de genre 1999, 2005 et 2013. (2016), p. 14.

(3) Statbel, Le travail à temps partiel, enquête sur les forces de travail (2022)

(4) André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, (1988), p. 175.

(5) François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité (2011).

(6) Valsamis, Brolis et alii (Idea Consult), Évaluation du dispositif des titres-services pour les emplois et services de proximité en Région de Bruxelles-Capitale en 2020 (2021), p. 56

(7) Ibid, p. 48.

(8) Ibid, p. 32

(9) Ibid, p. 39

(10) Ibid, p. 52

(11) Gorz (1988), p. 176

(12) Brolis et alii (Idea consult), Évaluation du dispositif des titres-services wallons, 2018-2020 (2022), p. 45

(13) Ibid, p. 118

(14) Ibid, p. 130

(15) Ibid, p. 144

(16) Ibid, p. 146

(17) Ibid, p. 181

(18) Ibid, p. 168

(19) Ibid, p. 81

(20) Valsamis, Brolis et alii (2021), p. 147

(21) Brolis et alii (2022), 168

(22) Ibid, 186

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